Lorsque fut lancée l’idée de choisir le thème du « moral » comme sujet de réflexion et d’échanges au comité de rédaction de la revue inflexions, les militaires – ou anciens militaires –, en tout cas tous ceux qui avaient une expérience pratique en la matière, eurent la surprise de constater une certaine réticence de la part de nombre de ceux qui étaient dépourvus d’une telle expérience.
Surprise et incompréhension, car, pour qui fait profession du métier des armes et a eu l’occasion d’en vivre l’exercice effectif, « le moral » est non seulement une réalité bien concrète, mais de surcroît un élément essentiel de la valeur d’une troupe, comme des individus qui la composent, à commencer par les chefs, et donc un facteur déterminant du succès dans cette mise à l’épreuve des volontés qu’est l’action militaire.
Il fallut expliquer que la force militaire, faite de capacités techniques (les armes), tactiques et stratégiques (le savoir-faire), était vaine si elle ne s’accompagnait pas de « forces morales » bien trempées : c’était là une constante historique avérée, venue du fond des âges.
On montra qu’on entendait par là, pour l’essentiel, une disposition d’esprit reposant sur la confiance : confiance en soi, généralement indissociable de la confiance en ses camarades et en ses chefs, elle-même sécrétée par la « fraternité d’armes » sans laquelle il n’est pas de troupe valeureuse, confiance en ses armes, confiance donc en la capacité de l’unité à laquelle on appartient, à remplir sa mission avec succès.
On pouvait ajouter que, là comme ailleurs, le fait militaire ne faisait que porter à un degré de grande intensité un facteur universel de la réussite de l’action individuelle et collective : depuis « le moral » du marathonien, de l’alpiniste, du navigateur solitaire ou de l’équipe de football ou de rugby, pour le sport, jusqu’à celui des ménages, des patrons ou des entreprises pour l’économie, en passant, à vrai dire, par celui qui doit animer quiconque est engagé dans quelque entreprise que ce soit, individuellement et collectivement, tout indique qu’il s’agit là d’un puissant ressort de l’action, à vocation universelle.
Il restait à comprendre pourquoi l’expression « forces morales », frappée pour le militaire du sceau de l’évidence des réalités vécues, pouvait ainsi susciter incompréhension sinon réticence.
Au-delà de la méfiance légitime de tout esprit positif vis-à-vis de ce qui peut apparaître comme relevant de l’irrationnel et de l’émotionnel, surtout dans une perspective qui peut être jugée grégaire, il ne faut pas négliger une hypothèse, elle-même traduisant une réaction pourtant fort peu rationnelle : l’homonymie du « moral » avec la « morale » n’affecterait-elle pas la notion de « forces morales » d’une suspicion de parenté avec « l’ordre moral » ?
Mais peu importe la validité de l’hypothèse.
Il surgit de ce rapprochement une question qui ne vient pas spontanément à l’esprit des familiers des « forces morales », mais qui, à la réflexion, n’est pas sans intérêt pour la problématique du « moral » : en quoi « moral » et « morale » sont-ils en relation ?
Autrement dit, en quoi cette « disposition temporaire à supporter plus ou moins les dangers, les difficultés » qu’est « le moral » selon le Robert, est-elle en relation avec « l’ensemble des règles de conduite considérées comme valables, de façon absolue », qu’est « la morale1 » selon les mêmes sources ?
La question n’est pas académique, dès lors qu’on l’aborde en partant de l’expérience concrète.
En effet, dans la pratique, chez les militaires, on entend souvent dire de quelqu’un dont on veut souligner l’excellence du « moral », qu’il « n’a pas d’états d’âme ».
L’expression familière, « états d’âme », veut qualifier, en l’occurrence, un sentiment de trouble psychologique, une hésitation, un questionnement, une irrésolution, parfois un tourment, face à une décision, prise ou à prendre, une action engagée ou à engager. Elle est clairement, dans l’usage, synonyme de déficience « du moral ».
Or, par quoi ce trouble peut-il être provoqué sinon par la difficulté à mettre en adéquation ses représentations mentales et la réalité dans laquelle on doit agir ?
Autrement dit, est génératrice « d’états d’âme » une situation d’incohérence, donc de conflit potentiel, entre, notamment, ce à quoi l’on croit et ce que l’on a fait ou ce que l’on doit faire ; en fait, entre les valeurs de référence, donc « la morale » selon la définition précitée, et l’action.
« Moral » et « morale » ont ainsi effectivement partie liée, mais peut-être pas comme on pouvait l’attendre.
En effet, si notre « morale » de référence, dans sa formulation la plus universelle, peut s’exprimer en règles de conduite qui découlent du principe d’humanité, c’est-à-dire le respect de la personne humaine, de son intégrité, de sa dignité, de sa vie, quels que soient sa race, son sexe, sa nationalité, sa religion ou ses convictions, comment l’exercice du métier des armes, dont la spécificité réside dans la capacité d’usage de la force en situation d’extrême violence, pourrait-il être exempt « d’états d’âme » ? « Le moral », condition du succès, serait-il donc ainsi fragilisé a priori par « la morale » ?
