En 1962, la France n’a plus aucun soldat engagé dans quelque guerre que ce soit. C’est la première fois depuis plus d’un siècle. Jusque-là, les douloureux conflits de la décolonisation, en Indochine d’abord, en Algérie ensuite, plus de quinze ans durant, avaient pris le pas sur l’affrontement Est/Ouest qui avait succédé, presque sans transition, à la victoire commune sur l’Allemagne nazie. Pour la plupart des militaires, leur engagement, d’abord face au Vietminh, de 1946 à 1954, puis contre le fln, de 1954 à 1962, pouvait apparaître comme la part qui revenait à la France, aux avant-postes, dans la lutte contre une entreprise de subversion orchestrée, à l’échelle de la planète, par l’Union soviétique. Et voici que cesse, pour les Français, le fracas des armes. Est-ce à dire que la France ne se connaît alors plus d’ennemi ? Tant s’en faut, car nous sommes en pleine « guerre froide ».
- La guerre froide
La crise des fusées de Cuba, en octobre de cette même année 1962, vient en effet rappeler aux contemporains que la confrontation des deux « blocs », « atlantique » et « soviétique », se déroule au bord du gouffre de l’apocalypse nucléaire1. Dès 1946, Winston Churchill avait popularisé l’expression de « rideau de fer » pour caractériser la fracture qui séparait désormais les vainqueurs, alliés de 1’année précédente. Le « coup de Prague » de 1948 marque la mainmise de l’Union soviétique sur les pays de l’Europe orientale placés sous son occupation. Lui succède, presque un an durant, jusqu’à la mi-1949, le blocus de Berlin2, qui conduit aux limites de la confrontation armée. La mort de Staline en 1953 puis, bientôt, l’avènement du jovial Khrouchtchev et l’annonce de sa politique de déstalinisation peuvent alors apparaître comme devant marquer une nouvelle ère. Mais la répression brutale de la révolte hongroise de Budapest en novembre 1956, comme l’érection en 1961 du « mur de Berlin », qui reste le symbole par excellence de la « guerre froide », marquent un crescendo de tension qui va culminer avec la crise de Cuba.
Cette crise est toutefois l’occasion d’une prise de conscience par les dirigeants de l’extrême dangerosité de ce que l’on a appelé « l’équilibre de la terreur ». Son dénouement, qui témoigne du sens des responsabilités des protagonistes, ouvre une période où, de « coexistence pacifique » en « détente », s’engage un processus quasi ininterrompu de limitation des armements et de mesures de confiance. La conférence d’Helsinki de 1975 en est le point d’orgue pour l’Europe.
Pour autant, cela ne va pas, pour l’Union soviétique, sans une poursuite de la consolidation de son emprise sur les « satellites » – (répression brutale du « printemps de Prague » de 1968 ou encore tentatives de répression du mouvement de démocratisation de la Pologne des années 1980) –, voire d’une certaine expansion – la calamiteuse invasion de l’Afghanistan en 1979. Cela ne va pas non plus, au-delà du processus de limitation des armements nucléaires stratégiques3, sans une poursuite de la course aux armements dans la surenchère technologique – qui lui sera finalement fatale, mais on ne le saura qu’après-coup.
C’est pourquoi, jusqu’à, y compris, la politique de Perestroïka et de Glasnost lancée par Mikkaïl Gorbatchev à partir de 1985 – dont l’issue improbable allait être la « chute du mur » en 19894 –, beaucoup ne voyaient dans ces processus, de quelque façon qu’on les ait nommés, qu’habileté machiavélique de la part des Soviétiques, dans la continuité d’un dessein de domination universelle. Tout cela n’aurait été que rideau de fumée pour faire « baisser la garde » à l’Occident et, in fine, l’écraser.
Nombre de militaires (la plupart ?) étaient sur ce registre. Certes, quelques déviants se hasardaient à faire observer que la décision prise par le général de Gaulle, en 1966, de sortir de la structure intégrée de l’otan, sans nier la réalité objective d’une menace soviétique potentielle, partait d’une analyse plus nuancée de la situation5. Ou encore que le Livre blanc de 1972 écartait explicitement l’hypothèse d’agression à moyen terme6. Les mêmes, s’appuyant tant sur les témoignages des dissidents7 que sur le constat du peu de fiabilité, pour l’Union soviétique, de ses pays satellites, pouvaient exprimer un doute sur les capacités objectives de l’armée rouge à se ruer vers l’ouest à travers « la trouée de Fulda »8, quelle qu’ait été la surabondance de ses armements, notamment nucléaires ou chimiques. Mais ces rares audacieux passaient alors au mieux pour des originaux, au pire pour des crypto-bolcheviques.
