« Quand j’entrai dans l’armée, elle était une des plus grandes choses du monde », ainsi s’exprime, en ouverture de ses Mémoires de guerre, le général de Gaulle, entré à Saint-Cyr en 1910.
Il est vrai que, longtemps, l’image de la France a été indissociable des manifestations de sa puissance militaire. Du Grand Siècle avec Vauban, qui marque fortement les paysages de notre pays de ses citadelles devenues aujourd’hui patrimoine de l’humanité, jusqu’au xxe siècle, celui du service militaire universel et obligatoire, avec ses villes de garnison et ses camps militaires maillant le territoire d’un réseau serré, des plaines du Nord et d’Alsace à la Méditerranée, des hautes vallées alpines à la côte atlantique, au long de plus de trois siècles, l’armée est l’un des éléments structurants de l’espace national.
Ainsi, dans ce pays que l’État a fait, l’État capétien puis l’État jacobin, le temps n’est pas éloigné où, dans chaque région, celui-ci reposait sur deux piliers : le préfet et le général, le pouvoir civil et le pouvoir militaire. Dans ce cadre, dans les dernières décennies du précédent siècle, l’armée était encore un recours sur un très large registre : par ses effectifs, nombreux et disponibles, par son organisation, par sa présence sur tout le territoire, par les moyens dont elle disposait, elle contribuait très largement à la perception de l’« identité nationale », objet aujourd’hui de tant de controverses, et à la sécurité générale dans le même temps où la dissuasion nucléaire, dont elle était la garante, semblait éloigner la perspective de son emploi sur les champs de bataille.
Sa place à part dans les institutions régaliennes se manifestait par nombre de dérogations dans l’appareil d’État. Ainsi, sur le territoire, elle n’était pas une administration soumise à l’autorité préfectorale et les généraux commandants de région disposaient de larges prérogatives. Pour son administration même, elle bénéficiait d’importantes mesures dérogatoires des règles des finances publiques, eu égard à ses contraintes propres. C’est ainsi que ces mêmes commandants de région, mais aussi les chefs de corps, commandants de régiments, au cœur du système, investis de l’« intégralité des prérogatives du commandement », disposaient d’une très large autonomie de gestion, gage de réactivité et de performance, dans une articulation étroite entre l’« opérationnel » et l’« organique », placés sous une même autorité.
Or, dès à présent et plus encore dans un avenir proche, le système militaire de la France est en rupture radicale par rapport à cet héritage. La réduction considérable des effectifs, liée dans un premier temps à la suspension de la conscription, puis désormais dans le cadre de la réduction des dépenses publiques, avec l’abandon d’un nombre considérable de garnisons en l’espace d’une décennie, a quasi effacé l’armée du paysage national. Son resserrement sur une vocation « opérationnelle » centrée sur la « projection » largement au-delà des frontières accentue encore cette évanescence. Simultanément, tout se passe comme si son administration faisait l’objet d’une normalisation, la dissociant de la fonction opérationnelle et la soumettant sans dérogations à des règles communes elles-mêmes en évolution dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (rgpp).
Son positionnement dans l’appareil d’État évolue en conséquence, nombre de postes de responsabilités longtemps confiés à des militaires étant transférés désormais à des fonctionnaires et hauts fonctionnaires civils. À vrai dire, ce dernier phénomène s’était esquissé de longue date, mais il trouve aujourd’hui des justifications dans la conception même d’une fonction militaire « opérationnelle » dissociée des fonctions managériales et administratives. Dans ce cadre, la notion d’« intégralité des prérogatives de commandement », qui marquait fortement le système militaire de commandement, cède la place à des répartitions de responsabilités complexes.
Nous sommes donc à un moment de l’histoire de notre pays et de son armée sans précédent, qui marque une rupture profonde avec l’héritage des siècles antérieurs. Or il n’est pas sûr que cette situation soit clairement perçue, aussi bien par les responsables politiques que par nos concitoyens et même par les militaires eux-mêmes. Un tel phénomène mérite d’être identifié et analysé, dans sa nature et dans son ampleur, non pas pour déplorer on ne sait quel âge d’or1, mais pour s’interroger sur ses conséquences, pour l’armée elle-même et pour le pays.
Telle est la problématique, formulée comme constat débouchant sur un questionnement, qui avait été proposée à la réflexion des auteurs sollicités sur ce thème. À la lecture des contributions, il est clair que nous ne faisons là qu’ouvrir un dossier sur lequel nous aurons encore de beaux jours pour des réflexions à venir. En effet, non seulement le constat demande encore à être étayé sur nombre d’aspects, mais, et c’est évidemment lié, le questionnement sur ses conséquences demeure lacunaire.