A contrario, une très forte cohérence entre ce à quoi l’on croit et ce que l’on fait serait donc le gage d’un « moral » indéfectible.
Or, l’expérience nous le confirme : le moral au zénith, c’est le fanatisme, dans la mesure où celui-ci se définit comme l’adéquation absolue de la foi aveugle et du passage à l’acte.
Mais le fanatisme, qu’il soit religieux, idéologique, nationaliste ou sectaire, est par nature immoral, puisqu’en rupture, par essence ou potentiellement, avec le principe d’humanité.
Il en est de même de l’activisme pur, à travers lequel l’action trouve en elle-même sa propre justification. Là non plus, pas « d’états d’âme », puisque l’on est dans l’amoralité.
Un militaire, pour être valeureux, n’aurait-il donc le choix qu’entre le fanatisme et l’amoralité ?
Inversement, « le moral des troupes » serait-il incompatible avec « la morale » universelle ?
Nous n’évoquerons que pour mémoire l’acquiescement à ces questions, qui serait le fait des idéologies pacifistes et non-violentes.
Nous ne pouvons en revanche les éluder dès lors que nous considérons que l’action militaire, dont la nécessité peut s’imposer à la mesure de situations de violence inacceptables mais irréductibles par tout autre moyen, se doit, de surcroît, d’être légitime, donc en cohérence avec les valeurs de civilisation qui l’inspirent.
Il faut, pour cela, repartir de l’expérience vécue.
Sur quoi le moral se fonde-t-il, au bout du compte, à l’heure de vérité du soldat, celle de l’épreuve, de la peur, de l’horreur, de la souffrance, de la mort ?
Rappelons-le, tous les témoignages concordent, les témoignages historiques, comme les « retours d’expérience » contemporains : « on y va » parce que les camarades « y vont », et parce que le chef est là qui trace la voie et qui paie d’exemple. Au-delà des mots, « le moral » se resserre alors sur un puissant sentiment de fraternité, horizontale (l’esprit de camaraderie) et verticale (une relation hiérarchique faite de la combinaison de l’autorité et d’une indéfectible confiance réciproque entre le chef et ses subordonnés, dans le respect mutuel, voire l’affection).
Pour s’en convaincre, le témoignage d’un acteur de première ligne de la Grande Guerre, Tézenas du Moncel, est particulièrement probant. Monté au front en 1915 au sein d’un régiment d’infanterie coloniale comme jeune sergent à 19 ans, il est, en 1918, alors lieutenant, un survivant des gigantesques hécatombes de la Somme, du chemin des Dames ou de Verdun, pour ne citer que les plus emblématiques des batailles qu’il aura vécues au cœur de la fournaise. Il a laissé un exceptionnel témoignage, sous le titre L’Heure H, en voie de réédition.
Retenons d’abord la vanité des « grands mots magiques », selon son expression, à l’heure de l’épreuve : « Nous comptions sur l’enthousiasme des grands sentiments pour nous aider le moment venu… et maintenant l’enthousiasme est tombé au contact de la réalité ; il n’y a plus rien que les faits, et la mort, et la souffrance et la misère de tout. Et maintenant il faut payer. »
« Le moral » au plus bas ?
Non, car lorsqu’il faut monter en première ligne : « La seule impression de chaleur me vient de ces quelques hommes qui marchent derrière moi, confiants les uns dans les autres, petit groupe perdu dans un désert mais auquel notre affection commune donne une âme collective : ces hommes sont devenus ma famille errante, mon foyer, la flamme fragile à laquelle ma vie est suspendue, qui disparaîtrait sans doute avec elle si elle venait à s’éteindre. »
Ou encore, bien plus tard, après des mois de terribles épreuves : « Je reste confondu de ce dévouement sans limites que je lis dans leur regard… Nous sommes tous devenus comme des frères, et nous avons soif de nous aider les uns les autres. »
Telle est la réalité de la guerre, avec son paradoxe, parmi d’autres : à l’ignominie de la mort donnée ou subie, répond une fraternité sans égale.
De prime abord, on pourra objecter que cela ne répond pas aux questions initiales. Nous sommes pourtant sur la voie d’une réponse.
Car on peut affirmer que ce qui rend le militaire « valeureux », pour reprendre l’expression précédemment utilisée, c’est d’abord et avant tout la « fraternité d’armes ». Le facteur déterminant « du moral », son ultima ratio, c’est celui-là, à l’exclusion de tout autre, notamment du fanatisme ou de l’amoralité identifiés précédemment comme susceptibles de préserver des « états d’âme ».
Bien entendu, ce sentiment de solidarité sans égal ne garantit en rien la cohérence avec nos valeurs de civilisation de référence. Il peut même être radicalement dévoyé, comme l’Histoire nous l’a, hélas, souvent montré.
Tout dépend donc de l’usage qu’on en fait, et ce constat suggère deux observations :
— il ne dépend que des hommes unis dans la « fraternité d’armes », en tout premier lieu des chefs dont la responsabilité est immense, à proportion de la confiance qui leur est accordée, qu’il soit placé sous le signe impérieux de nos valeurs de civilisation, donc de « la morale », ou, si l’on préfère, de l’éthique.