- La « doctrine »
La France et son armée avaient alors un ennemi, explicitement désigné comme « ennemi probable » ou encore « ennemi conventionnel » : le bloc soviétique et les forces du Pacte de Varsovie9. Cela s’inscrivait bien sûr dans le cadre tracé sous l’impulsion du général de Gaulle à partir de 1966, date de la sortie de la structure intégrée de l’otan.
Cette date n’était pas fortuite. Le facteur déterminant en avait sans doute été l’acquisition, par la France, d’une capacité nucléaire indépendante : sa première composante, aérienne à base de Mirage IV, avait en effet été constituée au cours des années 1964 et 1965. Ainsi allait pouvoir s’élaborer la doctrine française de dissuasion. Elle s’affinera au long des années, voire des décennies qui vont suivre, au fur et à mesure des évolutions technologiques et des acquisitions de capacités complémentaires. Dans un monde nucléarisé et dans un xxe siècle qui était devenu celui de la guerre totale, l’enjeu de la « défense nationale » est clair : c’est la « survie de la nation »10.
Face à cela, la « menace »11 est non moins claire : c’est celle que fait peser, notamment sur l’Europe occidentale, donc sur la France, le formidable potentiel militaire soviétique au service d’une ambition à la fois impériale et messianique. La capacité de dissuasion nucléaire américaine nous en prémunit-elle ? Pour le général de Gaulle, ainsi qu’il l’exprime lors de la conférence de presse du 21 février 1966 à l’occasion de laquelle il annonce sa décision de sortir de l’otan, la réponse est clairement non12, d’autant plus que la doctrine américaine a alors évolué vers une « riposte graduée ».
En effet, la dissuasion nucléaire, qui repose sur la capacité d’infliger à l’adversaire des dommages hors de proportion avec les objectifs d’une éventuelle agression, a une contrepartie : être prêt à subir soi-même, en retour, des dommages considérables, de ceux qu’une nation ne peut accepter sans que sa survie même soit en jeu. D’un tel enjeu il résulte que cette dissuasion nucléaire ne peut être déléguée à quiconque ; elle ne peut véritablement être assurée que dans l’indépendance.
Dans ce cadre, le général de Gaulle ne remet pas en cause l’Alliance atlantique13, notamment l’engagement pris de faire face aux côtés des Alliés à toute agression dont l’un ou l’autre pourrait être l’objet. Mais, au-delà du principe, le cadre géostratégique est d’évidence celui de l’Allemagne de l’Ouest, sur le territoire de laquelle la France a d’ailleurs des forces stationnées14. C’est pourquoi, très tôt, sachant que la dissuasion nucléaire ne vaut que pour le territoire national, des accords de coopération et d’interopérabilité sont passés avec l’otan, non pas au niveau politique, mais à celui des commandements stratégiques.
Peu à peu, la doctrine va s’affiner. Nous sommes dans une « dissuasion du faible au fort »15. Le « pouvoir égalisateur de l’atome »16 aidant, il s’agit d’être capable d’infliger à l’adversaire potentiel, en l’occurrence le Soviétique, des dommages qu’il pourra juger intolérables. C’est avant tout l’affaire de notre industrie d’armement et de notre capacité d’investissement. Mais nous savons que si la « frappe »17 est effective, la riposte, pour nous, marquera la destruction du pays.
Pour être crédible, une telle menace ne peut donc être brandie sans que l’on n’ait fait la preuve auparavant d’une détermination sans faille. C’est le rôle dévolu à ce que l’on a d’abord appelé le « corps de bataille », puis « corps de manœuvre »18 aéroterrestre. Face à une offensive du Pacte de Varsovie, il est, avec la « première armée »19 et la « force aérienne tactique » (fatac), en deuxième échelon des forces de l’Alliance. Il lui revient de contrer la percée des forces soviétiques par un « combat retardateur » qui puisse permettre de procurer les délais d’une ultime négociation « au bord du gouffre ».
