Les restructurations militaires en cours, décidées à la suite du Livre blanc de 2008 et conduites sous contrainte de la révision générale des politiques publiques (rgpp), ont pu être présentées comme « La Réforme » qui s’imposait enfin, deux décennies après la fin du monde bipolaire, comme si l’armée était depuis lors restée immobile. Les acteurs des très profondes transformations des années 1996-2002, qui avaient cru devoir adopter le mot de « refondation » pour les caractériser, ont apprécié… Mais surtout, ils ont déploré que l’on ne s’inscrive pas dans les justes perspectives de la continuité et de l’évaluation rigoureuse d’un héritage multidécennal, ce qui aurait permis d’identifier les nécessaires adaptations à des contraintes nouvelles, en distinguant les insuffisances à corriger, les innovations à imaginer et les acquis à préserver en tout état de cause.
Réformer, c’est changer, si nécessaire radicalement, à proportion de ce que l’évolution générale du monde exige. Mais c’est aussi adapter, infléchir et, pour une part, demeurer. Qu’est-ce qui change ? Qu’est-ce qui doit changer radicalement ? Qu’est-ce qui demande à être adapté, ou infléchi ? Qu’est-ce qui demeure ? Qu’est-ce qui doit demeurer ? Telles sont les questions dont les réponses doivent éclairer toute restructuration et toute réforme, au regard, pour ce qui concerne le système de défense, des options politico-stratégiques qui déterminent l’économie générale de celui-ci.
Sur ce registre, avec le recul, l’évolution de l’armée au cours du demi-siècle écoulé, loin d’avoir été étale, a été emportée dans un courant continu, souvent chaotique, parfois brutal, entre biefs et rapides. L’aspiration au répit qui pourrait succéder à une mythique cohérence atteinte au prix d’efforts d’adaptation parfois considérables en est une constante, jamais assouvie.
On peut distinguer deux grandes périodes successives marquées chacune par une rupture initiale majeure du contexte politique et géostratégique suivie d’un temps plus ou moins long d’incertitudes, de tâtonnements, de « bricolages » ou de latence, au terme duquel une réforme profonde de l’institution militaire et de son organisation fait écho à l’événement déclencheur. La première s’ouvre en 1962 quand, pour la première fois de son histoire moderne, la France, dans le contexte singulier de la guerre froide, n’a plus aucun de ses soldats engagé dans quelque conflit que ce soit. La fin du monde bipolaire, en 1989-1991, dans un monde désormais en proie à des crises multiformes et récurrentes, ouvre la seconde, qui se poursuit jusqu’à nos jours.
Les questions posées ci-dessus ont donc été potentiellement répétitives. Au cours de la première période, après plus d’une décennie où il aura fallu, pour l’armée de terre, vivoter pauvrement en multipliant les restructurations dans l’incertitude, se met en place, à partir de 1975, une réforme globale qu’on appellera « l’armée Lagarde », du nom du chef d’état-major de l’armée de terre (cemat) de l’époque, avec un système d’une exceptionnelle cohérence. Les procédures alors mises en place en matière de préparation de l’avenir assurent cette cohérence et permettent de répondre aux questions identifiées précédemment. Mais ce système ne résistera évidemment pas à la déliquescence puis à la disparition du monde bipolaire auquel il était rigoureusement lié.
Dans la seconde période, là encore, il faudra initialement « tirer des bords », dans une navigation erratique où les contraintes budgétaires ont souvent tenu lieu d’éclairage politique pour les restructurations chroniques qui s’imposent alors. Afin d’engager des réformes à la mesure de la rupture géostratégique, il faudra attendre le Livre blanc de 1994 et, surtout, les décisions du comité stratégique de 1995-1996. Le Livre blanc de 2008 et les restructurations en cours, quoi qu’on en dise, s’inscrivent dans ce droit fil. Encore le système globalement cohérent à construire, « l’armée Lagarde » du xxie siècle, reste-t-il peut-être à venir.
En quoi l’expérience de la première période, notamment son point d’orgue, le « système Lagarde », peut-elle nous éclairer aujourd’hui, en dépit des bouleversements de toutes natures survenus depuis lors ? À la lumière de cet héritage, que penser du processus engagé depuis deux décennies pour assurer la cohérence d’une réforme de l’armée à la mesure des enjeux de la seconde période ? A-t-il atteint son point d’équilibre ou reste-t-il en devenir ? Telles sont les questions qui seront abordées schématiquement ici sans prétendre à une exhaustivité qui est hors d’atteinte dans le cadre d’un article nécessairement synthétique.
- L’armée de la dissuasion
- 1962-1975 : les années de vaches maigres
Quand, en 1962, cessent les combats en Algérie, l’armée de terre compte plus de sept cent vingt mille hommes. Deux ans plus tard, ses effectifs, pour l’essentiel réinstallés en métropole, auront été réduits de moitié (trois cent soixante-cinq mille hommes) avec principalement des « appelés » dont la durée de service va passer de dix-huit à seize mois en 1965. En 1970, celle-ci sera encore ramenée à douze mois, avec une armée de terre de trois cent cinquante mille hommes. « L’armée Lagarde » se construit six ans plus tard, à partir de 1976, sur la base d’un effectif de trois cent trente mille. Derrière la sécheresse des chiffres, se cachent d’abord, pour l’armée de terre, quinze années d’évolutions erratiques.
