Dans un numéro sur le territoire dans le cadre d’une revue militaire, il est difficile de ne pas s’interroger sur l’étrange statut d’un territoire aux frontières symboliques, au statut de cité-État, à l’identité de capitale sans pouvoirs autres que spirituels, d’un État intégré à un autre État, d’un chef dont le pouvoir rayonne au-delà de son « territoire » plus que n’importe quel chef d’État au monde. Cette spécificité, qui date de près d’un siècle (accords de Latran de 1929), ouvre à la notion de territoire un espace de réflexion inattendu.
Pour gagner le Vatican, on entre dans Rome. Le cas n’est pas rare d’États auxquels on accède discrètement et dont on sort inconsidérément. Ici, la chose est singulière. Le Vatican est à la fois un État ouvert et un État fermé. Le touriste qui emprunte la via della Conciliazione et, franchie la place Pie XII, se retrouve sur la place Saint-Pierre que scandent, à cette extrémité, des chaînes basses entre des bornes de travertin, avec des points de passage symboliques, sait-il qu’il est entré au Vatican ?
C’est en général en exhibant un document d’identité et en se prêtant à un contrôle de bagages que le voyageur se persuade de pénétrer en territoire étranger. Et si ces formalités s’accomplissent en chemin, comme c’est le cas dans un train, le touriste, en arrivant à destination, constate sa qualité d’étranger à l’architecture qu’il regarde, à la langue qu’il entend, même aux inflexions de sa propre langue si elle est internationale, à la taille, aux vêtements, au teint, au rythme des habitants parmi lesquels il s’insère. On rentre dans un État par un poste frontière, par un port, par une gare, par un aéroport, mais exceptionnellement par une place ou par des portes.
Or les frontières du Vatican et de l’Italie sont d’une subtilité rare : inscrites dans une convention bilatérale, elles relèvent à la fois, pour emprunter une comparaison éclairante à la linguistique, de l’infinitif du verbe, c’est-à-dire d’un état, et de sa conjugaison, c’est-à-dire des formes personnelles. Et l’infinitif qui caractérise ces frontières est celui du verbe le plus usuel : en l’occurrence l’auxiliaire être, qualifié par l’adjectif le plus chargé de l’histoire des trois derniers millénaires : romain. Elles expriment dans le contexte idéologique et culturel du xxe siècle cette grande difficulté de l’Occident engendré par le « Tu es Petrus » et le martyre de Pierre à Rome : « être romain », pour une collectivité qui a le choix de la personne à laquelle conjuguer l’expression.
Le touriste qui entre au Vatican n’est conscient d’avoir pénétré dans l’État dont l’évêque de Rome, souverain pontife de l’Église universelle, est souverain, que si sa culture, sa religion, sa foi l’ont pénétré de cette réalité avant même d’arriver à Rome. S’il franchit le pont Saint-Ange à une heure matinale et, passé sur la rive droite du Tibre, se laisse aller vers la basilique Saint-Pierre un jour ordinaire, et s’il arrive là au terme d’un séjour méthodique qui l’a conduit à organiser ses visites en commençant par la Rome antique et à pérégriner, par voie de conséquence, sur les collines et entre les collines du centro storico, montant et descendant le cours de l’histoire imbriquée, au sens architectural du terme, sur les places, dans les palais, les églises et les citations de la Ville, il aura l’impression de pénétrer sur une place qui lui est familière, avec des fontaines, un obélisque, une colonnade, et de regarder la façade d’une église qui ressemble à celle d’un palais, certes plus imposante et assurément monumentale. Il a appris que Rome a connu une remarquable vitalité à l’âge classique. En voilà un exemple supplémentaire. Pourquoi se sentirait-il ailleurs qu’à Rome ?