Avec un certain réalisme, on n’imagine pas que la manœuvre rétrograde jusqu’au Rhin puisse excéder une semaine : c’est le contrat passé avec la première armée/fatac20. À l’évidence, cette mission, non pas d’une avant-garde, mais du gros des forces vives de l’armée française dans leur ensemble, était sacrificielle. Mais, précisément, disait-on sans l’écrire, au-delà des combats proprement dits21, le sacrifice de la fleur de la jeunesse de France – notre « corps de manœuvre » était, pour l’essentiel, constitué de conscrits – ne devait-il pas apporter la preuve de la détermination nationale ?
- L’ennemi générique
Avec le recul d’une génération et plus, cet échafaudage conceptuel, très sophistiqué au-delà de cette synthèse sommaire, apparaît quelque peu surréaliste. Il l’est encore plus si l’on veut bien considérer que l’engagement de l’armée française ainsi défini devait impérativement demeurer virtuel, sauf à ce que la dissuasion nationale ait été, pour l’essentiel, inopérante. De fait, celle-ci apportait dans le jeu stratégique un élément d’incertitude et sans doute était-ce là son principal intérêt.
Pour autant, cette doctrine, bouclée avec une description fine de l’ennemi, de sa propre doctrine et de ses capacités, était générique. Toutes les orientations en matière d’industrie d’armement et d’investissements, d’organisation des forces, d’emploi et d’instruction de celles-ci en découlaient. Rarement sans doute autant qu’à l’époque de la guerre froide « l’ennemi » n’a été aussi méticuleusement et exhaustivement décrit. Les règlements en donnaient l’organisation, depuis le niveau des groupes d’armée jusqu’aux cellules élémentaires, en passant par les corps d’armée, les divisions, les brigades, les régiments, les bataillons, les compagnies, les sections. Les matériels et l’armement en étaient recensés au détail près et identifiés dans la dotation des unités. La doctrine d’emploi se déclinait depuis le niveau stratégique jusqu’au niveau tactique et aux actes élémentaires du combat.
Tout cela permettait, dans les exercices, sur cartes ou sur le terrain, de camper un « ennemi rouge »22 au plus près de la « réalité ». Le général dans son commandement, s’appuyant sur son état-major, le colonel à la tête de son régiment, le commandant de compagnie ou d’escadron, le lieutenant chef de section ou de peloton, le chef de char, le tireur de missile antichar, tous puisaient dans les manuels la connaissance précise de « leur ennemi ». « L’ennemi conventionnel », qui était une donnée réglementaire, générait ainsi l’organisation des forces, leur équipement, leur emploi et la manœuvre à tous les échelons.
De fait, le système était bouclé, car « l’ennemi » était générique et structurant dès l’origine du processus d’élaboration du modèle d’armée, puisque tout partait de « la menace ». Il allait évidemment être sapé dans ses fondements par l’implosion du modèle soviétique auquel il faisait écho.
Or rarement rupture stratégique aura été aussi brutale que celle du début des années 1990. Il n’est pas surprenant, dès lors, que l’on ait éprouvé quelques difficultés pour intervenir avec une division23 aux côtés des Américains début 1991 pour la première guerre du Golfe24. L’admirable est qu’on l’ait fait avec honneur. Il faudra attendre 1994, voici vingt ans, pour qu’un nouveau Livre blanc – le précédent remontait à 1972 – vienne donner les orientations à la mesure des temps nouveaux… sans ennemi, mais avec des risques protéiformes et des engagements qui n’étaient plus virtuels.
- Pour conclure…
Les générations nouvelles, elles qui ont renoué avec l’action sur le terrain, dans des situations complexes, mouvantes, aléatoires, sans ennemi désigné, au milieu des populations mais au cœur de la violence déchaînée, seront peut-être tentées de se gausser de leurs grands anciens, corsetés deux décennies durant dans le carcan de « l’ennemi conventionnel ». Rarement, il est vrai, on a pu voir à ce point s’imposer l’esprit de système. Il découlait du schématisme même de ce moment de l’histoire, dans sa bipolarité. Il a été indolore puisque sa mise en œuvre est restée virtuelle. Mais l’issue heureuse de la guerre froide ne doit pas porter à contresens : il n’est pire ennemi pour le chef militaire, lui qui est voué à l’incertain, à l’improbable, à l’impensable, que cet esprit de système. Or le risque n’en a pas disparu avec le monde bipolaire d’antan…
1 Du 14 au 28 octobre 1962, la conflagration nucléaire n’est plus une hypothèse d’école, dès l’instant où John Kennedy a adressé à Nikita Khrouchtchev l’ultimatum d’avoir à retirer les fusées armées de têtes nucléaires en cours d’installation à Cuba par les Soviétiques.