Dès 1959, avec une ordonnance restée fameuse, le général de Gaulle avait pourtant fixé un cap pour la Défense, avec, pour objectif, une indépendance fondée sur la pleine maîtrise d’une « force de frappe » nucléaire. Première bombe A expérimentée au Sahara en février 1960, premiers essais à Mururoa en 1966, premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins en 1967, première bombe H en 1968, à marches forcées, au prix d’un effort considérable, le Général allait réussir son pari. La sortie de la structure intégrée de l’otan en 1966 est la manifestation politique de l’atteinte de l’objectif gaullien d’une totale autonomie de décision en matière de Défense.
Mais cet effort avait un prix dont l’armée de terre, restée loin des priorités, a fait les frais. Ses régiments sont alors squelettiques, son sous-équipement chronique, ses budgets de misère. Elle est articulée en trois ensembles : un corps de bataille, constitué de corps d’armée, divisions et brigades, stationné dans l’Est et outre-Rhin, des forces d’intervention dans le Sud-Ouest et des forces du territoire largement disséminées. Elle est par ailleurs en charge d’un vaste « tissu militaire national » au bénéfice de l’ensemble du ministère. Mais elle n’a pour éclairer ses missions qu’une doctrine balbutiante jusqu’à ce que le Livre blanc de 1972 donne naissance à un concept mieux assuré qui allait être celui de la dissuasion nucléaire.
Dans le même temps, malheureusement, les « événements » de 1968 ont réorienté les priorités au détriment de la Défense et, sous la présidence Pompidou, l’effort qui aurait pu être basculé vers les forces classiques est différé. C’est l’époque où un antimilitarisme virulent atteint son paroxysme. Des « comités de soldat » apparaissent dans les régiments. En 1974 et 1975, des appelés manifestent dans la rue à Karlsruhe et à Draguignan ; la sécurité militaire évoque le spectre d’un syndicalisme rampant chez les sous-officiers.
- « L’armée Lagarde » : enfin la cohérence ?
Pour juguler la crise, début 1975, le président Giscard d’Estaing, élu depuis moins d’un an, décide d’un effort sans précédent au bénéfice des forces classiques. Il nomme Yvon Bourges ministre de la Défense et le général Bigeard, jusque-là commandant de la région militaire de Bordeaux, secrétaire d’État. Un jeune divisionnaire, le général Lagarde, est choisi comme chef d’état-major de l’armée de terre. Il allait occuper ce poste jusqu’à l’automne 1980.
Durant ces cinq années, l’armée de terre allait être profondément régénérée. Il n’est pas un domaine qui ait échappé à la réforme, dans une cohérence globale exceptionnelle, depuis la doctrine de dissuasion, alors affinée, jusqu’à l’organisation des forces, leur équipement, leur administration, la condition des personnels ou encore l’exercice du commandement, tout comme la pédagogie, qui font l’objet d’une attention particulière, sous l’égide d’un bureau alors créé directement sous l’autorité du cemat, le Centre de relations humaines (crh).
Au niveau du ministère, cette puissante réforme s’inscrit dans un processus imaginé dès le milieu des années 1960 avec la création, en 1964, du Centre de prospective et d’évaluation (cpe), qui trouve alors son plein effet. Inspiré de méthodes nées outre-Atlantique, c’est le 3PB : planification, programmation, préparation du budget.
Une planification à vingt ans définit les modèles d’armée. Conduit et coordonné par le Secrétariat général de la défense nationale (sgdn), sous l’autorité du Premier ministre, l’exercice de planification est largement interministériel. Sur la base d’une évaluation rigoureuse des « menaces » – en l’occurrence, le danger soviétique, tant classique que nucléaire, est dimensionnant –, et à l’issue d’un processus itératif qui permet de passer du souhaitable au possible compte tenu des contraintes politiques et économiques, s’effectue, en conseil de Défense, le choix des modèles d’armée. Le cadre stratégique est celui de la dissuasion nucléaire « du faible au fort ».
Pour les forces classiques, il s’agit de permettre au décideur politique d’échapper au « tout ou rien » en lui procurant, face à l’agression, les quelques jours de délai nécessaires à la crédibilité de sa menace de recours au feu nucléaire stratégique, cette « frappe » susceptible d’infliger à l’adversaire des dommages sur ses forces vives, démographiques, économiques et stratégiques, hors de proportion avec les enjeux. L’engagement de l’armée de terre, avec l’appui de l’armée de l’air, est massif, tous moyens réunis, de courte durée (cinq à six jours) et, à vrai dire, sacrificiel… Mais il devrait rester virtuel puisqu’il s’agit de dissuader ; la logique est celle du « non-emploi ». Le « modèle d’armée » veut répondre à ce concept. Pour le ministère de la Défense, le chef d’état-major des armées (cema) est pilote. L’ultime exercice du genre sera engagé pour la dernière fois à l’automne 1983.