S’agissant de la France et de son armée, la question première est évidemment celle de la contribution de la puissance militaire à la puissance en général. Sur ce point, l’ambassadeur François Scheer apporte la démonstration du rôle historique essentiel des capacités militaires de la France pour étayer son statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, à l’appui d’une diplomatie tous azimuts. Il pose du même coup la question du seuil de capacités à partir duquel ce rôle serait remis en cause. Est-il ou non franchi ? Le débat est ouvert.
Le général Georgelin, fort de son expérience décennale de chef d’état-major particulier du président de la République et de chef d’état-major des armées, renchérit sur le caractère pérenne d’une « France [qui] fait encore aujourd’hui figure de nation militaire ». Plus que sur la pertinence, pour y concourir, d’une politique de défense adaptée, qui lui semble garantie par les institutions et par une « chaîne de commandement simple, claire et efficace », son interrogation porte sur les risques de banalisation et de renoncement d’un « soldat qui reste l’incarnation du tragique du monde ». Il identifie en effet deux facteurs délétères : une société « qui prône davantage le consumérisme que l’héroïsme » et la pression, dans l’administration de l’État, des « tenants de l’uniformisation ». Là, pour lui, est « le vrai poison de l’esprit militaire ».
Un autre aspect des transformations, pour ne pas dire des mutations, en cours est celui du rôle des militaires dans ce pays. Encore faut-il distinguer. En tout premier lieu vient à l’esprit l’interface politico-militaire. François Vial décrit de façon convaincante l’histoire, insolite dans une démocratie comme la France, du recours aux « hommes providentiels » issus de l’armée. Pour lui, c’en est fini, et c’est le dernier de ces hommes-là qui met un terme à un rôle politique de l’armée : le général de Gaulle. On peut suivre l’auteur dans son appréciation d’une évolution positive en la matière, signe d’une maturité démocratique. En revanche, l’évolution du rôle des militaires dans l’élaboration de la politique qu’il est convenu d’appeler de défense n’a été traitée que partiellement.
Sur le registre de l’articulation au plus haut niveau du décideur politique et du commandement militaire, l’analyse de Samy Cohen, en tous points convergente avec celle du général Georgelin, est très éclairante. Elle montre bien qu’au « chacun chez soi » de la IIIe République et à une certaine démission du politique sous la IVe a désormais succédé une subordination stricte du militaire au politique, sans que ce soit nécessairement au préjudice du rôle de conseil et d’influence du premier.
Mais, si l’on en vient à l’élaboration et à la conduite de la politique de défense dans ses modalités concrètes et dans ses résultats, à la lecture de la contribution du général Faugère qui, vingt ans durant, dans la dernière période, a été aux avant-postes en la matière, on perçoit la frustration, si ce n’est l’amertume, en tout cas l’inquiétude. Voilà un champ qui reste à labourer, et il n’est pas mineur.
L’autre aspect du problème est sociétal : quid des relations entre cette armée, professionnelle, réduite, vouée aux horizons lointains, disséminée dans quelques rares îlots sur un territoire devenu désert militaire, et la société ?
Le général de Giuli, qui a été l’un des acteurs majeurs du passage de l’armée de conscription à l’armée professionnelle, établit quant à lui une relation subtile entre « socialisation accrue et perte d’influence ».
Pour le colonel Cotard, s’agissant de leurs capacités d’influence, les armées ont d’abord à « balayer devant leur porte », en permettant, mieux qu’aujourd’hui, aux talents de s’exprimer, dans une plus large ouverture des carrières et des attitudes vers la société civile. Le rôle, dans cette expression, des nouveaux modes de communication via Internet est esquissé par le chef de bataillon Sage ; l’auteur, qui croit y voir « une autre manière de rester socialement invisible », ouvre là une porte pour des investigations à poursuivre.
Il est remarquable par ailleurs que quatre contributions mettent plutôt l’accent sur des évolutions que les auteurs jugent positives : image de l’armée auprès des jeunes pour Barbara Jankowski et Elyamine Settoul2, sa perception par le grand public pour Jean Guisnel, la symbiose entre une unité professionnelle et sa garnison pour le chef de corps du 8e régiment de parachutistes d’infanterie de marine (rpima) et le maire de Castres. Ces appréciations largement positives montrent à quel point les évolutions peuvent être contrastées. Pour qui se souvient du climat d’antimilitarisme parfois haineux des années 1970, il ne fait pas de doute que l’indifférence contemporaine, qui peut laisser place à la ferveur, mérite d’être appréciée à sa juste mesure par les militaires.