2 Rappelons que le territoire de Berlin, situé très au-delà de la frontière qui sépare alors l’Allemagne de l’Ouest, sous occupation occidentale, de l’Allemagne de l’Est, sous occupation soviétique, est partagé entre quatre secteurs : américain, britannique, français et soviétique. Le couloir d’accès à Berlin-Ouest est totalement sous contrôle soviétique.
3 Les négociations salt.
4 Le 9 novembre 1989, le début du démantèlement du mur qui coupe Berlin en deux depuis 1961 est l’événement emblématique, très médiatisé, qui ouvre le processus d’effondrement du système soviétique.
5 Cet argument était inaudible pour ceux qui vouaient au général de Gaulle un profond ressentiment – le mot est faible – du fait du drame algérien.
6 Michel Debré était alors ministre d’État chargé de la Défense nationale, ce qui renvoie à l’observation précédente.
7 Un ouvrage paru en 1982 était particulièrement explicite sur l’état de « l’armée rouge vue de l’intérieur », qui était son sous-titre. Écrit par un capitaine déserteur de l’armée rouge qui signe Viktor Souvarov, sous le titre Les Libérateurs, préfacé par le dissident Vladimir Boukovsky et publié aux éditions Mazarine, il décrit dans un style enlevé l’état calamiteux des unités soviétiques. L’auteur de ces lignes se souvient avoir été taxé de naïveté, voire pire, pour avoir hasardé que ce témoignage méritait peut-être attention. On sait depuis qu’on avait là une description conforme.
8 Parmi les hypothèses stratégiques, une des plus prégnantes était celle d’une percée blindée soviétique des premières lignes de l’otan par ce corridor de faible altitude situé entre les massifs de Rhön et Knüllwald d’une part, et ceux de Spessart et Vogelsberg d’autre part.
9 Le Pacte de Varsovie est conclu en réponse à l’otan le 14 mai 1955. Il lie l’Union soviétique et ses satellites d’Europe orientale.
10 L’expression apparaît dans tous les textes fondateurs de la « défense nationale ».
11 Terme consacré, dans le vocabulaire stratégique, pour caractériser le risque objectif que fait peser, sur notre territoire national et/ou sur nos intérêts, un adversaire potentiel.
12 Le Général tient en outre un propos qui n’a pas pris une ride aujourd’hui, mais que nul n’oserait plus tenir : « Chacun sait que l’otan est l’instrument de la domination américaine en Europe. »
13 En 1962, lors de la crise de Cuba, il avait d’ailleurs été le premier dirigeant occidental à assurer le président Kennedy de son soutien.
14 Les forces françaises en Allemagne (ffa), issues des forces d’occupation, sont constituées, pour l’essentiel, par le 2e corps d’armée, dont le pc est à Baden-Baden. Sous cette appellation, elles sont dissoutes en 1993.
15 Expression consacrée du vocabulaire de la dissuasion nucléaire.
16 Idem
17 Idem
18 L’évolution de la sémantique dans les années 1980 n’est pas sans intérêt…
19 La première armée française est une structure opérationnelle qui a pour mission, avec la fatac, de planifier et conduire l’engagement des forces aéroterrestres outre-Rhin. Son pc est à Strasbourg, puis à Metz, avec comme qg enterré l’ouvrage de Rochonvillers. Elle est dissoute en 1990.
20 Les dotations et stocks de munitions et de pièces de rechange sont calculés en conséquence.
21 Les capacités tactiques avaient une composante nucléaire, rebaptisée sur le tard « pré-stratégique ». Son emploi était d’autant plus aisément envisagé que les frappes, qualifiées d’« ultime avertissement », devaient avoir lieu chez nos voisins allemands… auxquels on n’avait pas demandé leur avis.
22 La figuration graphique (la couleur rouge est dévolue à l’ennemi, le bleu aux amis) rejoignait fortuitement la coloration idéologique.
23 Ce sera la division Daguet.
24 Outre les problèmes d’organisation, l’occurrence d’un engagement réel a alors mis en évidence les impasses criantes en matière d’équipements et les incohérences qui avaient été consenties, volens nolens, face aux rigueurs budgétaires, la virtualité de l’engagement antérieur aidant. Les délais qui se sont écoulés entre la mise en place de la division Daguet et son débouché dans le désert irakien ont permis d’y remédier pour l’essentiel, dans l’urgence.