N°23 | En revenir ?

André Rogerie

Shoah

Avant-propos : revenir des camps de la mort

Dans l’histoire contemporaine, le système concentrationnaire nazi et ses camps d’extermination sont comme un trou noir, un gouffre d’horreur et d’abomination qui défie la raison et que rien ne saurait éclairer. Revient-on jamais des camps ? Comme on le sait, nombreux sont les survivants qui, longtemps, sont restés silencieux, témoins qu’ils avaient été de l’incommunicable.

Tel n’est pas le cas d’André Rogerie. Il prépare Saint-Cyr lorsque survient en novembre 1942 l’invasion de la zone sud qui entraîne la dissolution de l’armée d’armistice et de l’École spéciale militaire repliée à Aix-en-Provence. Pour lui, pupille de la nation dont le père, officier, est mort des suites de la Grande Guerre et dont le frère aîné est tombé en 1940 au champ d’honneur, la voie est tracée : il faut reprendre la lutte.

Il est arrêté par la Gestapo le 3 juillet 1943 à Dax, alors qu’il tente de rejoindre la France libre. Il a vingt et un ans. Déporté fin octobre au camp de Buchenwald, il va connaître durant dix-huit mois une odyssée qui a peu d’équivalents : transféré successivement à Dora, Maïdanek et Auschwitz-Birkenau, où il arrive le 18 avril 1944, il en sort pour connaître les « marches de la mort », jalonnées par les camps de Gross-Rosen, Nordhaussen, Dora à nouveau, puis Harzungen. Il parvient à s’évader d’un convoi le 12 avril 1945 dans la région de Magdebourg.

D’une effrayante maigreur, il attend d’avoir reconstitué ses forces pour rentrer chez lui afin de ne pas infliger à sa mère l’image de spectre vivant qui est alors la sienne. Il ne rentrera en France que le 15 mai. Mais, dès cet instant, il est animé par la volonté farouche de témoigner, de faire connaître au monde qu’au cœur d’un pays de haute civilisation, la barbarie a pu être érigée en système. Dans un ouvrage intitulé Vivre, c’est vaincre, écrit à chaud et publié en 1946, il fait l’implacable description des cercles de l’enfer qu’il a traversés.

La carrière d’officier dans laquelle il s’engage après son admission à Coëtquidan en 19461 fera de lui un officier général. Les sous-lieutenants de l’École d’application de l’infanterie du milieu des années 1960 gardent le souvenir d’un instructeur de l’arme du génie – André Rogerie est alors lieutenant-colonel – à l’esprit pétillant, dont la constante bonne humeur tranchait avec le numéro tatoué qui apparaissait sur son bras lorsqu’en été ses manches de chemise étaient relevées.

L’heure de quitter le service actif venue, le général Rogerie2, jusque dans son grand âge – il a aujourd’hui quatre-vingt-onze ans –, se donne sans compter à l’engagement qu’il avait pris dès lors qu’il avait survécu : témoigner au bénéfice des générations nouvelles. Ainsi, le 16 janvier 2005, à l’Hôtel-de-Ville de Paris, à l’occasion de la commémoration de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz, il fut, avec Simone Veil, l’un des deux rescapés des camps à prendre la parole. C’est le texte que l’on peut lire ci-après, reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

Rescapé des camps de la mort, André Rogerie n’a cessé de porter une leçon de vie.

(ndlr)

En 1674, dans l’Art poétique, Boileau a écrit : « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. » Ayant été le témoin d’une invraisemblable réalité, je dois rappeler ces moments terribles pour que nous restions vigilants dans la lutte pour la défense des droits de l’homme et pour que soit connue la vérité.

Le hasard a voulu qu’en 1944 j’assiste à l’extermination des Juifs hongrois. Ce que j’ai vu à l’époque était si incroyable, si inimaginable, que je m’étais promis de le raconter à mon retour, si j’avais la chance de revenir.

Une image surtout me poursuit : des femmes nues avec leurs petits enfants nus également, attendant, devant le four crématoire K5 du camp d’Auschwitz-Birkenau, d’entrer dans la chambre à gaz. J’avais été convoqué dans les bureaux du camp et le kapo à triangle vert qui m’accompagnait me fit presser le pas car il ne faisait pas bon être le témoin de cette scène. Cette image me hante.

