En 2014, les commémorations du centenaire de la Grande Guerre et du soixante-dixième anniversaire du Débarquement ont fait passer au second plan le soixantième anniversaire des accords de Genève mettant un terme à la présence française en Indochine et à un conflit colonial qui aura duré neuf ans et au cours duquel la France et ses armées ont payé un lourd tribut.
Si, le 22 mars 1947, le consensus politique avait accordé des crédits afin de constituer un corps expéditionnaire chargé d’éradiquer au sein de la « perle de l’Orient » toute revendication indépendantiste menée sous la bannière communiste depuis la déclaration d’indépendance du Vietnam par Ho Chi Minh le 2 septembre 1945, l’armée française peinait au sortir de la guerre à trouver des volontaires pour cette guerre peu populaire et pour laquelle le choix avait été fait de ne pas engager le contingent. Pour pallier ce manque d’hommes dans la tentative française de « reprise en main de la colonie », une solution s’imposa très précocement : en plus de s’appuyer sur ses troupes coloniales, la France pourrait compter sur la Légion étrangère en permettant à celle-ci d’augmenter ses effectifs. Une vaste campagne de recrutement fut alors lancée.
Or, avec la capitulation du régime nazi, les Alliés devaient gérer onze millions de prisonniers de guerre allemands qui s’entassaient dans différents dépôts dans des conditions de détention difficiles. Rien qu’au lendemain de l’opération Overlord, quelque deux cent dix mille soldats allemands avaient été capturés, trente à cinquante mille lors de la bataille pour la poche de Falaise en août 19441. Des prisonniers qui affluaient massivement au fur et à mesure que la ligne de front se rapprochait de l’Allemagne. Ainsi, en 1945, la France avait sous son autorité directe plus d’un demi-million de prisonniers de guerre allemands.
Les directives qui furent données aux agents recruteurs de la Légion insistèrent donc sur la manne que représentaient ces prisonniers de guerre allemands. En clair, il s’agissait d’exploiter au maximum la situation de détresse de ces hommes. Dès l’été 1945, différents rapports de la Croix-Rouge soulignaient en effet des conditions de détention qui devenaient très difficiles. Les prisonniers étaient souvent dans des états physiques catastrophiques2. Et les geôliers usaient de différentes techniques pour briser les velléités de rébellion ou d’évasion, notamment de fréquents déplacements et changements de dépôts, situation que certains connaîtront une nouvelle fois lorsqu’ils seront prisonniers du Vietminh. Ainsi, entre 1944 et 1948, vingt-quatre mille cent soixante-dix-huit prisonniers de guerre allemands vont mourir dans les dépôts français…
- Un recrutement massif
Ces conditions de détention furent un facteur déterminant dans l’engagement massif des prisonniers de guerre allemands dans la Légion. En effet, la fin de la captivité, la possibilité de prendre un nouveau départ, de toucher une bonne solde et un traitement égal aux autres soldats de l’armée française étaient autant d’arguments utilisés par les agents de recrutement envoyés à l’intérieur des camps. De plus, ces derniers étaient scrupuleusement sélectionnés, souvent parmi les légionnaires allemands recrutés durant l’entre-deux guerres, qui parlaient donc la même langue et pouvaient par conséquent jouer sur la « fibre germanique ».
Bientôt, le recrutement d’Allemands ne se limita plus aux camps de prisonniers et gagna les territoires occupés, notamment ceux placés sous occupation française : le Württemberg-Hohenzollern, le Pays de Bade, la Rhénanie-Palatinat et la Sarre. Un véritable maillage du territoire y fut organisé, des bureaux de recrutement y furent partout implantés. Les Allemands sensibles aux discours des agents recruteurs ou aux différentes campagnes d’affichage pouvaient s’y rendre afin d’y contracter une demande d’engagement. Ce fut un incroyable succès : si nous ne disposons pas de chiffres officiels, les témoignages de légionnaires allemands et français insistent sur l’importance des convois acheminant de jeunes Allemands, plusieurs centaines par mois, vers Marseille pour un embarquement en direction de l’Algérie et de Sidi Bel Abbès.
Cependant, devant les vagues de contestations que ce recrutement souleva outre-Rhin, au sein de l’opinion publique – la presse ne fut pas longue à réagir et à exprimer son mécontentement face aux agissements de la Légion sur le sol allemand – mais aussi de l’administration fédérale, ce recrutement fut limité par le haut commandement des forces armées et par le ministère français des Affaires étrangères qui voyait là un casus belli dans ses relations diplomatiques avec l’Allemagne. Dès lors, la Légion dissimula son action et minimisa dans ses statistiques le nombre d’Allemands dans ses unités. Ce que l’on peut constater lorsqu’on les recoupe avec les témoignages individuels. Ainsi peut-on lire des lettres d’officiers stupéfaits par l’apport massif de ces recrues dans les unités combattantes. Un colonel du 3e régiment étranger d’infanterie (rei), par exemple, se voit interpellé par la présence de plus de 50 % d’Allemands au sein d’un renfort de deux mille hommes3. Des estimations semblables ne sont pas rares, et cela même dans les rapports et enquêtes de commandement au sujet des effectifs de la Légion étrangère en Indochine. Cette forte présence est aussi visible dans le rapport sur la situation numérique par nationalité du 2e régiment étranger de cavalerie (rec) en mai 1951, où la nationalité allemande arrive largement en tête avec 43 %4. De même, l’ensemble des vétérans interrogés sont unanimes pour nous confier que dans leurs unités respectives, toutes différentes, la part d’Allemands était de 50 à 60 %, voire plus.
- Qui étaient-ils ?