Ce « modèle d’armée » étant défini, intervient la programmation. Traduite en loi du même nom, elle décrit, à horizon de cinq ans, en termes physiques et financiers, les étapes intermédiaires de réalisation du modèle. Au ministère de la Défense, le pilote en est toujours le cema. De l’arbre de la programmation, le budget est censé tomber comme un fruit mûr. Chacun des chefs d’état-major d’armée est responsable de son élaboration sous contrainte de l’enveloppe allouée annuellement, l’ensemble étant coordonné par le Secrétaire général pour l’administration (sga) du ministère de la Défense. Tel est le système 3PB, ainsi qu’il peut être présenté dans sa pureté théorique, dont va notamment sortir la loi de programmation 1977-1982 qui va mettre sur les rails « l’armée Lagarde ».
Le général Lagarde configure l’état-major de l’armée de terre pour s’inscrire au mieux dans la dynamique de ce processus. Une division études planification finances en est le fer de lance, sous la responsabilité d’un sous-chef d’état-major. Elle comporte trois bureaux. Le Centre d’études tactiques de l’armée de terre (cetat), tout d’abord, dont le nom rend mal compte de la fonction, réduit en effectifs, est chargé de la prospective. Le Bureau d’études ensuite, est en charge de l’élaboration et de l’architecture de la « maquette » de l’armée de terre. Pour cela, l’évolution technologique est considérée comme motrice. Au sein de « cellules d’armes », reflétant toutes les fonctions opérationnelles du combat, des « officiers de programmes », en coordination étroite avec les ingénieurs « directeurs de programme » de la Délégation générale pour l’armement (dga), préparent les équipements du futur et toute l’orientation qui en découle en matière de mise en œuvre, d’emploi, de formation, de maintenance, de besoins en personnels… Une cellule de coordination et une cellule de doctrine assurent la synthèse dans des processus largement itératifs. Le Bureau planification finances (bpf), enfin, est en charge de la dimension financière. Il conduit l’exercice de programmation en liaison étroite avec le Bureau études, élabore et gère le budget annuel, en interface entre la Direction des services financiers du ministère et l’état-major de l’armée de terre.
En fait, le processus de programmation structure le travail de l’état-major. Chaque bureau est « gouverneur de crédits » pour le domaine dont il est en charge. La programmation est glissante et donne lieu, chaque année, à une « mise à plat » qui, domaine par domaine, permet, sous contrainte d’hypothèses financières, de présenter au cemat les choix d’une politique d’ensemble cohérente. Il n’est pas rare toutefois que le budget annuel remette en cause les données de la programmation. Celle-ci est réajustée en conséquence dans l’exercice qui suit. La prégnance du budget annuel dans le fonctionnement de l’État confère au bpf un rôle majeur aux côtés du Bureau études pour la détermination et la conduite de la politique de l’armée de terre.
Dans ce cadre, le général Lagarde obtient l’aval des décideurs politiques pour procéder à une très profonde réforme de l’armée de terre qui va mettre l’organisation de celle-ci en étroite cohérence avec ses missions, sa doctrine d’emploi et quelques principes relevant de l’économie des moyens et de l’efficacité du système de commandement. Jusque-là, le commandement territorial, articulé en régions militaires investies de larges prérogatives pour beaucoup interarmées, de défense territoriale, et d’administration générale et de soutien était dissocié des commandements opérationnels, corps d’armée, divisions et brigades. C’est désormais l’unicité de la chaîne de commandement qui prévaut sur l’ensemble des forces, des services et de l’administration dans un système rationalisé et profondément refondu.
Deux commandants de corps d’armée, à Metz et à Saint-Germain-en-Laye, deviennent commandants de région militaire et les états-majors sont fusionnés. Le troisième, à Baden-Baden, est commandant organique et opérationnel des forces françaises en Allemagne (ffa).
L’échelon de la brigade est supprimé, toutes les unités sont « endivisionnées » et les divisions – huit blindées et cinq d’infanterie – sont reconfigurées dans le meilleur équilibre entre puissance et mobilité. Chaque fois que possible, elles fusionnent avec les divisions militaires territoriales, correspondant aux régions économiques, en charge de la défense du territoire. Lorsqu’il n’y a pas recouvrement, comme c’est le cas de la 11e division parachutiste et de la 27e division alpine, elles reçoivent la compétence organique et territoriale pour toutes leurs unités subordonnées de façon à garantir l’unicité du commandement. Les soutiens des unités de la division sont intégrés au sein d’un régiment de commandement et de soutien, interarmes autant que nécessaire.
Encore n’est-ce là qu’un bref aperçu d’une organisation marquée par la rationalité, l’unicité de la chaîne de commandement – un chef, une mission, des moyens – et une exceptionnelle cohérence, y compris la gestion des réserves nécessaires à une mobilisation qui constituait alors une composante très importante du « corps de bataille ». À l’heure de l’engagement, tous moyens réunis, au-delà du Rhin, celui-ci devait passer sous l’autorité d’un état-major spécifique, exclusivement voué à cette mission, qui planifiait et devait conduire les opérations : c’était la « première armée française ». À côté de cet engagement virtuel, les engagements réels sont l’exception. Quelques compagnies de parachutistes, de « marsouins » et de légionnaires entretiennent les savoir-faire en Afrique, au Tchad en 1968-1970, à Kolwezi en 1978, en Centre-Afrique en 1979. Il faut attendre 1983 pour retrouver une opération d’envergure, Manta, au Tchad. En 1978, on innovait avec la participation aux opérations sous égide de l’onu au Liban ; de la période, on aura surtout retenu l’attentat du Drakkar à Beyrouth, avec ses cinquante-huit parachutistes tués en 1983.