S’il fait le même trajet un mercredi matin vers la fin de la matinée, l’embouteillage des rues, l’alignement des cars via della Conciliazione, le conduiront à chercher les motifs d’une telle animation. Il apprendra que c’est le jour d’audience, c’est-à-dire le jour où le souverain pontife parle à qui veut l’entendre. À l’entrée de l’aula Paul-VI, où son goût d’être inclus l’amène, il constatera qu’il faut être muni d’un billet d’audience, lequel est la chose du monde la plus facile à obtenir, mais qu’il faut posséder. Raison de place, donc d’ordre. Et aux beaux jours, comme l’audience se déroule sur la place Saint-Pierre elle-même, il ne pourra guère pénétrer sur celle-ci et, en aucun cas, entrer dans la basilique.
Le catholique, le protestant, le musulman, le bouddhiste, l’athée, l’agnostique et l’anticlérical découvrent ainsi une même réalité : l’existence d’un État au travers d’une manifestation qui, à première vue, relève davantage d’un phénomène de cour ou d’une cérémonie publique restreinte à certains cercles que d’une expression culturelle nationale. Certes, un Français sait que, au jour d’une réception à l’Élysée ou à Versailles à l’occasion de la visite d’un souverain étranger, il existe des raisons à être convié et, qu’au mieux, il peut jouer le badaud, si le cœur lui en dit d’apercevoir la reine d’Angleterre. Mais il s’agit d’exceptions. L’Élysée est la résidence du président de la République. Son histoire est intéressante. Mais il est convenu par la nation qu’il n’est pas souhaitable, pour le bien de l’État, que les Français puissent déambuler librement dans les appartements et les bureaux. Ce bien public est réservé à l’exercice du gouvernement, qui a droit à un espace propre et à un espace privé liés à la fonction. Et la fermeture de Versailles est exceptionnelle. Pour assister à une audience, pour participer à une célébration eucharistique, il faut l’avoir décidé après avoir pris mesure de l’information, qui est publique, et s’être prêté aux démarches nécessaires. Les frontières du Vatican relèvent d’une initiation, dont les règles essentielles sont définies par la conception liturgique qui régit l’État, c’est-à-dire une conception rigoureuse des rapports entre le sacré et le profane dans le temps. Elles n’appellent pas au respect sous contrôle. Elles appellent au respect intérieur, avec des degrés très finement gradués.
C’est pourquoi les frontières de l’État de la Cité du Vatican ne suscitent aucune surprise tandis que les limites opposées par cet État à la liberté de mouvement provoquent un étonnement permanent qui est riche d’enseignements. Le touriste qui, à une heure matinale d’un jour ordinaire, a gagné la place Saint-Pierre et est entré dans la basilique sans imaginer qu’il pénétrait dans un État – au mieux son guide lui aura fait savoir que le pape habite au Vatican –, est sujet à une grande surprise s’il décide de se rendre à la chapelle Sixtine par le chemin le plus évident à son sens. Il se présente à la porte de Bronze, à gauche en sortant de la basilique, à l’extrémité de la colonnade du Bernin. En haut des marches qui conduisent à ce chemin logique, contre les ventaux ouverts d’un point de passage dont le nom résonne à son imagination comme un appel à un prompt triomphe de sa curiosité, il trouve deux gardes suisses qui ne lui ouvriront le passage qu’à condition de justifier qu’il se rend partout ailleurs qu’à la chapelle Sixtine, s’il est simplement touriste. La porte de Bronze est une simple porte qu’on franchit aisément sur la confiance, au passage d’un rendez-vous fixé avec un cardinal ou un minutante, confirmé ensuite par téléphone ou auprès de la personne sollicitée ou de son secrétaire, et en aucun cas sur la logique d’un raccourci. Pour gagner la chapelle Sixtine, le touriste devra opérer, nonobstant la pluie, le froid ou la canicule, un long détour et emprunter, passée l’entrée aménagée pour les musées du Vatican, l’un des quatre itinéraires proposés au temps dont chacun dispose. Aux yeux du non-initié, ce trajet revêt l’absurdité qui consisterait, dans Paris, à obliger quelqu’un à passer par la place de la Concorde pour gagner l’entrée du Louvre alors qu’il se trouve au Palais-Royal.
