Le mode de recrutement des militaires, par lequel un État ou une communauté politique détermine qui va porter les armes pour faire la guerre en son nom, est au cœur des dynamiques de formation et de transformation de l’État moderne en Europe1. Le service des armes et la conscription sont intimement liés à la problématique de la citoyenneté.
La décision de doter la France d’une armée professionnelle implique la modification du mode de recrutement militaire, qui n’est plus désormais fondé sur la conscription. Il s’agit d’un changement historique dans un pays où celle-ci a joué un rôle essentiel dans la formation de l’identité nationale. Elle a été le fondement des forces armées depuis la levée en masse et l’adoption de la loi Jourdan en 1793, qui fonde le principe de la conscription. Elle intervient après un siècle de régime de service militaire obligatoire universel, institué par la loi de 19052.
Lors d’un entretien télévisé, le 22 février 1996, Jacques Chirac, président de la République, expose les grandes lignes d’une profonde réforme des armées françaises dont la fin du service militaire obligatoire constitue le cœur. L’avenir du service national est alors soumis à un grand débat national. Au terme de ce processus, la réforme militaire ne consacre pas, selon le discours officiel, l’adoption par la France d’une armée de métier, mais celle d’un modèle d’armée professionnelle avec le maintien du principe du service national (l’appel sous les drapeaux n’est que suspendu) et la présence de vingt-sept mille volontaires dans les armées. Toutefois, cette distinction relève davantage d’une stratégie rhétorique que d’une réalité sociologique : la différence fondamentale réside dans l’obligation légale ou le choix. Or la nouvelle armée ne comporte plus dans ses rangs que des soldats volontaires.
L’objet de cet article est de présenter les grandes lignes du processus décisionnel qui a conduit en France à la professionnalisation complète des forces armées et à l’abandon du service militaire obligatoire3. La première partie retrace de façon synthétique la situation de la professionnalisation des armées en 1995. La seconde dégage les principales étapes et problématiques qui ont conduit à rompre la trajectoire de l’armée mixte et à opter pour l’armée professionnelle en 1996.
- 1995 : l’armée mixte consacrée
En 1995, le ministère de la Défense et les états-majors sont engagés dans la réalisation de l’armée mixte à professionnalisation accrue et conscription sélective, qui a été consacrée par le Livre blanc sur la défense de 1994.
Dans les années 1990, la sociologie militaire a solidement établi le déclin des armées de masse dans les pays développés et la transition vers des armées « postmodernes »4, et souligné l’obsolescence croissante de la conscription comme mode de recrutement des armées françaises. « L’instauration d’une armée de métier n’est donc pas une surprise sociologique5. » Plusieurs facteurs expliquent ce mouvement de professionnalisation des armées et la péremption de la conscription : modification du contexte stratégique, évolution des missions, technicité croissante du métier militaire, mutation des sociétés démocratiques qui affaiblit la norme du service militaire obligatoire, transformation de celui-ci en un service national dont les principes fondateurs (universalité et égalité) sont remis en cause.
L’analyse stratégique conclut, elle aussi, à la nécessité de la professionnalisation6, réponse la plus appropriée pour faire face aux missions qui incombent désormais aux armées, compte tenu de l’état du système international, avec la dissipation de la menace aux frontières et la priorité à la projection extérieure. Justin McKenna résume les conclusions de cette approche en affirmant : « La fin de la conscription en France est l’adaptation logique et nécessaire de la France au nouvel environnement stratégique dans lequel elle se trouve7. » À partir de 1991 et de la guerre du Golfe, la professionnalisation des forces devient une priorité.
Mais jusqu’à 1995, il s’agit d’une professionnalisation « passive » qui découle davantage de la réduction des effectifs d’appelés que de la croissance de postes d’engagés, et d’une forme de professionnalisation de la conscription avec la mise en place et la montée en puissance des appelés volontaires pour un service long et pour un service en opérations extérieures (vsl-avae). Les réformes entreprises dès 1991 ne visent pas à préparer la professionnalisation complète. Elles sont au contraire une stratégie du système militaire pour se prémunir contre le tabou qu’est alors l’armée de métier.
