Les cérémonies profanes, commémoratives et « patriotiques », sont affectées d’un paradoxe : sauf exceptions, d’autant plus remarquables, elles n’ont jamais été aussi nombreuses1 alors que la plupart ne rassemblent qu’un public restreint composé pour l’essentiel, autour de quelques officiels, par ceux qui sont directement concernés et par les représentants du monde associatif de la « mémoire », porteurs ou non du drapeau de leur association.
Les efforts ne manquent pourtant pas pour y convier les populations et notamment les enfants des écoles sous la conduite de leurs enseignants. Pour que ces efforts, parfois couronnés de succès, ne soient pas vains, deux conditions nécessaires, sinon suffisantes, sont à réunir : que la cérémonie soit porteuse de sens – une claire conception de ce sens par les initiateurs est un préalable à toute organisation de cérémonie – et que ce sens soit exprimé de telle sorte que la cérémonie à la fois parle à l’entendement du public et suscite son émotion ; c’est le but du cérémonial.
- Un sens aux cérémonies
L’hésitation que l’on peut avoir entre « commémoratives » et « patriotiques » pour qualifier les cérémonies traduit leur double vocation : d’une part faire mémoire, d’autre part exprimer des valeurs partagées.
- La mémoire
Longtemps, et dans toutes les civilisations, le respect des anciens, voire le culte qui leur était rendu lorsqu’ils avaient disparu, était au fondement des règles de comportement, individuelles et collectives. Parallèlement, le dévouement au bien commun était la condition de la survie de l’individu. La connaissance des exemples du passé, l’hommage qui était dû à ses acteurs, le devoir de s’inscrire dans leurs traces étaient à la base de l’éducation comme autant de gages de succès pour une vie incertaine.
De nos jours, les évolutions considérables que connaît l’humanité en tous domaines, notamment technologiques et sociologiques, semblent invalider les modèles du passé2. Dans le même temps, c’est un truisme d’observer que l’individualisme a pris le pas sur le sens collectif. Mais peut-être serait-il plus fécond de remarquer que là où les « cérémonies » ne font généralement pas recette pour « faire collectif », les grandes manifestations festives, avec en tout premier lieu le sport comme vecteur, tout comme la musique, mais encore tel événement porteur d’émotion, aux composantes multiples – on songe aux journées mondiales de la jeunesse –, peuvent rassembler des foules immenses et ferventes, majoritairement composées de jeunes.
Dans ce contexte, quel sens cela peut-il avoir de « faire mémoire » ? À cette interrogation, on répond le plus souvent par une injonction : le « devoir de mémoire ». Mais qui ne voit que cette réponse est plus incantatoire que convaincante ? En quoi, dans un monde qui a tant changé, le passé pourrait-il nous enseigner pour le présent et pour l’avenir ? C’est la question clé, et si l’on n’y répond pas, le « devoir de mémoire » reste pure incantation.
Or l’avenir demeure plus incertain que jamais. Donc, plus que jamais, l’être humain a besoin de repères, de jalons, pour orienter ses comportements vers l’articulation de l’individuel et du collectif. C’est ce que l’on appelle des « valeurs ». Ainsi, « faire mémoire » n’aura de sens que pour autant qu’il s’en dégagera des valeurs. Encore faut-il que celles-ci soient perçues comme éclairantes face aux incertitudes des temps présent et à venir.
- Les valeurs
Allons droit au but. Quelles que soient les transformations qui affectent notre monde, quelles que soient les innovations de toutes natures, demeure une injonction, celle d’avoir à vivre ensemble, au-delà de nos individualités, au-delà de nos différences. On peut même dire que l’individualisme triomphant s’accompagne d’un paradoxe, celui d’une dépendance de l’individu par rapport à son environnement et à la société plus prégnante que jamais. Il n’est donc pas de besoin plus impérieux que celui des valeurs partagées qui pourront inspirer ce « vivre ensemble », de sorte qu’il soit le plus harmonieux possible.