Mais ces opérations, limitées en nombre et en ampleur, n’atteignaient en rien la formidable cohérence du système, réalisée au prix de restructurations profondes de l’ensemble de l’armée de terre dans les dernières années de la décennie 1970, près de vingt ans après la grande fracture de 1962. Non pas que ces deux décennies aient été marquées par l’immobilisme, tant s’en faut. Mais aux à-coups erratiques liés notamment aux diminutions successives de la durée du service militaire et aux restructurations chroniques sans visibilité succédait un vigoureux coup de collier prometteur d’un avenir clair, ordonné et puissant.
- Une cohérence tôt ébranlée
Nul alors n’aurait pu imaginer que cette belle construction à laquelle chacun donnait le meilleur de lui-même dans ces années 1980, comme les militaires savent le faire, allait être frappée d’obsolescence à l’heure même où elle atteignait une maturité longtemps différée.
Le système mis en place était en phase avec un contexte géostratégique figé. Curieusement, il faisait en quelque sorte écho au système planificateur par excellence qu’était le système soviétique et dont personne ne pouvait alors penser que les jours étaient comptés. Ainsi, parmi les hypothèses à vingt ans émises lors du dernier exercice de « planification » de l’automne 1983, aucune n’envisageait l’implosion du bloc communiste, qui allait pourtant s’enclencher six ans plus tard…
« L’armée Lagarde » des années 1980 était une magnifique construction. Mais elle était faiblement évolutive. Or le monde changeait. En 1983, la création de la Force d’action rapide, avec une division aéromobile en fer de lance, voulait répondre pour une part à ces évolutions. Mais elle commençait à battre en brèche le bel ordonnancement du système. La « chute du mur » à la Noël 1989, la guerre du Golfe de 1991, la fin de l’Union soviétique et du monde bipolaire allaient lui donner le coup de grâce.
Simultanément, l’effort de programmation est alors porté sur les équipements de façon à faire de l’armée de terre l’armée blindée-mécanisée qu’elle n’avait été jusque-là qu’à la marge, consommée qu’elle avait été par les conflits de décolonisation et bien souvent équipée des seuls « surplus » américains issus du plan Marshall. De fait, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, aucun effort national n’avait été fait au bénéfice des équipements terrestres. La loi 77-82 lance cet effort sans précédent.
Conduit sur une courte période, il couvre pratiquement toute la panoplie des armements de l’armée de terre, alors conçus et lancés en fabrication « en franco-français » : char amx 30, hélicoptères Gazelle et Puma, missiles Milan et Hot, véhicule de l’avant blindé (vab), fusil famas, pour l’essentiel. Mais, tard venu, lorsqu’il produira son plein effet au cours des années 1980, cet effort industriel et financier demandera à être relancé très tôt, avec encore plus d’ampleur. En effet, nous entrons alors dans une ère de mutations technologiques qui semblent devoir frapper la « force mécanique » d’obsolescence et nécessiter de nouvelles générations d’équipements. Nous y sommes toujours. La « loi Giraud » de 1987-1992 voudra y répondre, faisant ainsi gonfler un « mur budgétaire » qui allait se télescoper avec la rupture du contexte géostratégique. Il n’est pas sûr que les effets en soient effacés aujourd’hui, tant il est vrai que ces phénomènes industriels et financiers ne trouvent leur juste perspective que dans le temps long.
Dans le même temps, s’essoufflait le 3PB. En fait, sans doute les militaires étaient-ils seuls à croire au caractère contractuel de la programmation. La rue de Rivoli, quant à elle, ne connaissait que l’annualité budgétaire. La nature évidemment pluriannuelle des programmes d’armement avait conduit à introduire la notion d’« autorisations de programme » (ap) exprimées en montants financiers prévisionnels couvrant plusieurs années et associées à la réalisation d’un programme donné. Pour le militaire, suivi en cela par l’industriel, l’obtention des ap nécessaires était une victoire et le programme correspondant s’engageait résolument. La rue de Rivoli n’était pas avare d’ap, dans la mesure où, bien que considérées, notamment par les parlementaires, comme l’indicateur d’investissement par excellence, elles étaient une « monnaie de singe ».
