« La vie sociale est tissée de représentations. Chacun souhaite que l’on renvoie
à des causes visibles, qu’on produise des faits. C’est que les faits, nous pouvons
les tenir à distance, tandis que les représentations ne sont rien sans nous. »
Claude Lefort
Réforme et changement sont devenus des synonymes et des maîtres mots de la politique et du management sans qu’on s’interroge outre mesure sur leur signification et sur les résistances qu’ils peuvent induire au sein de la société et des institutions. La nécessité de l’adaptation aux évolutions dans tous les domaines (économique, scientifique et technique, social…) ne souffre pas de longs débats ; les difficultés sont généralement imputées à des corporatismes et à des résistances d’ordre psychologique. Tout devient alors affaire de pédagogie et de communication, d’outils et de méthodes gestionnaires et techniques pour mener à bien un « changement » qui semble aller de soi.
Cette façon dominante d’aborder les réformes place hors-champ de la réflexion les questions essentielles des finalités et des représentations plus ou moins conscientes du « changement » en question. Le déni, le flou ou la confusion existant sur ces questions me semblent être des facteurs essentiels des blocages et du mal-être existant au sein d’une société qui ne cesse d’être soumise depuis des dizaines d’années aux injonctions ininterrompues au « changement ».
- La machinerie de l’insignifiance
On peut considérer avec Hannah Arendt1 que le besoin de permanence et de familiarité avec le monde est un des traits de la condition humaine. Pour le dire succinctement : la permanence et la familiarité avec le monde dont parle Hannah Arendt me paraissent renvoyer à une « chair de l’histoire » entendue comme un univers de significations, une culture au sens anthropologique du terme, composée d’idées, de représentations, de valeurs… qui déterminent la façon dont un pays entretient un rapport au monde et à lui-même. Cette dimension a sa temporalité propre qui n’est pas celle des évolutions économiques, scientifiques et techniques ; elle est le fruit d’une longue histoire liée à un pays donné, lui-même inséré dans un espace de civilisation. On est en droit de s’interroger de ce qu’il adviendrait d’une société si l’on considérait cette « chair de l’histoire » comme une « matière amorphe » manipulable à l’envi par des spécialistes ou/et comme un obstacle au changement qu’il s’agirait de lever au plus vite. Comment le changement pourrait-il être considéré comme une norme alors que celle-ci implique par définition stabilité et permanence ? Comment une collectivité humaine pourrait-elle vivre dans un état d’instabilité permanente ? Pourtant, si l’on en croit certains discours managériaux, l’accélération des évolutions apparaît telle qu’il semble difficile sinon impossible de faire entrer ces dernières dans un cadre structurant qui leur garde figure humaine. Tel me paraît être l’un des principaux points aveugles de réformateurs et de managers qui font fi de la dimension anthropologique.
Ces derniers, à la façon des marxistes, ont tendance à considérer cette dimension anthropologique comme une simple « superstructure » qu’il s’agit d’adapter au plus vite aux évolutions de l’infrastructure économique, scientifique et technique, sans se soucier outre mesure des bouleversements qu’elle implique, sinon en termes d’accompagnement social ou/et psychologique au changement. Il est du reste frappant de constater que toute une rhétorique managériale véhicule plus ou moins explicitement les thèmes de la révolution et de la « table rase » en les recyclant à sa manière : changement « radical » du travail, « reconstruction radicale du cadre institutionnel du travail », « révolution technologique », « révolution de l’information », « révolution de l’intelligence »... Les évolutions sont censées imposer des façons radicalement nouvelles de vivre, d’agir et de penser ; la société et les individus doivent en prendre conscience et s’y adapter au plus vite en changeant du tout au tout non seulement leurs habitudes, mais leur mentalité et l’ensemble de leurs comportements.
Pour paraphraser à la fois Trotsky et Mao-Tsé-Toung, on pourrait dire que la « révolution » prônée par ce type de management est à la fois « permanente, mondiale et culturelle ». Mais à la différence de l’idéologie révolutionnaire, cette rupture n’entend pas déboucher sur un avenir radieux. La vision du monde qu’elle véhicule n’a pas grand-chose à voir avec celle d’un processus déterminé et prévisible, d’une marche inexorable de l’histoire dont on connaîtrait les lois, aboutissant à terme à une transformation du monde et du genre humain. Bien au contraire, le « changement » est marqué du signe de l’incertitude et de la survie dans une histoire mouvante et instable devenue immaîtrisable ; la « réactivité », la « mobilité », la « gestion de la complexité »…, qui sont ses maître-mots, veulent être des réponses aux défis d’un présent constamment fluctuant dans un monde chaotique.
