Pour un soldat, la mission est sacrée : elle doit être accomplie « coûte que coûte ». L’expression traduit la spécificité du métier des armes que le colonel Michel Goya exprime par le sous-titre de son dernier ouvrage1 : « La mort comme hypothèse de travail. » Ainsi, dans l’accomplissement de la mission, il n’y aurait d’autre alternative que « la victoire ou la mort ». Lorsque survient le moment où la situation devient « désespérée », sonne l’heure du chef : la décision lui appartient. Le critère n’est plus l’accomplissement de la mission. Alors surgit « l’honneur »…
Nous avons connu un tel moment dans l’histoire récente de l’armée française. En mai 1995, à Lukavica, faubourg de Sarajevo, un détachement placé en situation de totale vulnérabilité dans une caserne serbe est sommé de se rendre. Son véhicule détruit, cloué au sol sous les rafales d’armes automatiques, sans nulle possibilité ni de riposte ni d’esquive, le lieutenant prend la terrible décision : obtempérer. Dans les jours qui suivent, la presse se fait l’écho de réactions indignées de la part de grands anciens : ce jeune officier aurait forfait à l’honneur. Quant à lui, lorsqu’il est libéré avec ses hommes, il déclare, selon le journal Libération d’alors : « Pour un soldat, déposer les armes, c’est une grosse humiliation, mais cela ne s’est pas fait dans le déshonneur, on ne pouvait pas faire plus. » Voilà qui caractérise à quel point « l’honneur » est affaire d’appréciation. Et c’est l’immense responsabilité du chef.
Que commande l’honneur ? Lutter jusqu’à la mort – la sienne et celle de ses subordonnés ? Cesser le combat dès lors que cette mort serait dénuée de sens ? Plus encore, la situation étant à coup sûr sans issue, prendre sur soi cette décision de façon que soit au mieux préservée la vie de ses subordonnés ?
La réponse à la question semble évoluer dans l’histoire. Il est vrai, qu’à partir de la Révolution et des campagnes de l’Empire, à travers l’exaspération des nationalismes jusqu’aux gigantesques conflits mondiaux du xxe siècle, on rompt avec les usages des « guerres réglées » de l’âge classique. Dans la guerre de siège du xviiie siècle, non seulement il n’est pas infâmant de rendre la place lorsque l’issue ne fait pas de doute, mais c’est même ce qui est conforme à l’honneur puisque cela épargnera de plus grands malheurs2. Aussi le vaincu pourra-t-il recevoir « les honneurs de la guerre » de la part de son adversaire. A contrario, s’il s’obstine dans une lutte sans espoir, il n’y aura « pas de quartier ».
Or les références mythiques, qui prennent naissance au xixe siècle pour inspirer aujourd’hui encore l’armée française, Camerone pour la Légion étrangère, Sidi-Brahim pour les chasseurs, Bazeilles pour les troupes de marine, semblent exalter la lutte « jusqu’au dernier » comme seule conforme à l’honneur. Pourtant, à y regarder de près, au-delà des apparences, la culture de l’armée française n’est pas celle du syndrome de Massada3. À Camerone, on finit bien par se rendre. On rejoint là François Ier qui, après sa reddition à l’issue de la bataille de Pavie en 1525, écrit à Louise de Savoie le mot fameux : « Tout est perdu, fors l’honneur. » Plus près de nous, à Dien Bien Phu, voici tout juste soixante ans, l’ordre est donné de cesser le combat lorsqu’à l’évidence, en dépit des immenses sacrifices consentis, l’issue ne fait plus de doute. Mais on sait que, dans le dernier échange entre Cogny à Hanoï et de Castries dans le camp retranché, on enjoint : « Pas de drapeau blanc. » Force des symboles… C’est sans doute ce que l’on reprochera dans la reddition de Lukavica en 1995 : un drapeau blanc sous l’œil de la télévision.
Pour en terminer avec cette très brève réflexion sur l’honneur dans la défaite, à moins que ce ne soit la défaite dans l’honneur, comment ne pas évoquer le « manifeste du camp n° 1 »4 ? Après la chute de Dien Bien Phu, les officiers prisonniers, à l’issue d’une terrible « marche à la mort », retrouvent les quelques survivants de leurs camarades capturés lors du désastre de Cao Bang en 1950. Jean Pouget, aide de camp du général Navarre, qui était l’un de ceux à s’être fait parachuter sur le camp retranché alors même que la situation est désespérée, recueille le témoignage de ces rescapés. Ils ont survécu après une première année de captivité marquée par d’effroyables pertes. En effet, la malnutrition, le défaut de soins et l’épuisement se conjuguaient pour cela. Ces conditions étaient entretenues par les commissaires politiques dans un seul but : obtenir des prisonniers leur autocritique et la signature d’un manifeste condamnant la politique de la France en Indochine. Pour tous ces officiers, signer aurait été se déshonorer. Ce faisant, jour après jour, la mort faisait son œuvre et les effectifs s’amenuisaient. Au bout d’un an de ce régime, vient l’heure pour l’un de ceux qui ont été l’âme de la résistance, le capitaine Cazaux, commandant le 3e bataillon de parachutistes coloniaux. Ses dernières paroles sont pour enjoindre à ses camarades de se prêter désormais aux séances d’autocritique et de signer le manifeste, leur devoir étant de survivre pour témoigner… Ils ont survécu et n’ont pas forfait à l’honneur.
1 Michel Goya, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, Paris, Tallandier, 2014.
2 On peut aussi penser – ce n’est pas exclusif – que des armées professionnelles, rares et chères, demandent à être épargnées. La conscription, elle, fournira des effectifs en nombre, et bon marché.
3 En 73 ap. J.-C., après sept mois de siège, la forteresse de Massada, dernier îlot de résistance juive face aux légions romaines, est enlevée par l’assaillant : il ne s’y trouve plus aucun défenseur vivant.
4 Jean Pouget, Le Manifeste du camp n° 1, Paris, Tallandier, réédité en 2012.