- Rome et le Vatican
L’exiguïté du territoire de l’État de la Cité du Vatican ne constitue pas, comme on pourrait le croire, la seule explication à ces multiples étonnements. Non plus que la progression géométrique du tourisme dans un monde où le séculier domine le sacré, dont il résulte que tout pèlerin est aussi un touriste et qu’un événement aussi propre à l’Église romaine que l’année sainte a des effets sur Rome et même sur l’Italie tout entière qui n’ont plus rien à voir avec les grands mouvements migratoires du Moyen Âge et de l’époque classique, quand Rome était la capitale de la Chrétienté et le souverain pontife le maître d’une partie de l’Italie.
À bien considérer les choses, on doit dire, et ce n’est pas un paradoxe, que le Vatican a été parfaitement perçu comme un État du pape dans la période où celui-ci était retiré sur un territoire appelé le Vatican dans lequel il s’affirmait prisonnier, c’est-à-dire entre le 20 septembre 1870 et le 11 février 1929. Le Vatican fut à cette époque un non-État. Qu’ils fussent intransigeants ou libéraux, les catholiques qui se rendaient en Italie en pèlerins ou en interlocuteurs du pape savaient qu’ils gagnaient Rome pour y rencontrer le chef d’une Église en position contestée. Il y avait un point d’honneur, sollicité par le Saint-Siège lui-même, en particulier à l’égard de personnalités emblématiques comme les chefs d’État, à ignorer la Rome capitale de la monarchie italienne. Là encore, la fonction était de l’ordre de la conjugaison. Mais l’attitude revenait à prêter appui au rappel qu’il n’existait qu’un infinitif : être romain, c’était être catholique romain.
Le Vatican, qui n’existait pas, qui n’était pas un État, qui n’« était » pas tout simplement, parce que le souverain pontife avait décidé qu’il ne pouvait être qu’un point d’appui pour le Saint-Siège en attendant la reconquête du monde par l’Église, était en réalité parfaitement visible, aux yeux de tous : prison, cité tolérée, territoire aux confins indécis, il était une autre Rome, que l’Italie le voulût ou non. La vraie Rome aux yeux des uns. La Rome passée aux yeux des autres. Rome contre Rome.
Depuis les accords du Latran1, les difficultés à percevoir comme État un territoire-prison qui est devenu un État se sont multipliées au point de rendre celui-ci improbable sur plusieurs plans. D’abord, sur le plan psychologique. Le premier voyage pontifical ne fut pas accompli, comme le sens commun le transmet en vertu des apparences spectaculaires, par Paul VI quand il se rendit en Terre sainte en 1964, par Jean XXIII quand il fit le pèlerinage à Lorette, par Pie XII quand il rassura le peuple de Rome à Saint-Laurent-hors-les-Murs en 1943, mais par Achille Ratti quand, élu au trône de saint Pierre le 6 février 1922 sous le nom de Pie XI, il décida de donner la bénédiction apostolique Urbi et Orbi de la loggia de la basilique Saint-Pierre. Pie XI, en tant qu’évêque de Rome, se tournait à nouveau vers Rome et la papauté regardait vers le monde derechef. La théologie des pouvoirs du souverain pontife primordialement évêque de Rome et, par voie de conséquence, vicaire du Christ chargé de veiller sur la foi confessée par Pierre et Paul à partir d’une église locale autour de laquelle s’organisait la communion des églises, était tout entière contenue dans ce geste d’une symbolique peu appuyée. C’était sept ans avant les accords du Latran, quarante ans avant le concile Vatican II qui devait opérer une révolution copernicienne dans les relations entre l’Église et le monde. Il s’agissait apparemment de Rome et de l’Italie, des relations entre l’Église et un État. En réalité, il s’agissait des rapports entre foi, religion et culture au travers du contact de deux espaces, rétabli par une fenêtre, un balcon, un homme incarnant une tradition. À la même loggia, depuis Pie XII, les évêques de Rome, souverains pontifes de l’Église universelle, voient tout autre chose.