On aurait tort de considérer ce management sous le seul angle de la domination et de la manipulation relevant tout à la fois de mécanismes psychologiques (le harcèlement) et économiques (la « dictature des marchés »). Si ces mécanismes sont bien présents, ils se développent précisément sur fond d’insignifiance et de cadre stable. La rhétorique du changement déploie une « langue caoutchouc » qui aligne les constats et les objectifs dans la confusion ; le langage fait fi du principe de cohérence et manie des « petites phrases » et des formules chocs réversibles (« le changement au cœur du projet », « le projet au cœur du changement ») qui font violence à la raison. Le langage désarticulé du management et de la « com » fait écho au nouveau monde chaotique. C’est précisément de cette façon qu’il produit des effets de déstabilisation, en désorientant et en décourageant l’envie même de comprendre et d’y voir clair, entraînant désarroi et stress chez ceux qui subissent les injonctions réitérées au changement.
Ce type de management peut s’avérer efficace à court terme en parvenant à atteindre des objectifs limités, mais encore s’agirait-il de ne pas confondre les effets d’annonce, la communication omniprésente et la réalité des pratiques et des résultats. Dans tous les cas, cette efficacité est fragile et nécessite un perpétuel renouvellement ; ses effets ne peuvent être que de courte durée parce qu’ils sont sans horizon et qu’ils s’accompagnent d’une déstabilisation du cadre signifiant de l’action, éléments qui permettent précisément aux collectifs et aux individus de s’y retrouver, d’où l’impression de « construire sur du sable ». Le paradoxe est saisissant : les discours de la « motivation », de la « mobilisation » pour le « changement » ne cessent de s’étendre dans tous les domaines d’activité dans le moment même où les thèmes de la « souffrance » et du « mal-être » au travail n’ont jamais été si prégnants ; l’obsession du quantitatif et du chiffre entraîne des effets pervers où les résultats affichés dans une optique de faire-valoir creusent un peu plus le fossé entre dirigeants fascinés par ce management et les dirigés qui le subissent, qui « en prennent et en laissent » autant que faire se peut.
- Le changement : pour aller où ?
Déclinées dans les différents domaines d’activités, les réformes multiplient les évaluations et les objectifs, le plus souvent dans une logique sacrificielle de réduction des dépenses, sans développer une vision stratégique claire à long terme et hiérarchiser les objectifs à atteindre. L’inflation des outils s’accompagne d’un activisme de la communication qui affiche des institutions et des collectifs constamment mobilisés pour un changement perpétuel qui semble être devenu sa propre fin. Les « mises à plat », les expertises, les audits et les conseils en tout genre prospèrent sur fond de difficulté à tracer un projet d’avenir. Le paradoxe est, là aussi, poussé à son comble : jamais sans doute une société n’a autant bénéficié d’informations sur elle-même dans tous les domaines – les ministères regorgent de milliers d’études, d’expertises, d’audits –, dans le moment même où les ressources du passé semblent être devenues obsolètes, où l’avenir est plus indéterminé et où les « décideurs » peinent à faire des choix clairs, entretenant un « management par le flou ».
Décrivant dans une conférence la façon dont le général de Gaulle envisageait la modernisation de la France2, Edgard Pisani, qui fut son ministre de l’Agriculture, a développé une comparaison imagée particulièrement signifiante. Il parlait d’un homme qui voyage en avion. Celui-ci sait d’où il part et il connaît la destination qu’il a choisie. Le paysage qui défile devant lui à travers le hublot, disait-il en substance, c’est la France en train de changer et il y a un pilote dans l’avion qui sait vers quelle destination il amène ses passagers. On ne demande pas au pilote, et moins encore à ceux qui voyagent, d’être des mécaniciens et de réparer le moteur… À l’époque, la modernisation de la France était menée dans le cadre du développement économique des Trente Glorieuses, l’État-providence se portait bien, l’internationalisation des échanges demeurait encore limitée et l’État-nation apparaissait comme un cadre suffisamment protecteur… On ne reviendra pas en arrière, les conditions historiques ne sont plus les mêmes et les défis sont différents, mais on peut estimer que l’absence de « destination », la difficulté à insérer les réformes nécessaires dans un avenir discernable renforcent le malaise français et européen. Pour reprendre la comparaison d’Edgard Pisani, la question mérite d’être posée : « Y a-t-il encore un pilote dans l’avion et une destination où aller ? »
Le rappel constant des évolutions dans tous les domaines alliés à un point de vue gestionnaire et comptable, aux appels réitérés à la participation ne constituent pas une vision d’avenir. En poussant à la limite (mais peut-être pas tant que ça) : soit on considère que l’on peut désormais s’en passer ou que nous n’avons pas le choix dans une situation d’urgence et une optique de survie, soit on estime que cette vision historique demeure essentielle, qu’elle donne du sens aux réformes et contribue au nouveau dynamisme dont le pays a besoin.