À l’heure de la mondialisation, nul ne peut disconvenir que la première de ces valeurs à partager est celle d’une même foi en l’homme. Foi en l’universalité de l’homme d’une part, avec la liberté et l’égalité comme fondements. Foi en la personne humaine de surcroît, le prix de sa dignité et de sa vie, le respect qui lui est dû, la solidarité dont elle doit faire l’objet, une foi sans laquelle la première se retourne en son exact contraire.
La seconde de ces valeurs découle d’un constat : le « vivre ensemble » s’exerce au sein d’une communauté humaine à la fois naturelle, sociologique et historique. La communauté naturelle est celle de la famille. La communauté sociologique s’organise autour de l’habitat, du travail, des études, des loisirs. La communauté historique est l’ensemble gigogne qui va de la commune à l’État-nation, et même aujourd’hui au-delà. Cet État, des utopies libertaires l’avaient dénoncé comme tyrannique et la référence à la patrie comme une aliénation désuète. Aujourd’hui, enserré dans des interdépendances multiples, européennes et mondiales, il a perdu sa puissance d’antan ; simultanément, il lui faut accorder aux singularités régionales une place qu’il leur a longtemps refusée. Mais voici que, passé le temps des illusions et revenu celui de l’insécurité, on redécouvre que l’État-nation, en l’occurrence la France, reste l’ultime garant de l’épanouissement individuel et de l’harmonie collective, lieu privilégié d’une communauté de destin. Ainsi renaît le « patriotisme » comme seconde valeur à partager. Le patriotisme, c’est-à-dire une relation intellectuelle et affective avec une communauté humaine héritée d’une riche histoire, une France identifiée par des symboles, un drapeau, un hymne, une devise qui expriment des valeurs communes en lesquelles on se reconnaît et qui haussent chacun au-delà de lui-même. Un patriotisme non pas fermé et xénophobe, mais ouvert sur l’universel dans la mesure où, précisément, la France se définit historiquement et largement au travers des valeurs de l’humanisme précédemment évoquées.
Ainsi donc, commémorer, autrement dit « faire mémoire », n’aura de sens que pour autant que l’hommage rendu aux anciens permettra aux participants, notamment aux générations nouvelles, de percevoir et de s’approprier les valeurs d’un « vivre ensemble » telles que rappelées ci-dessus. Encore faut-il que le message soit reçu. C’est le rôle du cérémonial.
- Cérémonial
Les cérémonies officielles obéissent à un protocole normé. À cet égard, les cérémonies militaires sont le modèle du genre, avec un déroulement, un rituel, une gestuelle qui, bien exécutés, ne sont pas sans effet. Pour autant, bien souvent, si les initiés peuvent être en communion, le sens de tout cela échappe très largement à ceux qui le sont moins. Quant aux cérémonies sans présence militaire significative, lorsqu’elles se conforment au protocole, ce qui n’est pas toujours le cas, le résultat est rarement à la mesure de la générosité des organisateurs.
Or il existe une forte analogie entre cérémonies commémoratives ou patriotiques et cérémonies religieuses. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de réunir les participants si possible dans une ferveur commune. Sur ce registre, il est clair que les religions ont une longue expérience. Elles mettent en œuvre, pour cela, des liturgies, autrement dit… un cérémonial. On peut donc penser qu’elles ont à nous apprendre, fortes d’une expérience multiséculaire. Tel est le cas, tout particulièrement, des églises chrétiennes qui distinguent, pour la cérémonie par excellence qu’est la messe, la liturgie de la parole et la liturgie sacrée. La première s’adresse à l’intellect, à la raison, à l’entendement. Elle vise un enseignement et l’adhésion intellectuelle. La seconde s’adresse au cœur, à l’affectif. Elle vise à produire une émotion qui va contribuer à la communion des assistants et renforcer l’adhésion.
Transposée à la « liturgie laïque » qu’est de fait une cérémonie commémorative ou patriotique, cette distinction est féconde. Elle est même indispensable. Au-delà des commentaires et des explications donnés en amont et chemin faisant par le maître de cérémonie, une prise de parole est, en tout premier lieu, toujours nécessaire. Elle revêt souvent la forme d’une communication officielle ; ainsi, par exemple, le message du ministre de la Défense pour les cérémonies commémoratives récurrentes telles que le 8 mai ou le 11 novembre. Ce peut être aussi l’« ordre du jour » de l’autorité militaire. Le protocole prévoit d’ailleurs, pour souligner la solennité de cette communication, des sonneries de clairon qui l’encadrent : « Ouvrez le ban », « Fermez le ban ».