En effet, en 1995, l’armée mixte, alliant accroissement de la professionnalisation et rénovation du service national, fait l’objet d’un consensus au sein du ministère de la Défense, tant de la part des états-majors que des grandes directions civiles, comme au plan interministériel, que ce soit à Matignon ou à Bercy. Elle fait aussi l’objet d’un large consensus politique, les tenants de l’armée de métier demeurant très minoritaires au sein des partis politiques ou des groupes parlementaires8. Dans le même temps, l’armée de métier fait très largement figure de tabou au ministère de la Défense et dans les états-majors, si bien qu’en mai 1995, lors de l’installation du nouveau gouvernement, alors même que Jacques Chirac a donné des signes d’ouverture pendant sa campagne, aucun projet, aucune proposition, aucune mobilisation allant dans le sens de la professionnalisation complète et de l’adoption d’une armée de métier n’émane des acteurs du système décisionnel de la politique de défense.
- Un processus décisionnel régalien
Après son élection, Jacques Chirac inscrit rapidement la réforme de la politique de défense dans l’agenda gouvernemental. Le discours de politique générale du Premier ministre comme la lettre de mission qu’il donne au ministre de la Défense préservent l’ambiguïté en évoquant la nécessité d’une professionnalisation accrue des forces armées, afin de répondre aux besoins opérationnels, ainsi que d’un débat sur l’avenir du service national et sa rénovation. La réforme est élaborée lors des réunions du conseil de défense jusqu’en juin 1996. Au sein du ministère de la Défense, une structure ad hoc, le comité stratégique, est chargée de préparer les dossiers et d’assurer l’expertise pour la phase interministérielle pilotée par le secrétaire général de la Défense nationale, lequel prépare les dossiers pour le conseil de défense.
La réforme militaire est radicale par l’ampleur des changements qu’elle induit et la brièveté de son élaboration. Radicale dans la mesure où elle rompt la trajectoire de la politique militaire française fondée sur le modèle de l’armée mixte. Elle est également autoritaire dans la mesure où le changement est impulsé par l’exécutif sous l’autorité directe du chef de l’État. Les décisions fondamentales (armée professionnelle, format des armées, service national) ne correspondent pas aux vœux initiaux de l’institution militaire et de l’administration. Le passage à l’armée professionnelle, qui constitue le cœur de la réforme, est imposé par le président de la République aux armées comme au Parlement. La mission d’information de l’Assemblée nationale sur le service national s’est d’ailleurs émue de son mode d’élaboration en fustigeant « la préparation de la réforme [qui] souffre de multiples handicaps », en dénonçant notamment « l’absence de vrai débat sur la professionnalisation »9. Jusqu’à l’annonce du 22 février, la phase préparatoire a été menée sous le sceau du secret, en veillant de façon très stricte à la confidentialité des travaux. Le fait que Jacques Chirac et son entourage perçoivent la réforme des armées à travers deux prismes principaux – la comparaison avec les performances de l’armée britannique et la conception des forces armées comme étant avant tout un instrument de politique internationale – est essentiel pour le passage à l’armée de métier.
La réforme des armées est donc décidée et menée par Jacques Chirac. Certaines conditions socio-historiques favorables la rendent possible et légitime. Mais ces conditions ne déterminent pas le passage à l’armée de métier qui, en effet, relève d’une décision politique. La réforme militaire, fondée sur la professionnalisation complète et l’abandon du service militaire, constitue un véritable choix, effectué par l’autorité politique, en l’absence de demande sociale, de crise ouverte du système militaire ou de la conscription, et de sollicitation administrative. Le choix d’une armée de métier intervient contre les souhaits initiaux de l’administration de la défense, mais aussi de Bercy, et contre les préférences de l’institution militaire. La décision proprement dite du passage à l’armée professionnelle est prise le 30 janvier lors d’un conseil de Défense. Elle n’est annoncée publiquement que le 22 février. Et n’intervient juridiquement qu’avec le vote de la loi de programmation militaire par le Parlement. Mais le tournant, le moment où la réforme militaire bascule d’une logique à une autre, date du conseil de défense du 30 novembre 1995.