Encore eût-il fallu que ces ap fussent, année après année, couvertes par des « crédits de paiement » (cp) dont le besoin était déterminé par l’avancement industriel du programme. Or l’attribution de ceux-ci obéissait à une toute autre mécanique, puisqu’il s’agissait de l’acte de gouvernement par excellence qu’est la détermination du budget annuel de la nation, pour lequel le référentiel de programmation n’était en rien contraignant. Sans entrer davantage dans des détails techniques, qui ne seraient pas sans intérêt tant les possibilités de manipulation du système sont multiples et instructives – par ailleurs sans couleur politique –, on aura compris que l’exécution des lois de programmation a pu être aléatoire, pour peu que l’engagement du plus haut niveau de l’État au bénéfice du budget de défense ait fait défaut et ait pu se conjuguer avec les difficultés économiques. Il est vrai que tout cela est historique : les Finances ont depuis plus de deux décennies élu domicile quai de Bercy…
Ainsi, à la veille de la grande rupture géostratégique, l’heure n’était plus aux grands projets, mais à une guerre d’usure, pied à pied, pour tenter de faire face au resserrement implacable des cordons de la bourse, sans mettre à mal la cohérence du système ni créer l’irréversible dans l’attente de la sortie du brouillard politico-stratégique.
- Une ère nouvelle
- Les années du chaos
À l’automne 1987 se déroulent des manœuvres franco-allemandes d’une ampleur sans précédent ; baptisées Keckerspatz (« moineau hardi »), elles voient la totalité des unités de la Force d’action rapide jouer les plans de guerre : par des mouvements de nuit depuis leurs garnisons, elles rejoignent leurs zones de déploiement jusqu’aux abords du Rideau de fer. Ce devaient être les dernières grandes manœuvres de la guerre froide. En Union soviétique, avec Gorbatchev, on parlait déjà de glasnost et de perestroïka. Mais, pour nombre d’observateurs occidentaux, le scepticisme prévalait ; il s’écrivait encore des ouvrages pour dénoncer une ruse stratégique devant laquelle ne pas baisser la garde. Puis survient l’impensable : la chute du mur de Berlin en novembre 1989, suivie, jusqu’à l’agonie finale, en 1991, du délitement par pans du bloc soviétique et de l’urss elle-même.
Or, on l’a vu, tout le système de défense français faisait écho au géant désormais à terre. Toutefois, au ministère de la Défense, les turbulences, voire le chaos, l’emportent alors sur les décisions cohérentes qui seraient en phase avec les évolutions stratégiques. À la faveur de la première cohabitation de la Ve République, de 1986 à 1988, dans un vigoureux effort d’équipement, la loi Giraud pour la période 1987-1992 avait projeté les crédits d’investissement au bénéfice des armements terrestres sur une pente de croissance de 5 % en volume par an ! Ainsi était lancé le renouvellement de la quasi-totalité des équipements réclamé par les mutations technologiques, par exemple le char Leclerc, cette merveille de technologie, pour la grande bataille en centre Europe, l’hélicoptère Tigre, essentiellement dans sa version anti char, les munitions « intelligentes », les systèmes de transmission et de commandement tirant parti de la révolution de l’information… La loi avait été approuvée par l’ensemble de la représentation nationale, exception faite des communistes qui n’ont fait que s’abstenir. Et voici qu’après une première annuité conforme, la pression budgétaire s’exerce sans répit.
Simultanément, sous le vocable « Armées 2000 », et sous couvert de modernité et de « priorité à l’opérationnel », est imposé à l’armée de terre à partir de 1988-1989 un plan qui se traduit par une remise en cause radicale de l’unicité du commandement du système Lagarde, accompagné de déflations sévères des effectifs. L’organisation territoriale, avec des Circonscriptions militaires de défense (cmd) alors créées, est dissociée des structures opérationnelles, corps d’armée et divisions. À la structure pyramidale du système Lagarde, qui se traduisait notamment par une intégration forte des services dans la chaîne de commandement, est substituée une structure en tuyaux d’orgue avec des chaînes de services autonomes. Le grand chambardement qui en résulte se traduit par des mouvements browniens dont nul ne comprend la justification. Mais l’armée obéit…
L’année 1990 allait être calamiteuse. À l’état-major de l’armée de terre, chacun pressent que l’expression « dividendes de la paix », qui fait écho à la récente chute du mur, va trouver des traductions concrètes douloureuses. En l’absence de toute orientation politico-stratégique, un entretien est sollicité auprès du ministre par le cemat début juillet. L’objectif est d’obtenir que le budget à venir préserve les effectifs de l’armée de terre à hauteur de deux cent soixante-quinze mille hommes et garantisse l’annuité de la programmation pour les équipements. Il ressortira de cette réunion restreinte que l’armée de terre devait se préparer à un resserrement sur des effectifs de deux cent cinquante mille, et que ce ne serait sans doute pas un plancher…
Quelques jours plus tard, le président de la République annonçait à la télévision, à l’occasion de la garden-party du 14 juillet, la réduction à dix mois de la durée du service militaire. Les chefs d’état-major l’apprendront de leurs proches à leur retour de l’Élysée. Les participants à la précédente réunion chez le ministre n’ont pas eu le sentiment que celui-ci en avait été averti. Pour autant, sans désemparer, l’état-major allait préparer les difficiles restructurations annoncées. Lorsque l’enveloppe budgétaire est signifiée, la déflation des effectifs est, sans surprise, douloureuse. Le budget d’investissement est quant à lui cataclysmique : là où l’on attendait une progression de 5 %, conforme à l’annuité de programmation, c’est une diminution de 5 % qui est imposée. Le moment de stupeur passé, il faudra trouver des solutions inédites.