Pour autant, cela doit-il masquer le phénomène historique de disparition des thèmes militaires3 du paysage culturel de notre pays4 ? La réponse est évidemment non, tant ses implications dépassent le seul sujet des « relations armée-nation ». Si l’on souscrit au constat qui ouvre cette problématique, à savoir la place considérable, des siècles durant, de la chose militaire dans l’espace culturel français, contrastant avec sa quasi-absence aujourd’hui, le sujet reste à traiter. Il reste à s’interroger sur les causes du phénomène et sur ses conséquences potentielles, non seulement pour l’armée, mais pour la nation elle-même.
Enfin, le dernier aspect des transformations en cours est interne aux armées et concerne par ailleurs plus spécifiquement l’armée de terre. Il s’agit de la conjonction de la disparition des mesures dérogatoires en matière budgétaire, d’une distinction forte établie entre fonctions « opérationnelles » et « soutiens », de plus en plus interarmées, voire « civilianisés », si ce n’est sous-traités, et de la remise en cause très profonde de ce qui avait jusque-là, depuis plus d’un siècle, été considéré comme la pierre angulaire du système : l’intégralité des prérogatives de commandement au niveau du chef de corps. Le commissaire Mantin privilégie, quant à lui, une appréciation positive.
Le général Lecointre, de son côté, fait une magistrale démonstration d’« une transformation aussi radicale que passée inaperçue car comprise comme une simple série de modernisations et adaptations techniques ». Il montre comment, la « guerre » ayant disparu de l’horizon des nations européennes, on est passé d’une « armée » conçue et organisée pour assurer la survie de la nation face à un péril majeur à un « outil militaire » en rupture avec le modèle antérieur : rien, sinon les contraintes budgétaires et les choix de positionnement politique, n’en détermine plus le format, quand rien non plus, dans ses structures et son administration, ne saurait être désormais dérogatoire. Cet « outil militaire » peut-il redevenir une « armée » si les circonstances l’exigent ? Telle est la question. Tout comme se pose celle d’une banalisation de cet outil dans l’appareil d’État et dans l’opinion quand, dans les faits, il expose ses membres, aujourd’hui comme hier, à « des situations de combat extrême au cours desquelles il devra donner la mort et risquer sa vie ». On rejoint là la préoccupation du général Georgelin.
Là encore, le dossier est à peine ouvert. Or, ne nous y trompons pas : au-delà de son aspect technique qui peut paraître rébarbatif, il est déterminant et nous sommes bien là dans une rupture radicale.
La France n’est pas la seule à connaître des évolutions considérables dans ses forces armées. Tel est le cas de nos voisins suisses, dont les initiés savent à quel point l’armée « de milice » est, pour eux, véritablement fondatrice. C’est dire si les évolutions en cours dans ce pays sont sources de questionnements. Le divisionnaire Juilland en porte témoignage. L’éclairage qui pourrait par ailleurs être apporté par les cas britannique ou allemand, par exemple, serait sans aucun doute souhaitable. Il reste à venir.
Ainsi, sur les thèmes abordés dans ce numéro, notre revue est bien dans sa vocation : elle ouvre une réflexion, à prolonger de toute nécessité.
1 Souvenons-nous à cet égard de l’antimilitarisme virulent des années 1960-1970, disparu aujourd’hui.
2 Au-delà du terme générique, Elyamine Settoul montre les représentations complexes que se font de l’armée les « jeunes » issus des « minorités visibles », ceux des « banlieues ». Il décrit une ambivalence entre « rhétorique de la dette ancrée dans l’histoire coloniale et identification positive aux valeurs qui fondent les ethos militaires ». Il y voit des raisons de suggérer la pérennité, pour ces populations, d’une fonction intégratrice de cette armée. Voilà encore un champ qui reste largement à explorer.
3 Encore faut-il observer que cette absence est celle des thèmes militaires ou guerriers français, mais pas américains, qui sont très présents. On a là une problématique culturelle aujourd’hui peu sinon pas traitée.
4 Comment, à l’heure de boucler ce numéro, ne pas saluer une exception et rendre hommage qui est dû à l’auteur de La 317e section, du Crabe Tambour et de L’Honneur d’un capitaine, Pierre Schœndœrffer, qui vient de disparaître ? Puisse venir le Pierre Schœndœrffer de ce début du xxie siècle.