Le rôle du leadership présidentiel est essentiel dans l’élaboration de la réforme militaire. Il se manifeste d’abord par son inscription dans l’agenda politique et administratif, appelant un traitement novateur, qui rompe avec la dynamique en cours depuis 1991. La réforme est entreprise sous l’impulsion du président de la République qui réclame que soit remise à plat la politique militaire. Lors du processus de sélection des différentes alternatives, les grandes orientations sont définies par le président en personne. Certaines de ces orientations confirment ou accentuent des choix antérieurs, s’insèrent dans des évolutions en cours : la priorité au renseignement, le rééquilibrage entre l’effort nucléaire et l’effort conventionnel en matière d’équipement, entre la dissuasion et l’action en matière d’emploi des forces. Elles sont consensuelles dans la mesure où elles correspondent aux préférences du système militaire : les états-majors et les services concernés des ministères de la Défense et des Affaires étrangères partagent ces priorités10.
Mais, pour ce qui est le cœur de la réforme, c’est-à-dire le passage à l’armée professionnelle, le leadership présidentiel est d’autant plus déterminant qu’il se heurte à l’unanimité des préférences des principaux acteurs. Alors qu’il est exceptionnel qu’un conseil de défense ne soit pas conclusif, le président de la République « retoque la copie » qui lui est soumise le 30 novembre et qui n’envisage qu’une armée mixte. Il exige que soit étudié un modèle d’armée entièrement professionnelle. Le nouveau modèle préparé et proposé par le ministère de la Défense est « acté » par le président de la République lors d’un conseil de Défense à la fin du mois de janvier 1996.
Le leadership présidentiel est également avéré sur le dossier du service national et de son avenir. Les ressources du président de la République sont moindres dans ce domaine. Néanmoins, la décision de passer à une armée professionnelle réduit considérablement le champ des possibles. Le système d’action sur ce dossier est plus ouvert. D’autres ministères que ceux de la Défense, des Finances et des Affaires étrangères sont appelés à jouer un rôle. Et le Parlement occupe une place privilégiée. Toutefois, Jacques Chirac parvient à limiter les alternatives en marquant sa préférence pour la solution du volontariat. Le gouvernement, principalement le Premier ministre et le ministère des Finances, joue un rôle essentiel dans l’issue de ce dossier, comme les états-majors qui se constituent en veto groups contre certaines solutions, notamment celles du service court à deux ou six mois.
Lors de la décision de passage à l’armée professionnelle, les préférences du président de la République et de son entourage priment sur la logique de compromis avec le ministère de la Défense et prévalent sur l’expertise du comité stratégique en faisant le pari de la professionnalisation en dépit des incertitudes de faisabilité (coût, recrutement, transition, soutenabilité d’une armée de métier). Les priorités du président de la République (orientation prédominante des missions vers la projection extérieure, armée professionnelle, suppression du service militaire) sont traduites dans les faits, quand les propositions émanant du ministre de la Défense et/ou du Parlement sur la prorogation de l’armée mixte, le service national court, la conscription civique et le rendez-vous citoyen sont écartées11.
Pourtant, la réforme de 1996 n’est pas le fruit d’un diktat politique, mais bien d’une interaction entre le leadership présidentiel et l’expertise du ministère de la Défense, qui formule le contenu des orientations présidentielles, notamment à travers la méthode itérative qui se met en place autour des conseils de défense de la fin de l’année 1995 et du début de l’année 1996. In fine, le modèle « armées 2015 » est une proposition du ministère. Une fois adoptée l’orientation vers la professionnalisation complète et précisée l’enveloppe budgétaire, ce sont les acteurs du système militaire qui, pour l’essentiel, définissent le format des armées, le choix des programmes d’armement, la politique de gestion du personnel, les modalités de la transition.
Le processus décisionnel correspond bien à un style régalien. Au cœur de ce processus se trouve la relation entre le président de la République et les acteurs du système militaire qui est fondée sur un rapport autorité/expertise. Celle-ci est concentrée entre les mains du comité stratégique, qui regroupe tous les grands directeurs du ministère de la Défense ainsi que les chefs d’état-major. Pendant la première étape du processus décisionnel, jusqu’en février 1996, la communauté de politique publique est très fermée et restreinte à des acteurs administratifs centraux. L’interministérialité est faible. Il s’agit d’une phase de clôture de la configuration décisionnelle sur le ministère de la Défense, dans un contexte de très grande confidentialité des travaux et des réflexions, aussi bien au plan politique, avec l’exclusion du Parlement, qu’au plan administratif. Lors de la première phase, le monopole de l’expertise, sur lequel le ministère de la Défense veille jalousement, conduit à la reconduction du modèle mixte et à la présentation de l’armée de métier dominée par la logique du repoussoir. Cette configuration décisionnelle est déterminante non seulement pour l’issue de la réforme, mais aussi pour le contenu des décisions adoptées. L’institutionnalisation du comité stratégique est décisive pour la conduite de la réforme dans la mesure où elle permet une coordination, sans précédent, au sein du ministère de la Défense et où elle favorise l’émergence de certains acteurs comme médiateurs du changement.