Les années de l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale furent ainsi celles d’une germanisation sans précédent de la Légion étrangère, celle-ci s’appuyant sur ces anciens soldats du Reich pour gonfler ses effectifs, mais aussi pour encadrer ses unités et ainsi mettre à profit l’expérience de ces hommes dans de nombreux domaines, comme les unités parachutistes ou les opérations de contre-guérilla. Quant à la présence d’anciens soldats de la Waffen-ss, si celle-ci fut longtemps démentie, elle ne peut aujourd’hui être ignorée…
Le parcours militaire des légionnaires allemands combattant en Indochine a souvent été source d’interrogations et les rumeurs les plus farfelues se sont propagées dans l’opinion politique au sujet de ces Allemands qui avaient choisi de servir sous les drapeaux français, faisant de ces hommes un « ramassis de nazis » ou autres geôliers de camps de concentration. Certaines évoquèrent même la présence des auteurs des crimes commis à Oradour-sur-Glane. Des accusations émises sur la scène politique de l’époque, principalement par le Parti communiste français, alors majoritaire à l’Assemblée nationale, mais aussi dans la presse et dans la littérature, en attestent les articles dans Neues Deutschland ou le roman de G. R. Elford, La Garde du diable. Des ss en Indochine5.
Autant d’idées reçues. En effet, si l’on s’attache à étudier avec précision, grâce à la consultation de leurs dossiers militaires conservés aux archives allemandes, le parcours avant leur engagement dans la Légion de ceux d’entre eux qui sont morts en Indochine, on se doit d’être beaucoup moins catégorique. Il est en effet assez conforme à la proportion des différentes armées de l’Allemagne nazie : l’infanterie de la Wehrmacht est l’arme d’origine la plus représentée, la Waffen-ss la moins présente. L’absence de sources due à la destruction massive des archives militaires qui auraient permis d’identifier clairement les membres de la ss dans les dernières heures de la guerre peut cependant expliquer cette « sous-représentation » d’anciens ss. Seul le fond des Prisoners of war reccords conservé à Berlin a pu compléter nos informations. Nous avons pu noter également la forte représentation des légionnaires issus de la Kriegsmarine et de la Luftwaffe. La première peut s’expliquer par l’importance des contingents de marins allemands faits prisonniers dans les ports militaires du sud de la France à la Libération6.
En outre, on ne peut qu’être attentif à « l’expérience de combat » dont ces soldats allemands devaient bénéficier. Ils étaient le « fruit » de plusieurs années de guerre, les rescapés de la campagne de Russie, de la guerre du désert, des champs de bataille d’Italie, de Normandie et de Hollande. Ils présentent pour la plupart des citations au combat, ont déjà été blessés et connaissent l’âpreté des combats. Des hommes aguerris qui se révèlent être de précieux adjoints pour les jeunes officiers saint-cyriens en quête d’expérience. Dans leurs sections, les Allemands sont des cadres appréciés qui aident leurs camarades en prodiguant conseils et méthodes. S’ils ne furent pour la plupart que des conscrits du Reich, leur expérience est telle qu’elle a fait de ces hommes des « professionnels de la guerre ». Et leur expérience dans certains domaines, notamment en matière de « lutte anti partisane » (expression allemande pour parler de contre-guérilla), est recherchée et mise à profit.
- Apatrides et enjeux de mémoire
Enfin, il s’agit de comprendre le positionnement de ces hommes, devenus apatrides et enjeux de mémoire, au cœur de relations politiques « tendues » par une autre guerre qui ne dit pas son nom : la guerre froide. Alors qu’en 1954, la République fédérale d’Allemagne (rfa) était plongée dans la lutte entre les deux grands blocs et que la République démocratique allemande (rda), communiste depuis sa fondation en 1949, avait toujours soutenu le Vietminh dans sa guerre contre la France, comment imaginer que des Allemands aient pu revendiquer leur appartenance à la Légion étrangère française ? En atteste le sort réservé aux déserteurs rapatriés par la filière diplomatique, contraints, une fois rentrés en Allemagne de l’Est, de participer à différents meetings politiques afin de dénoncer les abus de la France en tant que puissance coloniale, mais aussi de critiquer les façons d’opérer de la Légion, voire instrumentalisés par la Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (sed), le parti unique. Dans le pire des cas, certains étaient directement incarcérés et questionnés sur la Légion et leur parcours. C’est pourquoi nombre d’entre eux adoptèrent la loi du silence. Il en fut de même à l’Ouest, même si les risques encourus étaient bien moindres qu’à l’Est. Un silence qui priva la plupart d’entre eux de la possibilité de faire valoir leurs droits d’anciens combattants de l’armée française (pensions d’anciens combattants mais aussi d’invalidité...).
Les temps ont changé et désormais l’Allemagne est le pays d’Europe où il y a le plus grand nombre d’amicales d’anciens légionnaires répertoriées et la Légion étrangère y est admirée. Néanmoins, le difficile retour à la vie civile demeure une blessure vive dans le cœur de nombre de ces légionnaires allemands ayant servi en Indochine…
1 V. Schneider, « Les Prisonniers de guerre allemands en Basse-Normandie (juin 1944 - décembre 1948) », mémoire de master 2, ucbn, 2005.
2 J. Bacque, Morts pour raisons diverses. Enquêtes sur le traitement des prisonniers de guerre allemands dans les camps américains et français à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Sand, 1989.
3 10 h shd.
4 shd, 7 U. 1029, rapport sur la situation du 2e rec en mai 1951.
5 Georges Robert Elford, Paris, Fayard, 1974.
6 Libérations de Toulon (septembre 1944) et de Marseille (août 1944).