Pourquoi et comment étais-je là ? Je ne pouvais supporter que les Allemands fassent la loi chez nous et je fus arrêté, le 3 juillet 1943, avec de faux papiers, au moment où j’essayais de rejoindre les troupes combattantes en passant par l’Espagne. Après plusieurs prisons, j’arrivai dans le camp de concentration de Buchenwald à la Toussaint 1943, puis dans celui de Dora le 23 novembre 1943. Pour nous soutenir dans l’adversité, nous avions formé un petit groupe de cinq. Le travail fut si rude, l’ambiance si misérable et l’atmosphère dans le tunnel si mauvaise avec les coups et le manque de nourriture qu’au bout de trois mois mes camarades étaient morts et que moi, devenu une épave, je fus envoyé dans un transport d’extermination vers le camp de Maïdanek, près de Lublin. Sur cent quatre-vingt-un Français de ce transport, cent quatre-vingt sont morts. L’avance de l’armée soviétique obligea les Allemands à évacuer les camps et c’est ainsi que je suis arrivé le 18 avril 1944 au camp d’Auschwitz-Birkenau. Couvert d’une gale non soignée, pesant quarante-trois kilos, je fus envoyé au camp hôpital et c’est là que, pendant tout l’été 1944, allant de temps en temps à l’extrémité du camp pour faire des travaux de terrassement, je me suis trouvé à côté de la rampe sur laquelle arrivaient tous les trains.

Lorsque j’étais un tout petit garçon, je suivais les cours de l’école primaire dans une école religieuse catholique. Ma mère était une femme très pieuse et tenait à ce que mon éducation soit conforme à sa croyance. Nous avions des cours d’instruction religieuse durant lesquels nous apprenions ce qu’on appelait « l’histoire sainte », ce qui était, en réalité, un résumé très succinct de la Bible. J’étais très impressionné par l’histoire de ce peuple élu que Dieu avait choisi et je suivais son chemin avec beaucoup d’attention. J’ai gardé depuis cette époque le souvenir d’Abraham cheminant avec son fils Isaac pour l’offrir en sacrifice sur l’ordre de Dieu. Ce qui m’avait marqué enfant, c’est la réponse qu’il fit à Isaac quand celui-ci lui demanda : « Nous avons bien tout ce qu’il faut pour offrir un sacrifice, mais où est la victime ? » La réponse d’Abraham est restée dans mon esprit à tout jamais : « Dieu y pourvoira. » J’étais émerveillé par l’histoire de ce peuple, mais là où mon cœur frémissait, c’est en suivant les fils de Jacob et j’apprenais leurs noms par cœur tant mon admiration pour Joseph était grande.

Quand je suis arrivé au camp d’Auschwitz-Birkenau, le 18 avril 1944, j’avais rejoint les fils de Jacob. Ils étaient tous là : Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Dan, Nephtali, Gad, Aser, Issachar, Zabulon, Joseph et Benjamin. Mais leurs sœurs aussi étaient là : Sarah, Rebecca, Rachel, Judith, Esther, et toutes les autres, ces femmes que j’ai vues punies, à genoux sur des graviers à l’entrée du camp des femmes.

Le dieu d’Abraham avait décidé que je partagerais leur sort. Pas tout à fait cependant, car, lors de mon arrivée, je n’étais pas avec ma famille et je ne suis pas passé à la sélection, ces deux événements terribles qui font la différence entre la déportation de répression (contre les résistants) et la déportation de persécution (contre les Juifs). Le dieu d’Abraham avait choisi un étudiant quelconque pour raconter l’Histoire : j’étais là pour témoigner, mais je ne le savais pas.

Le témoignage que je veux maintenant livrer a été écrit à mon retour en 1945, terminé le 21 octobre et imprimé en 1946 dans un livre qui a fait l’objet d’un dépôt légal. Et pourtant, depuis quelques années, je suis attaqué par des individus peu scrupuleux qui nient la réalité des faits que je raconte et m’insultent, soit par lettres, soit par téléphone. Évidemment, je ne réponds pas à ces attaques, le plus souvent anonymes.

Je me trouvais donc au camp d’Auschwitz-Birkenau, à proximité de la rampe, d’où j’apercevais les deux bâtiments crématoires et chambres à gaz K2 et K3. Lorsque de longs trains à bestiaux arrivaient, les ss faisaient ouvrir les portes par le Kommando Canada qui, par la suite, devait emporter et trier les bagages que les nouveaux arrivants devaient laisser sur place. Puis les ss faisaient rassembler tout le monde en colonne par cinq, les femmes et les enfants d’un côté, les hommes de l’autre. Alors commençait la sélection. Un médecin ss faisait passer devant lui ceux et celles qu’on allait garder provisoirement pour travailler et désignait ceux et celles qui allaient être exterminés dès leur arrivée. Je voyais alors les différents groupes se diriger vers leurs destins : ceux qui allaient mourir entraient dans l’enceinte d’un des bâtiments et disparaissaient de ma vue, les autres prenaient le chemin de la désinfection. Au bout d’un certain temps, de hautes flammes sortaient de l’énorme cheminée du four crématoire, une épaisse fumée recouvrait le camp et une odeur de viande grillée se répandait dans l’atmosphère. Je n’ai jamais vu ressortir quiconque de l’enceinte de barbelés électrifiés qui entouraient le bâtiment. Des camions venaient par la suite chercher les vêtements des victimes. Tout l’été 1944, la même scène s’est répétée, presque tous les jours et parfois deux fois par jour.