Au-delà de la place Saint-Pierre que fermait encore le 6 février 1922 la masse du quartier dit le Borgo, zone médiévale reconstruite à l’époque classique, quartier populaire d’une Rome incessamment renaissante, s’ouvre aujourd’hui comme une lunette la via della Conciliazione, qui vient mourir en biseau sur la rive droite du Tibre et relie le Vatican à la rive gauche de la Ville, à son cœur historique et à ses hauteurs symboliques, par le pont Saint-Ange ou, moins évidemment, par le pont Victor-Emmanuel II. Cet alignement visuel de palais et d’églises qui suivit les accords du Latran est l’emblème de la rectitude parfaite des relations entre l’Église et l’État établies le 11 février 1929. Le touriste qui, franchissant le pont Saint-Ange, se trouve face à face avec le château Saint-Ange, oblique naturellement à gauche et pose sur le Vatican le regard le plus naïf qui puisse exister : c’est la vue de grand angle produite à l’époque fasciste, reproduite dans le monde en millions d’exemplaires, la façade de la basilique Saint-Pierre de Rome et son dôme au bout d’une ligne qui l’intègre à l’histoire universelle de Rome et de son empire, quoique le Vatican soit un État dans la capitale d’un autre État.
Le Vatican et Rome ne se regardent de face que par un aménagement urbain de cinq cents mètres qui devraient rappeler fortement les difficultés d’aboutissement de la Conciliation. Il n’empêche : là commence le Vatican, parce que par la via della Conciliazione deux Rome se regardent. Rome, à l’époque fasciste, disposait pour parler au monde de deux balcons : celui du palais de Venise, ancienne légation de la République de Venise dans la Rome pontificale, d’où s’exprimait le Duce, et la loggia de la basilique Saint-Pierre qu’on dégagea pour le pape et d’où il ne parlait pas. Ce grand angle de vue sur l’État de la Cité du Vatican servirait l’évêque de Rome, si embrouillée soit l’image. Sa modernité brutale donne la clé de la complexité d’un territoire transformé en État par des accords où l’entente sur les apparences a masqué la mésentente sur l’essentiel.
Le Vatican n’a pris sa nature d’État qu’au prix d’une occupation formelle des réalités contemporaines, pour mieux préserver son identité profonde et se donner les moyens de régler lui-même ses relations avec le monde moderne. Le mystère de son identité, aux yeux du monde extérieur, a été accru par la modernité à laquelle sa création l’a logiquement soumis. L’aménagement de la via della Conciliazione, au-delà de l’emblématique d’une rectitude parfaite des relations entre l’Église et l’État, exprimait une conception humaine et naturelle du contemporain en histoire : sa longueur était la projection horizontale et agrandie de la hauteur de Saint-Pierre. La place Saint-Pierre peut ainsi être vue comme une croisée des chemins de l’idéal et du réel. Mais, Rome pour Rome, le Vatican lui aussi s’épaissit dans le temps et s’approfondit dans l’espace, avec des exigences plus verticales auxquelles l’exiguïté de quarante-quatre hectares donnèrent une dimension singulièrement éloquente.