Une autre configuration décisionnelle aurait probablement conduit à des choix différents, surtout en ce qui concerne l’armée professionnelle et le service national. Un autre style de décision aurait conduit à la reconduction du modèle mixte. La clôture de la configuration décisionnelle autour d’un processus itératif entre le président de la République et le ministère de la Défense, la monopolisation de l’expertise au sein du comité stratégique, la confiscation du débat et de la décision au sein de l’exécutif ont été déterminantes pour l’issue de la réforme et le contenu des décisions. Cette configuration d’acteurs empêche la formation d’une coalition de causes favorables au maintien du service militaire et du service national, avant que la décision de passer à l’armée professionnelle ne soit annoncée par le chef de l’État. Une autre configuration décisionnelle, comme celle décrite par le Premier ministre dans son discours de politique générale, fortement interministérielle, ouverte sur la société civile, associant le Parlement dans un grand débat public sur la transformation de l’armée et l’avenir du service national, aurait très probablement conduit à des choix différents. Telle était d’ailleurs la perception des réformateurs, qui, persuadés que tout débat public ou parlementaire préliminaire annihilerait, ou du moins réduirait considérablement les chances de passer à l’armée professionnelle, s’emploient à confiner l’élaboration de la réforme des armées au sein de la configuration décisionnelle interne au sommet de l’exécutif.
1 Samuel E. Finer, « State and Nation-Building in Europe: the Role of the Military », in Charles Tilly (éd.), The Formation of the National State in Western Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975. Otto Hintze, « Système politique et système militaire », Féodalité, capitalisme et État moderne, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1991.
2 Bernard Boëne, Michel-Louis Martin, “France: In the Throes of Epoch-Making Change” in Charles Moskos, John Allen Williams, David Segal (éds.), The Postmodern Military. Armed Forces after the Cold War, New York, Oxford University Press, 2000, pp. 51-79.
3 Pour plus de détails, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à La Réforme des armées en France. Sociologie de la décision, Paris, Presses de Sciences-Po, 2011.
4 Charles Moskos, « The Postmodern Military », in James Burk (éd.), The Military in New Times, Boulder, Westview Press, 1994, pp. 141-162. James Burk, « The Decline of Mass Armed Forces and Compulsary Military Service », Defence Analysis n° 8, 1, 1992, pp. 45-59.
5 Pascal Vennesson, « De l’esprit de défense au sentiment patriotique », in Bernard Boëne, Christopher Dandeker (dir.), Les Armées en Europe, Paris, La Découverte, 1998, p. 287.
6 Edwina Campbell, France’s Defence Reforms: The « Challenge of Empiricism », Londres, Center for Defence Studies, 1996. Shaun Gregory, French Defence Policy into the 21th Century, Londres, MacMillan, 2000.
7 Justin McKenna, « Towards the Army of the Future: Domestic Politics and the End of Conscription in France », West European Politics n° 20, 4, octobre 1997, p. 126.
8 Louis Gautier, « La conscription prorogée (1990-1995) », Athéna, 1er semestre 1996, pp. 128-130.
9 Olivier Darrason, La France et son service. Rapport d’information de la mission d’information commune sur le service national. Tome I, Rapport, Paris, Assemblée nationale, 1996, pp. 61-99.
10 Les affrontements portent sur la traduction de ces orientations en matière de personnels, d’équipements, de crédits.
11 Le rendez-vous citoyen est finalement supprimé par le gouvernement Jospin en 1997 et remplacé par la Journée d’appel et de préparation à la défense (japd), désormais rebaptisée Journée de la défense citoyenne (jdc).