C’est alors que l’Irak envahit le Koweït. On connaît la suite et l’engagement français dans la guerre du Golfe. En quelques semaines, il va falloir extraire d’une armée, essentiellement de conscription, orientée vers un engagement tous moyens réunis au-delà du Rhin, un corps expéditionnaire pour une guerre de haute technologie dans le désert irakien, de surcroît professionnel puisque le choix est fait de ne pas envoyer d’appelés. Ainsi fut alors engagée, subrepticement, sans que nul ne l’identifie alors ouvertement, la mort à venir de la conscription comme mode de réalisation principal des effectifs. La Force d’action rapide est désignée pour conduire l’opération et la division Daguet constituée. Le commandant de la première armée s’insurge que le corps de manœuvre ne soit plus qu’une « boîte à outils ». De fait, on expérimentait, à chaud, une modularité qui allait devenir de règle. La pratique anticipait les concepts. C’en était fini des organisations prédéterminées. À l’heure de l’offensive, début 1991, grâce à des trésors d’ingéniosité, l’armée de terre sortira avec honneur de l’épisode.
- En attendant des jours meilleurs, le « projet armée de terre 97 »
Le cema et le cemat, parvenus en limite d’âge, avaient été prolongés « pour la durée de la guerre ». À l’issue de celle-ci, le général Monchal succède au général Forray à la tête de l’armée de terre. Il était jusque-là chef de cabinet militaire du ministre et sa conviction est établie : la pression sur les effectifs allait se poursuivre. Faute d’éclairage politico-stratégique, cette seule perspective traçait le chemin. Face à une déflation des effectifs qui allait se traduire nécessairement par des dissolutions d’unités, on ne pouvait s’abandonner à la « politique du chien crevé au fil de l’eau ». Aussi le cemat décide-t-il l’élaboration d’un modèle d’attente. Ce modèle devait faire la part du feu – on s’arrêtera à deux cent vingt-sept mille hommes –, préserver la cohérence du système, ne créer en rien l’irréversible, et se prêter à toutes les évolutions ultérieures possibles dès lors que les décisions politiques le permettraient. Ainsi fut élaboré le « projet armée de terre 97 », approuvé par le ministre. Faute d’un projet véritablement mobilisateur, il était la moins mauvaise solution possible pour donner cohérence aux très nombreuses dissolutions et restructurations imposées par la déflation des effectifs et par la réduction de la durée du service.
Il faudra attendre le Livre blanc de 1994 pour qu’une orientation politico-stratégique vienne enfin éclairer par le haut l’évolution du système de défense. Ses conditions d’élaboration sont d’emblée insolites. En lieu et place du sgdn, qui semblait devoir être l’instance chargée de son élaboration dans une perspective largement interministérielle, un comité ad hoc est créé, centré sur le ministère de la Défense et sa Direction des affaires stratégiques. La méthode choisie est totalement innovante. Dite « capacitaire », elle assied le raisonnement sur le choix a priori de capacités militaires à réaliser, non plus pour faire face à une « menace » générique dimensionnante, qui a disparu, mais pour assurer des fonctions de « projection » au-delà des frontières avec un volume de forces dûment chiffré d’emblée. À cette fonction s’ajoute une fonction de « protection » du territoire.
L’armée de terre réussira à faire avaliser son projet « armée de terre 97 » comme répondant à l’ensemble de ces capacités. Le modèle est celui d’une armée mixte avec une professionnalisation accrue. En parallèle aux forces de projection, avec un régiment de défense du territoire par cmd, investi de capacités de défense civile, il esquisse ce que pourrait être, pour l’avenir, un compromis entre la capacité de projection et un « tissu militaire national » appuyé sur la conscription. Ces prémisses d’un autre destin pour la Défense, pour la conscription et pour l’armée de terre ne seront pas exploitées. Voilà qui esquissait pourtant un modèle où les questions aujourd’hui récurrentes de continuum défense/sécurité et de contribution du défunt service national à la cohésion nationale auraient trouvé une réponse. Mais, au sein du ministère, les esprits acérés sinon avisés n’ont pas manqué pour pointer là des effectifs « cachés » par l’armée de terre. Au sein même de celle-ci, une telle orientation était inaudible par les intégristes de l’« outil de projection »…
Pour autant, chacun sait que la messe n’est pas dite, le contexte de cohabitation ayant limité les ambitions, et que la perspective de l’élection présidentielle de 1995 allait sans aucun doute rebattre les cartes. L’armée de terre, dans une attitude résolument proactive, lance alors en 1994-1995 des études approfondies, associant de très nombreux acteurs, pour la première fois bien au-delà de la seule administration centrale. Il s’agit d’examiner en tous domaines les perspectives d’évolution du modèle d’armée de terre de façon à disposer, le moment venu, des outils nécessaires. Ces études sont baptisées « Armée de terre XXI ». Au plan tactique, la « méthode des scénarios » permet de définir les équilibres opérationnels à réaliser entre les divers types de forces, les appuis et les soutiens. Dans le domaine des personnels et de l’organisation, tout le spectre est balayé, de l’armée mixte à divers degrés à l’armée professionnelle. De nouvelles organisations du commandement sont examinées sans tabou. Ainsi, lorsqu’après l’élection présidentielle de 1995, le comité stratégique sera mis en place avec une orientation préférentielle vers la réalisation d’une armée intégralement professionnelle, pourra-t-on répondre sans délai.