Le touriste désabusé qui est renvoyé de la porte de Bronze à l’entrée commune des musées du Vatican emprunte la via di Porta Angelica, passe devant la porte Sainte-Anne sans bien en identifier la fonction, à laquelle il refuse d’être confronté et, à l’angle de la place du Risorgimento, commence à remonter la via Leone IV. Les flancs légèrement inclinés de la muraille dont le nom rappelle celle élevée par Léon IV au IXe siècle pour défendre Rome menacée par les Sarrasins balisent un périmètre à l’intérieur duquel palais et cours s’entremêlent, voire se superposent. Il prend conscience, à ce moment, d’une frontière qui n’est pas plus réelle, en droit, que celle de la place Saint-Pierre, dont les chaînes basses ont déjoué son esprit d’observation. Mais ne longe-t-il pas une ligne de force dans les vicissitudes de l’histoire de l’Église romaine sur l’infini de sa marche universelle ? S’il a visité avec méthode et application Rome avant d’en venir au Vatican, il aura vu d’autres murailles, emboîtées, disloquées, franchies par des arcades au bout de routes elles-mêmes tracées entre des murs opaques ou surgissant au milieu de quartiers ouverts à l’effervescence d’une circulation moderne. Mais, brusquement, il voit que Rome est une ville qui a eu besoin de se défendre. Il se rappelle que, dans toute lutte, il existe des enjeux où le plus fort n’est pas nécessairement le maître du droit. Il se prend à réfléchir sur Rome et l’Histoire, sur le pape et Rome, sur l’État de la Cité du Vatican dont les accès sont aussi complexes.
- Tout est dans tout
L’administration qui a pour siège l’État de la Cité du Vatican est invisible et c’est normal. Elle a un privilège de concentration lié à l’exercice de ses fonctions sur un territoire limité. On dit, en France, Matignon pour les services du Premier ministre, le Quai d’Orsay pour ceux du ministre des Affaires étrangères, la place Beauvau pour ceux du ministre de l’Intérieur. On se rend au Vatican pour s’adresser au cardinal secrétaire d’État, au secrétaire du Conseil pour les affaires publiques de l’Église, au substitut. Cette centralisation territoriale ne fait qu’épaissir la mystérieuse notion de frontière. Une partie du mystère du Vatican réside simplement là : tout est dans tout, ou du moins tout semble dans le tout que représente le Vatican. Combien de personnes savent que nombre des services du Saint-Siège, et non des moindres, sont logés au palais de San-Callisto, dans le Trastevere, et d’autres dans celui de Propaganda Fide, au pied du Pincio ?
Rien n’est plus clair que l’organigramme des services, si l’on peut dire, des bureaux ou de l’administration du Saint-Siège qui est installée au Vatican. Mais comme le Vatican, dans un usage impropre, désigne aussi bien le Saint-Siège que l’État créé en 1929, une image s’est établie, avec laquelle il faut vivre comme avec tout cliché : la contiguïté des bureaux n’est pas gratuite. Au contraire, à entendre des voix qui parlent avec une belle assurance, elle est l’expression même du système, à l’instar de la ruche ; tout circule entre initiés dans une savante hiérarchie ; rien ne transpire à l’extérieur. Et toutes les informations sont biaisées, au mieux codées. La ruche s’appelle la curie et il existe un langage qui serait la langue du Vatican, sans relation avec le latin qui, à chercher une analogie, serait sa langue officielle.
Les sociétés contemporaines sont très exigeantes en matière d’analyse des institutions, de description des relations entre les structures qui les régissent et le passé qui les justifie, d’affirmation de leur identité au sein du monde. Toutes, sans exception, revendiquent une singularité dont elles n’accepteraient d’abdiquer la valeur de modèle vis-à-vis des autres qu’au profit d’une société parfaite dont la nature tiendrait compte de la culture type avec laquelle elles ont essayé de traduire la notion complexe de civilisation universelle. Pourtant, au fond du laboratoire où les sciences humaines essaient de trouver l’alchimie du mystère de la société, reste entier le mystère de l’homme, la limite entre le hasard et la nécessité, le vouloir et le pouvoir. Aucun politologue n’a jamais percé le mystère de ce que l’on appelle aujourd’hui le decision making process. Et c’est chose convenue. Mais c’est chose refusée à la considération de l’État de la Cité du Vatican, qui n’est pas un État classique.