— mais, satisfaire à cette exigence, c’est affronter une redoutable problématique, qui est au cœur de l’état militaire.
Voici en effet le soldat, du combattant de base au général, confronté à des exigences qui s’imposent les unes et les autres alors même qu’elles sont antagonistes.
Il lui faut accomplir « la mission » « coûte que coûte » et, pour cela, prendre l’ascendant sur un adversaire qui peut ne reconnaître aucune limite à la violence déchaînée ; notre soldat obéit dès lors à un principe d’efficience, parfois dans la tentation de terribles surenchères, sauf à hypothéquer ses chances de succès.
Mais, simultanément, son action est soumise à ce « principe d’humanité » dont on a vu qu’il est au fondement de nos valeurs de civilisation et sans lequel cette action est dénuée de légitimité.
Exigences antagonistes, pour ne pas dire cruels dilemmes : voilà qui suscite au minimum la circonspection, quand ce n’est pas le doute, le trouble et l’irrésolution, autrement dit les fameux « états d’âme » dont la philosophie des popotes nous dit qu’ils seraient délétères pour « le moral ».
Serions-nous décidément dans l’impasse comme suggéré ab initio ?
Fort heureusement non, car une telle conclusion repose sur des prémisses dont la validité ne résiste ni à la réflexion, ni à l’observation.
Les « états d’âme » incriminés, lorsqu’ils concernent les chefs, peuvent en fait recouvrir deux types de phénomènes radicalement distincts ; d’une part, une faiblesse coupable, voire pathologique, lorsque l’irrésolution est chronique, le doute paralysant, le trouble déstabilisant, la décision incertaine ; d’autre part, une nécessaire circonspection préalable à la décision devant l’extrême complexité des situations de conflit, avec, notamment, les dilemmes identifiés plus haut, pour lesquels il n’est généralement pas de bonne solution, tout au plus une moins mauvaise ; et la vie est en jeu : celle de l’adversaire, celle des subordonnés, celle des populations.
La ligne de crête entre ces deux versants ?
Le caractère, cette « vertu des temps difficiles », selon Charles de Gaulle, ou encore la force d’âme, celle grâce à laquelle on passera de la plus extrême circonspection à la décision, dans sa pleine liberté d’homme et dans la plénitude de ses attributions de chef. Celle grâce à laquelle on tranchera le nœud gordien, parfois dans une sorte de pari pascalien.
« Le moral » du chef, c’est précisément sa force d’âme, et celle-ci n’est pas exclusive, tant s’en faut, « d’états d’âme » préalables, voire sous-jacents.
C’est cette même force d’âme qui choisira la voie étroite entre le principe d’efficience et le principe d’humanité ; cette même force d’âme qui se communiquera aux subordonnés, leur épargnant ainsi les « états d’âme » pathologiques ; cette même force d’âme grâce à laquelle « moral » et « morale », loin de s’exclure mutuellement, s’épauleront et se renforceront de leurs pouvoirs d’impulsion respectifs.
La force d’âme est, par excellence, la vertu du chef.
Elle est la clé de voûte des solidarités organisées autour de la « fraternité d’armes » et qui sont, on l’a vu, les plus sûres garantes « du moral ».
Telle est d’ailleurs la puissance du sentiment de fraternité dans une troupe valeureuse commandée par un chef animé d’une grande force d’âme, que « le moral » qui en résulte n’est pas exclusif de l’esprit frondeur, de la grogne, et même, dans les situations tragiques, d’un doute quant au sens des sacrifices consentis ; toutes ces attitudes pourraient tout aussi bien être qualifiées « d’états d’âme » : elles montrent que « le moral des troupes » n’est en rien une robotisation. Ainsi le courage n’est-il pas, comme on le sait, absence de peur, mais domination de celle-ci.
Tous les témoignages concordent là-dessus, depuis les « grognards » de la Grande Armée jusqu’aux « Casques bleus » des années 1992-1995 en Bosnie, en passant par les « Poilus » de la Grande Guerre.
A fortiori, c’est non moins un fait d’expérience, les contraintes liées aux exigences éthiques ne sauraient affecter « le moral » de la troupe, quelles que soient les difficultés occasionnées, dès lors que le chef s’est clairement prononcé et paie d’exemple en ce domaine.
Plus encore, pour peu que ces exigences éthiques fassent l’objet d’une appropriation au bénéfice de l’image collective – ce qui relève pour une bonne part de l’art du commandement et d’une formation bien conduite – il en résulte, pour le groupe, la section, la compagnie, le régiment, une force d’âme partagée sans pareille.
En effet, dans quoi la « fraternité d’armes », ce creuset « du moral », trouve-t-elle sa représentation et son inspiration, sinon dans cette image collective ?
« On y va », au bout du compte, parce que, derrière son chef et tous ensemble, on est de tel régiment, dont les valeurs qui nous ont été transmises nous obligent (et les moindres ne sont pas celles qu’expriment les couleurs nationales, emblème régimentaire par excellence), et parce que l’heure est venue d’apporter sa propre contribution à l’héritage.
Et voilà que trouvent à se conjuguer « moral » et « morale »…