- La grande mutation
Plus encore que pour le Livre blanc de 1994, les conditions de mise en place du Comité stratégique à l’automne 1995 sont insolites. La stricte confidentialité des travaux d’un organisme resserré sur la seule Défense va cantonner les décisions relatives à la conscription dans la seule fonction de réalisation des effectifs militaires. Il est clair qu’un travail de cette nature orchestré par le sgdn avec une large participation interministérielle aurait sans aucun doute proposé des solutions alternatives, dans la mesure où le service militaire avait aussi des fonctions sociales et éducatives qui, en l’occurrence, n’ont en rien été considérées. La procédure choisie, assortie de contraintes capacitaires et financières, ne pouvait avoir qu’un résultat : l’armée professionnelle.
Chacun a alors compris le caractère historique de la substitution de soldats professionnels à des conscrits pour la réalisation des effectifs, notamment pour l’armée de terre, qui en était principalement affectée. Mais a-t-on perçu que, simultanément – sans que ce soit mécaniquement lié –, de façon quasi subreptice, celle-ci changeait de nature et de fonction ? Jusque-là, en effet, l’armée de terre, historiquement, c’était « l’armée ». Comme telle, elle avait non seulement une fonction opérationnelle d’outil de combat, mais elle était en charge de ce que l’on appellera, faute de mieux, un vaste « tissu militaire national », au bénéfice de la fonction « défense » dans son ensemble.
Or, en 1996 – mais c’était un processus engagé insidieusement depuis plus d’une décennie, notamment avec l’autonomisation de la gendarmerie1 –, l’armée de terre est resserrée sur sa stricte fonction d’outil de combat. Qui, en amont, militaire ou politique, a clairement exprimé cette problématique ? Qui en a évalué les enjeux, non seulement internes, mais aussi politiques ? Qui a inscrit cette dimension, à vrai dire fondamentale, dans le processus décisionnel ? Personne. Les voix isolées qui ont alors cherché à se faire entendre sur le sujet ont été disqualifiées, tant au sein du ministère et comme « corporatistes » dans les autres armées, que comme susceptibles de porter atteinte à la « capacité opérationnelle » au nom du « resserrement sur le cœur de métier » dans l’armée de terre elle-même. Ainsi, ce changement radical, cette rupture historique, sont-ils survenus subrepticement. Au point que, quinze ans plus tard, post Livre blanc 2008, nul n’identifie cette problématique, et a fortiori n’évalue la pertinence des réponses apportées, quand bien même on a eu et on a à en corriger les effets (tout un processus d’« interarmisation » voire d’« externalisation » en découle).
Le modèle d’armée de terre alors mis au point resserre celle-ci sur sa seule vocation d’outil de combat. Une organisation modulaire du commandement est mise en place. La division Lagarde, devenue inadaptée, cède la place à des brigades et à des « états-majors de forces ». Des « régions terre » vont assurer la gestion déconcentrée de la grande mutation. Avec une diminution globale des effectifs de plus de 40 % en six ans2, assortie notamment de la disparition des conscrits et du recrutement de dizaine de milliers d’engagés, la transformation à engager est d’une ampleur sans précédent ; elle touche tous les domaines et est orchestrée année par année par des « ordres d’opérations successifs » avec un double objectif : réussir le pari du recrutement – la problématique des ressources humaines devient motrice pour la préparation de l’avenir – et, simultanément, garantir la capacité de projection. Car, dans le même temps, l’armée de terre renoue avec un niveau d’engagement sans précédent, dans des crises multiformes et répétitives, où l’outil militaire est souvent le principal acteur de la politique étrangère de la France, investi de la responsabilité considérable d’en soutenir l’ambition, dans les Balkans, en Afrique, au Liban, bientôt en Afghanistan.
Dans ce cadre, le nombre des régiments, qui restent le cœur du système, est réduit de 50 % ; c’est dire l’ampleur des dissolutions et des abandons de garnison. L’optimisation du système aurait alors voulu que ces régiments redeviennent ce qu’ils étaient autrefois : des ensembles de plus de deux mille hommes à plusieurs bataillons, ce qui aurait optimisé les soutiens tout en offrant des structures parfaitement adaptées aux besoins de projection. Mais rares étaient les emprises et les infrastructures susceptibles d’accueillir de telles unités. Il aurait fallu pour cela consentir des investissements considérables. Or, pour faire face au défi du recrutement, il était indispensable de procurer aux engagés des conditions matérielles de vie attractives. Les investissements devaient y être affectés en priorité. On a donc renoncé à redimensionner les régiments, d’autant plus qu’il aurait été nécessaire d’abandonner encore plus de garnisons et que le risque était grand de se heurter ainsi à des difficultés politiques susceptibles de remettre en cause l’économie d’un programme de restructurations sans précédent. C’est donc en toute connaissance de cause que l’armée de terre s’est lancée, avec détermination et méthode, dans ce que l’on a alors appelé sa « refondation » tant la tâche à mener en six ans était immense. Mais il était clair que le système n’était pas optimisé et qu’il faudrait sans doute y revenir tôt ou tard.