Et pourtant, s’il est un lieu où les sciences de l’homme et de la société ont matière à exercer leur art, c’est bien le Vatican. Nulle part ailleurs aujourd’hui, la notion de societas perfecta, longtemps revendiquée par l’Église devant les sociétés civiles en vertu de parallèles qui relevaient de la portée musicale, c’est-à-dire des lois difficiles de l’harmonique, ne présente un exemple plus pur des tensions inhérentes à tout État et à toute société entre tradition et modernité, c’est-à-dire entre passé et présent, entre réalité et idéologie, entre espace et temps.
Le Vatican n’est pas une ville. Mais on dit volontiers qu’il est la capitale de la Chrétienté, voire même qu’il incarne la capitale par excellence, dans une image confondue avec Rome certes, mais comme Athènes fut considérée capitale des lettres, comme Moscou l’est de l’Internationale socialiste. « Capitale » est ainsi entendue comme référence culturelle et projet idéologique indissociables. Et l’espace réel n’a rien à voir avec l’aire culturelle et l’attrait du centre par rapport à une périphérie sans limites. Le Vatican n’est pas une nation. Mais la presse ne dit-elle pas, au moment de la mort de Jean XXIII et de Paul VI, que sept cent millions de catholiques venaient de perdre leur chef ? Cet État de quarante-quatre hectares se trouvait donc dépourvu d’un souverain disposant d’un nombre de fidèles incomparable avec les citoyens du Vatican lui-même, et qui étaient non seulement italiens, français, polonais, irlandais, espagnols, suisses, mais aussi russes et chinois.
Cet État, dont les frontières sont uniquement définies par des contours tracés dans l’espace de la capitale de l’État italien, recevait, en octobre 1978, un souverain polonais. Combien de souverains étrangers imposés par la politique des nations fortes en Europe, au xixe siècle – et fixons-nous à cette époque clé dans les relations entre la papauté et les États-nations –, résistèrent comme figures d’une politique de réseau, dans des nations jalouses de leur passé, de leurs traditions et soucieuses d’être gouvernées par un représentant de leur conception du peuple ? Il s’agissait, objectera-t-on, d’imposer des vassaux fidèles sur des terres qui faisaient partie de zones d’influence à conserver ou à conquérir assurément. Qui se soucierait aujourd’hui de placer dans une politique globale le chef de l’État de la Cité du Vatican et même, plus généralement, le pape dans une mouvance ?
L’Église et l’État se regardent avec distinction. C’est à voir. Et si le pape faisait savoir au dirigeant d’un puissant État qu’il irait se mettre à la tête d’une insurrection des âmes dans un grand pays catholique menacé par les intérêts trop fortement représentés de cet État, qu’adviendrait-il ? Les balles tirées, place Saint-Pierre, sur l’évêque de Rome, citoyen d’un pays troublé, ne serviraient-elles pas objectivement les intérêts du puissant État troublé à son tour par une fermeté gênante, si peu que cet État ait jamais imaginé d’en venir à une violence aussi provocante à l’égard de l’évêque de Rome ?
- Le Saint-Siège et le Vatican
Admettons provisoirement que l’État de la Cité du Vatican soit un État multinational et qu’il heurte, volens nolens, l’ordre international sur lequel il n’a pas d’influence directe mais auquel il est quotidiennement confronté par la politique de ceux qui, dans chaque nation, se rattachent à son existence, le défendent, l’exaltent. La situation idéale en vertu de cette définition serait que le Saint-Siège déplaçât, du moins installât, puisque c’est son privilège, l’espace où il pourrait permettre à sa personnalité juridique de s’affirmer là où son projet rencontrerait le cadre le plus accueillant à l’expression de sa nature. Le général de Gaulle et quelques autres comme lui gagnèrent Londres au début de la Seconde Guerre mondiale parce que la Grande-Bretagne était en Europe la mère et la garante des régimes parlementaires. L’impassibilité du Saint-Siège est, historiquement, un sujet d’étonnement. Il a toujours refusé d’abandonner Rome, quels que soient les hommes élus comme souverain pontife par les conclaves, et même quand l’Italie majoritaire, non sans quelques raisons, revendiquait Rome au nom de son Risorgimento. La papauté itinérante en fonction des relations entre l’Église et l’État aurait assurément été l’objet de flatteuses attentions et de jeux internationaux passionnants qui auraient fait le bonheur de l’historien héraclitéen. Qui aurait rattrapé ou précédé l’autre ? Les papes s’attachèrent inlassablement à Rome parce que le souverain pontife est la métaphore de l’évêque dans la cité, et pour que les relations entre l’Italie et le Vatican soient, de la même façon, la métaphore des relations entre l’État et l’Église. C’est ainsi que l’on retourne aux efforts de l’historien.