Il est rare qu’il faille s’en contenter. En effet, c’est bien localement, en tel lieu et face à tel public, qu’il faut dégager le sens de l’événement, tâche qui revient alors, par exemple, au maire, ou bien au représentant de telle association, ou aux deux. Loin des poncifs et des lieux communs, il s’agit bien alors de montrer en quoi ce que l’on célèbre est l’illustration des valeurs qui doivent inspirer notre « vivre ensemble »3.
Ce temps de parole demande à être médité. C’est pourquoi il sera suivi d’un moment musical choisi en cohérence avec le message adressé, à la fois pour offrir un moment de méditation et, déjà, pour y ajouter l’émotion. Ainsi donnera-t-on par exemple à entendre, ou à reprendre ensemble, le Chant des marais pour le jour de la déportation ou le Chant des partisans s’il s’agit de Résistance, ou même La Madelon pour le 11 novembre.
Le cérémonial officiel prévoit un hommage aux morts avec fleurissement d’un monument, minute de silence et sonneries appropriées. Nous sommes alors sur le registre de l’émotion et un soin particulier doit être apporté pour la susciter, à la fois esthétique et affective. Le protocole a bien été conçu dans cet esprit. Dès le fleurissement effectué avec solennité, retentit la sonnerie aux morts avec ses accents déchirants. Lui succède une minute de silence ; c’est le temps du recueillement dans le souvenir de ceux qui ont laissé la vie, précisément au nom des valeurs qui sont célébrées en cette occasion. Puis retentit l’hymne national, La Marseillaise, dont l’allant dit assez qu’au-delà du deuil il y a la vie et que ceux qui sont là ont la volonté d’inscrire leurs pas dans la trace de leurs anciens. La gestuelle est à l’unisson : drapeaux inclinés pour l’hommage aux morts, relevés pour La Marseillaise, troupes au présentez-armes, salut du préfet, des militaires, des pompiers.
Dans cet esprit, tout ce qui peut concourir à nourrir ce moment d’émotion partagée est bienvenu : tel est le cas notamment d’une participation des enfants, que ce soit pour l’« appel des morts » à la faveur duquel chaque nom figurant sur le monument est énoncé, suivi en écho de la mention « mort pour la France »4 ou bien du fleurissement, ou encore du chant de La Marseillaise ou de tel chant de circonstance.
Le protocole est bien sûr à respecter. Mais il l’est plus dans l’esprit que dans la lettre. C’est un exercice vain si l’ordonnancement de la cérémonie n’est pas à la fois porteur de sens et générateur d’émotion, avec un souci marqué de cohérence et d’esthétique pour des participants à rendre le plus possible acteurs de l’événement.
Le public, notamment les jeunes, se détournerait des cérémonies de mémoire et patriotiques ? Si tel est le cas, interrogeons-nous sur le point de savoir où en est la responsabilité. Car tout indique que, plus que jamais, nos concitoyens, tout particulièrement les générations nouvelles, sont en attente d’occasions qui leur permettent d’être confortés dans une volonté partagée de vivre ensemble au-delà de leurs différences dans notre vieux pays de France.
1 La question de la prolifération des commémorations ne sera pas traitée ici. Elle mérite néanmoins une réflexion approfondie.
2 Ainsi, devant une tablette numérique, le rapport au savoir s’est inversé entre l’enfant et l’ancien. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
3 Pour les militaires, un « ordre du jour » pertinent s’inscrit sur ce registre : en donnant souffle à l’« esprit de corps », l’évocation d’un passé héroïque se veut avant tout source d’inspiration pour le service des armes et pour l’exécution de la mission, ici et maintenant.
4 Si, dans les villes, les patronymes peuvent paraître abstraits, dans bien des bourgs et villages – tel est particulièrement le cas en Haute-Savoie –, ils sont portés par nombre des écoliers ou collégiens qui participent à la cérémonie.