- And next ?
Nous y voilà aujourd’hui. Le Livre blanc de 2008 et la rgpp se combinent pour réclamer l’optimisation différée dans la décennie précédente, non pas alors par manque d’imagination ou par inertie, mais par choix. Or, pour cette optimisation du dispositif, ce n’est pas le redimensionnement des régiments qui a été retenu. C’est la transformation radicale de ce qui, historiquement, était considéré comme le cœur de l’armée de terre : le régiment, ce millier d’hommes unis dans une identité forte, l’ultime refuge de l’unicité du commandement, aux ordres du « chef de corps ». Celui-ci était jusque-là investi de « l’intégralité des prérogatives de commandement », au quartier comme sur le terrain, en matière opérationnelle bien sûr, mais aussi dans tous les domaines organiques, de la gestion des personnels à celle des matériels, de l’infrastructure et du budget, du bien-vivre collectif aux relations avec l’environnement. Il était admis que c’était le gage de la capacité d’engagement hors normes demandée à tous pour l’accomplissement de missions difficiles. Voilà les attributions de ce chef de corps désormais resserrées sur les strictes fonctions opérationnelles directement liées à l’outil de combat, les autres fonctions, pour l’essentiel administratives et logistiques, étant placées sous l’autorité du commandant d’une « base », parfois interarmées, souvent territorialement dispersée.
L’armée de l’air et la Marine, déjà largement sur ce modèle, n’en sont pas vraiment affectées. Mais, pour l’armée de terre, c’est une révolution copernicienne. Pour le coup, cela n’est pas passé inaperçu en son sein et, semble-t-il, continue à faire débat si tant est qu’il y ait place pour le débat chez des militaires qui ont vocation à donner le meilleur d’eux-mêmes pour la mise en œuvre des décisions, quoi qu’ils en pensent par ailleurs. À nouveau, comme elle l’a fait de façon récurrente au cours du demi-siècle écoulé, l’armée de terre s’est lancée avec détermination dans une mobilisation de tous sans arrière-pensées pour la réalisation d’une réforme interprétée en termes de mission à accomplir coûte que coûte.
Mais, dans le vent dominant de l’air du temps, celui de la rationalisation, de l’optimisation des ressources, de l’« interarmisation » comme dogme, d’une armée de terre toujours jugée conservatrice quand les autres seraient nécessairement modernes, les enjeux de ce qui peut apparaître à tort comme une simple mesure d’organisation ont-ils été vraiment perçus, tant des décideurs politiques que, a fortiori, de l’opinion ? Ces enjeux dépassent pourtant largement les questions de management interne. Il y va en l’occurrence d’une inflexion majeure pouvant affecter la performance de l’outil militaire, donc d’un problème de politique générale nécessitant une prise de conscience de la véritable nature de cette problématique et une évaluation rigoureuse des solutions retenues, en mesure de les corriger si la pertinence des résultats n’en était pas avérée.
Que l’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas de « regretter le temps des chandelles », pour reprendre l’expression du général de Gaulle, mais d’appeler l’attention sur la nécessité d’une juste mise en perspective de l’évolution de ce corps vivant qu’est une armée, ici singulièrement l’armée de terre, qui, plus que toute autre organisation régalienne, a été affectée par les transformations du monde.
Qu’il soit permis, pour conclure en termes d’ouverture, de formuler un vœu. Puissions-nous trouver, pour faire face à une nécessaire adaptation continue des armées, les voies et les moyens de corriger les effets pervers de la conjugaison de l’un des travers du système démocratique et du turn-over excessif des chefs et des responsables militaires : une tentation récurrente de considérer que « désormais commence une ère nouvelle » assortie de l’illusion de pouvoir « du passé faire table rase ».
1 Qui se souvient qu’historiquement l’armée de terre assurait l’essentiel du soutien de la gendarmerie ? Jusqu’à la mise en place d’« Armées 2000 », qui verra la création de régions de gendarmerie, le commandant de région militaire, donc de l’armée de terre, avait un adjoint gendarmerie et lorsque, par exemple, il fallait réquisitionner un escadron de gendarmerie mobile, l’ordre en était adressé par le préfet à ce commandant de région… Dès 1983, la gendarmerie allait se constituer progressivement en « armée » autonome. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que, dans ces années-là, les déflations systématiques de l’armée de terre sont symétriques des créations de postes dans la gendarmerie. Voilà encore un exemple de décision « subreptice » sur un sujet non pas technique, mais éminemment politique. Lorsque l’heure sera venue de la professionnalisation de l’armée de terre resserrée sur ses seules fonctions opérationnelles, les prestations résiduelles de celle-ci au bénéfice de la gendarmerie seront définitivement remises en cause.
2 Les effectifs de l’armée de terre, de deux cent trente-six mille en 1996, passeront à cent trente-huit mille en 2002.