- Histoires du Vatican
L’histoire ne s’est guère intéressée aux Vatican, si l’on considère que l’étude de l’État de la Cité du Vatican n’est pas nécessairement incluse dans celle de l’Église ou du catholicisme. Les études les plus minutieuses s’apparentent, sauf exception, à un catalogue de vente aux enchères dans lequel un cartel serait non seulement daté mais affilié à ses propriétaires successifs et dont la description ne se contenterait pas de faire valoir la rareté des matériaux assemblés, mais donnerait le détail du mécanisme d’horlogerie. Certains auteurs, qui en savent long et ont eu le temps de passer du regard à l’analyse, sont tenus par un devoir de réserve naturel, le même que s’ils écrivaient leurs mémoires. Et nombre d’ouvrages sur le Vatican en font un assemblage de musées ouverts au public ou occupés par des bureaux et des appartements : le catalogue de musée voisine avec l’inventaire du patrimoine.
La tâche de l’historien n’est pas commode, car le Vatican comme objet de la science qu’il lui appartient de construire a l’envers des objets habituels de son observation pour lesquels il a établi les méthodes de son métier. En un mot, le passé, à la restitution duquel il se voue, est d’une évidence impressionnante. Et le présent dans lequel il vit, et qui gouverne des catégories de personnes et des modes de sensibilité par rapport auxquels il regarde le passé et apprécie comment les contemporains du moment vivaient et voyaient leur présent, est constamment absorbé par le passé qui semble faire flotter cet État dans une sorte d’apesanteur. C’est pourquoi le débat entre gens du dedans et gens du dehors, entre catholiques et non-catholiques est si vif dès qu’il s’agit du Vatican. Soyez patients, proposent les gens du dedans : on sait ce qu’on veut savoir sur la Rome des Barberini. Vous saurez tout en son temps sur la papauté contemporaine et l’État de la Cité du Vatican. Comprenez-nous, répliquent les autres : dans le monde moderne, l’information est un droit et si le Vatican ne se comporte pas comme un État moderne, qu’a-t-il à cacher ? N’est-ce pas le signe qu’il constitue un grave problème pour une Église d’aujourd’hui ?
On pourrait faire la liste des points de friction : le Vatican possède des organes de presse, une radio, un bureau de presse, disent les premiers. Lisez et écoutez. C’est l’équivalent du Journal officiel, répondent les autres, des Izvestia, risquent certains, et d’une radio d’État sur laquelle plane toujours l’incertitude qu’elle soit un service public. En l’occurrence, un lien ineffable s’est établi, dont la nature remonte aux origines mêmes de la question temporelle, entre droit de savoir et droit de juger. Les mœurs, le style des sociétés civiles contemporaines sont toujours considérés comme des exemples supérieurs. L’information y est nécessairement meilleure. Les problèmes y sont nécessairement bons signes et, à tout le moins, naturels. Ce n’est d’ailleurs pas une question de mauvaise foi : on postule que l’Église comme société parfaite se doit d’avoir sur terre un centre qui soit parfait... Elle n’a pas droit à l’ambivalence de l’incarnation. Et, pour imparfaites qu’elles soient, les sociétés civiles tendent vers un progrès à l’affût duquel le Vatican n’est, juge-t-on souvent, pas sensible ou mal sensible. Il vit dans le cocon d’un passé que quarante-quatre hectares lui ont permis de constituer en une sorte de territoire franc des réalités contemporaines.