  • Le médecin général Job

Lors de la sélection sur la rampe, le médecin ss conservait systématiquement tous les médecins. Dans le bloc où je me trouvais dans le camp hôpital, il y avait non loin de moi un homme de soixante-quinze ans qui avait été épargné à l’arrivée, mais qui était là comme malade. C’était un médecin général de l’armée française.

Nous discutions souvent et il me raconta qu’au moment où parurent au Journal officiel les lois anti-juives, il était allé trouver Pétain qu’il connaissait car ils s’étaient rencontrés pendant la guerre de 1914-1918. Celui-ci le tranquillisa en lui disant : « Vous ne serez touché ni dans votre personne ni dans vos biens. » Je répète fidèlement les paroles que j’ai reçues. Il fut cependant déporté avec tous les siens. Et tous passèrent à la chambre à gaz à leur arrivée, sauf lui parce qu’il était médecin. Pensant que j’avais plus de chances de revenir que lui, il m’avait laissé un message à transmettre à ses neveux, ce que j’ai fait à mon retour. En novembre 1944, alors que j’avais été transféré au camp de travail, un camarade revenant du camp hôpital m’annonça que le vieil homme avait été envoyé à la chambre à gaz le 31 octobre. Ce médecin général s’appelait Job, et je ne pouvais m’empêcher de penser à la parole de Job dans la Bible : « Le Seigneur m’avait tout donné, le Seigneur m’a tout enlevé, que son saint nom soit béni ! »

À partir de cette date, les ss reçurent l’ordre de détruire les installations pour ne laisser aucune preuve de leur forfait. J’avais un camarade qui faisait partie du Kommando chargé de leur démolition et, tous les soirs, il venait me raconter sa journée. C’est ainsi que je sus, en novembre, comment étaient les installations intérieures : une salle de déshabillage avec des écriteaux en plusieurs langues destinés à faire croire qu’il s’agissait de prendre une douche et que chacun retrouverait ses vêtements à la sortie, et une salle où se trouvaient des pommes de douche qui n’avaient aucune alimentation en eau. Les Allemands voulaient cacher ce qui se passait à Birkenau, mais tout se savait, car une destruction aussi massive d’individus ne pouvait pas rester ignorée. Le camp fut évacué le 18 janvier 1945. Je savais dès ce moment-là tout sur ce qu’on appelle désormais la Shoah et je l’ai écrit aussitôt, dès mon retour.

  • Les jumeaux et les nains

À Birkenau, les médecins ss se livraient à des expériences. Pour ce faire, ils sélectionnaient à leur arrivée les jumeaux et les nains. Le bloc 15 où je me trouvais, le bloc des maladies de la peau, hébergeait certains d’entre eux qu’on avait mis là sans doute par manque de place ailleurs. Tous les jours, je les voyais devant moi. De temps à autre on venait les chercher pour des examens et un jour ils ne revenaient plus. Nous savions bien qu’on les avait tués. Si toutes les femmes allemandes avaient pu avoir des jumeaux et si tous les Untermenschen avaient pu être des nains, quelle gloire pour le médecin !

  • Les Tsiganes

Il n’y avait pas que des Juifs au camp de Birkenau. À côté du camp où j’étais, se trouvait le « camp des Tsiganes », où vivaient des familles entières qui n’étaient pas astreintes au travail et qui attendaient le bon vouloir des Allemands. Ils étaient plus de quatre mille, considérés comme des sous-hommes appartenant à une race inférieure.

Le soir du 1er août 1944, j’étais sur mon bat-flanc du troisième étage dans le bâtiment écurie où j’attendais le sommeil quand je fus alerté par un bruit incessant de camions qui pénétraient dans le camp voisin. S’éleva alors une grande clameur et je compris que le moment était venu où les Tsiganes allaient être exterminés. Ils savaient à quoi s’en tenir, eux qui voyaient chaque jour arriver les trains de Juifs dont la plus grande partie était dirigée vers les chambres à gaz. La fumée des fours crématoires ne laissait aucun doute sur ce qui se passait. Mais si les Juifs, en arrivant, pouvaient croire jusqu’au dernier moment qu’ils étaient dirigés vers la désinfection, les Tsiganes savaient ce qui leur arrivait.

Des cris épouvantables s’élevèrent dans la nuit, les hurlements des ss essayant de couvrir les crises de nerfs des femmes poursuivies à coups de crosse de fusil pour les faire embarquer dans les camions, les enfants qui pleuraient, les aboiements des chiens, les invectives de toutes sortes. Affreuse nuit remplie de cris terribles dominés par les coups de gueule des ss. Bien sûr, je ne voyais rien, mais le bruit infernal de cette terrible nuit me permettait d’imaginer facilement ce qui se passait. Qui n’a pas entendu gueuler les ss ne peut réaliser l’intensité du drame ; les aboiements des chiens ne sont rien à côté.

Par le petit lanterneau du bâtiment où je me trouvais, j’apercevais la lune qui en ce jour-là était pleine et éclairait ce drame que je ne voyais pas mais dont les cris me permettaient d’imaginer toute l’horreur. Alors me revint à l’esprit une phrase lue autrefois dans Atala de Chateaubriand : « La lune prêta son pâle flambeau pour cette veillée funèbre. » Qu’elle était funèbre cette nuit terrible où quatre mille personnes furent envoyés dans les chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau parce qu’ils avaient commis le crime impardonnable d’être Tsiganes ! Comment, les soirs d’été, ne pas entendre encore leur cri ? Ce cri qui rappelle la clameur immense des millions de Juifs que le monde n’a pas entendue, mais dont le terrible souvenir résonne à jamais dans nos cœurs.

  • La vie

La vie se charge de nous instruire et de nous former. L’expérience apporte à chacun de nouvelles façons de voir les êtres et les choses. Et il est certain qu’on ne peut avoir été plongé à vingt ans dans l’univers concentrationnaire sans en être marqué pour la vie.

Ce qui, pour moi, est absolument certain, c’est que j’ai appris à ne pas confondre l’important et le futile, l’essentiel et l’accessoire. J’ai vu l’Homme de près et je sais qu’il est capable du meilleur et du pire quelle que soit son origine sociale. On trouve du bon et du mauvais dans tous les milieux. Le racisme et l’antisémitisme n’ont pas de frontières. J’ai appris à me méfier des préjugés. On a si vite fait de porter des jugements hâtifs sur tel ou tel individu ou telle ou telle corporation. Je crois à la puissance de l’esprit et je crois que l’Homme ne change pas avec les époques, mais que c’est son environnement qui se modifie. C’est pourquoi je suis sûr que dans d’autres circonstances dramatiques, que nous ne pouvons imaginer, la jeunesse d’aujourd’hui serait, à son tour, à la hauteur des événements.

Les anciens déportés essayent de transmettre une vérité historique inimaginable. Comment en effet communiquer le froid, la faim, les coups, la souffrance, les cris, les hurlements, les aboiements, la peur, la fatigue, la crasse, les odeurs, la promiscuité, la durée, la misère, la maladie, la torture, l’horreur, les pendaisons, les chambres à gaz, la mort ? Alors ils viennent témoigner de ce passé terrible en souvenir de ceux qu’ils ont vu mourir, pour qu’ils ne soient pas oubliés. Et pour dire ce qu’ils attendent de la jeunesse : qu’elle regarde avec courage et lucidité l’organisation criminelle que fut le nazisme, en comprenant que rien n’est jamais terminé ; qu’elle réalise qu’il y a souvent dans chaque individu des instincts pervers que des siècles de civilisation ont semblé faire disparaître mais qui sont toujours présents dans le cœur des hommes ; qu’elle comprenne que ces fleurs de malheur naissent dans les périodes de misère, de chômage, de famine et que les foules en détresse sont prêtes dans ces moments-là à se tourner vers ceux qui leur font des promesses fallacieuses, alors que ces mauvais prophètes ne rêvent que d’une dictature dont ils seraient les chefs tout-puissants ; qu’elle médite sur cette période terrible de l’humanité, afin qu’elle réalise que la vie est un combat continuel pour que triomphent les droits de l’homme ; qu’elle se pénètre enfin de l’idée que dans les périodes les plus sombres, il ne faut jamais désespérer. Dans ses Mémoires, le général de Gaulle a écrit ce message : « Jamais las de guetter dans l’ombre la lueur de l’espérance. »

Quand je suis dans le silence de mon village, les images terribles de la Shoah se rappellent à mon souvenir, alors, comme Verlaine, « je me souviens des jours anciens, et je pleure ».

Je vais conclure avec une pensée de Goethe : « La vérité est une torche, mais une torche immense. C’est pourquoi nous ne nous en approchons tous qu’en clignant des yeux et peut-être même avec la crainte de nous y brûler. »

1 Il est néanmoins considéré comme faisant partie de la promotion de Saint-Cyr « Veille au drapeau » de 1943.

2 Le général Rogerie est commandeur de la Légion d’honneur et officier des Palmes académiques.

Le choix du silence | M. Flageul
Y. Andruétan | À pied, en bateau et en avion...