Cette attitude critique a quelque peu évolué depuis la mort de Paul VI et l’avènement de ses deux successeurs. Mais l’engouement pour la modernité actuelle du souverain de l’État de la Cité du Vatican n’est pas, sous certains aspects, moins périlleux. Il consiste à ne repérer dans le présent que des signes d’une rupture avec le passé. Et, par conséquent, à accepter l’existence du Vatican pour le pape de façon viagère, comme on concède un prix à une personnalité d’exception. L’État de la Cité du Vatican devient dès lors un patrimoine international où l’opinion publique installe un personnage charismatique. Et une grave dissociation en résulte. L’évêque de Rome, souverain pontife de l’Église universelle, bénéficie d’une popularité qui aboutit à faire de lui l’homme du temps présent et à affecter aux institutions dont il est la clé de voûte divers coefficients d’imperfection qui reprennent les critiques à l’égard du système telles qu’elles se sont exprimées depuis la fin du xviiie siècle dans un langage homogène à fin polémique, c’est-à-dire dans un affrontement idéologique.
La question des finances du Vatican, sous les projecteurs de l’actualité depuis quelques années, constitue le meilleur exemple de cette disjonction fallacieuse qui amplifie la notion de mystère. Comme dans le théâtre japonais, certains personnages portent des masques destinés à instruire les spectateurs sur l’action avant même qu’elle ne se déroule. L’évêque de Rome se trouve ainsi à la tête d’un shakespearien royaume du Danemark qui place l’État de la Cité du Vatican à la dérive de toute justification permanente.
- Regard sur le Vatican
Il s’agit, en réalité, d’une question de perception. Le touriste et l’historien sont au départ dans la même situation : ils sont extérieurs à un État que la complexité de son passé, renforcée de l’évolution de son sens objectif, rend quasi opaque. Le citoyen du Vatican, ou le clerc qui a quelques lumières sur le fonctionnement du système, le regarde et le décrit avec une volonté d’objectivité qui aboutit à ce qu’en terme d’analyse cinématographique on appelle une demi-subjectivité : il ne veut pas se confondre avec l’ensemble qu’il représente, mais il n’est pas non plus en dehors. C’est l’équivalent de l’œil d’une caméra. Pour essayer d’éviter l’une et l’autre difficulté, un moyen possible revient à conjoindre la situation d’extériorité et celle d’intériorité, c’est-à-dire deux perceptions hétérogènes qui peuvent conjuguer leur nature en fonction du constat suivant : le Vatican est la métaphore d’un système dans lequel les institutions de l’Église comme société offrent à la fois un niveau sacré et un niveau profane qu’il est impossible de ne pas considérer ensemble. Telle est la tension propre à l’Église depuis ses origines. Mais le Vatican représente une sorte de cadrage obsédant à l’intérieur duquel se confronte le mieux la relation de l’observateur et des acteurs quant au discours sur le passé et le présent dans l’Église, sur le sacré et le profane.
1 Les accords du Latran, officiellement titrés Traité entre le Saint-Siège et l’Italie, sont signés au palais du Latran le 11 février 1929 entre le royaume d’Italie, représenté par le président du Conseil des ministres Benito Mussolini, et le Saint-Siège, représenté par le cardinal Pietro Gasparri, secrétaire d’État du pape Pie XI. Ratifiés le 7 juin, ils mettent fin à la « question romaine », née en 1870 après la prise de Rome et son annexion par la monarchie italienne. Ils réduisent la souveraineté temporelle du pape au seul État de la Cité du Vatican. En contrepartie, le catholicisme devient religion d’État en Italie.