Si le postmodernisme signifie la fin des grands récits historiques et du progrès, on peut considérer que la thématique du « changement » et le type de management qui y est lié marquent l’entrée du pays et des sociétés démocratiques européennes dans une période critique où elles se sont déconnectées de l’histoire, se montrant incapables à la fois de renouer les fils avec le passé et de tracer un avenir qui donne au pays l’envie de s’y engager.
Les références à la mondialisation et à la « dictature des marchés » ne peuvent rendre compte à elles seules d’une telle situation ; il conviendrait là aussi de les resituer dans cet arrière-fond d’insignifiance et de poser la question autrement : comment en est-on arrivé là ? Autrement dit : que s’est-il passé pour que le modèle du fonctionnement du marché ait été considéré comme une référence centrale et un modèle pour l’ensemble des activités, et ce dans un pays comme la France dont l’identité était liée à une certaine idée de la culture et de la politique, de son rôle dans l’histoire et dans le monde ? La réponse à ces questions n’est pas seulement à chercher dans le champ économique, mais dans les bouleversements qui ont affecté la société française depuis un demi-siècle et l’on déconnectée de l’histoire. Sans prétendre rendre compte ici de l’ensemble de ce processus, il importe de revenir sur des évolutions et des événements qui ont marqué l’histoire du pays.
- De la modernisation de l’après-guerre à la sortie de l’histoire
À la différence d’autres pays européens, la France est restée longtemps attachée au modèle rural, artisanal et familial, avec ses valeurs d’équilibre et de modération, le poids de la tradition et des notables. La défaite de juin 1940, qui a signé la mort de la iiie République, a fait apparaître au grand jour le décalage du pays avec l’histoire. Dans L’Étrange défaite, Marc Bloch critique précisément une « littérature du renoncement » qui « dénonçait les dangers de la machine et du progrès », « vantait, par contraste, la paisible douceur de nos campagnes, la gentillesse de notre civilisation de petites villes, l’amabilité en même temps que la force secrète d’une société qu’elle invitait à demeurer de plus en plus résolument fidèle aux genres de vie du passé »3. Et d’ajouter : « Ayons le courage de nous l’avouer, ce qui vient d’être vaincu en nous, c’est précisément notre chère petite ville4. »
Les élites issues de la guerre tireront les leçons du traumatisme de la défaite : la France doit « épouser son siècle », en se redonnant les moyens de sa puissance. La passion modernisatrice de l’après-guerre entend tirer un trait définitif sur la France d’hier, repliée sur elle-même, par une vision d’avenir marquée du sceau du développement économique, scientifique et technique. En France, c’est toute une reconfiguration du pays qui se développe à un rythme accéléré sans que les images du monde passé et l’attachement aux valeurs traditionnelles aient pour autant disparu. L’arrivée du général de Gaulle au pouvoir en 1958 s’inscrit dans cette modernisation entamée par la ive République en lui redonnant un nouveau souffle. En fait, de Gaulle incarne une « alliance singulière entre vision classique et moderne » : la modernisation est l’instrument par lequel la France, identité historique séculaire, peut rester égale à elle-même en jouant de nouveau un rôle historique dans le monde5.
Les années 1960 marquent un premier tournant. La distance qui les sépare de la fin de la Seconde Guerre mondiale est courte et les souvenirs de cette dernière sont encore bien présents dans les mémoires comme dans la littérature et le cinéma. La guerre d’Indochine et la « guerre d’Algérie » qui se clôt en 1962 ont laissé des traces, mais la France a liquidé son ancien « empire colonial » ; le militaire technicien du nucléaire prend le pas sur les figures du parachutiste et du légionnaire. La France vit désormais en paix et paraît centrée sur le bien-être, la consommation et les loisirs. Le pays a accompli cette « seconde révolution », selon les termes du sociologue Henri Mendras6, marquée par le bouleversement de la structure de la société française issue du xixe siècle. Sous le double effet de l’expansion économique et des mécanismes de protection et de solidarité de l’État-providence, les individus se trouvent libérés du poids de leurs communautés premières d’appartenance, ils se dégagent des règles et des modèles de conduite traditionnels ; le développement de la consommation et des loisirs produisent des effets du même type en faisant valoir des valeurs centrées sur le bonheur du privé. Le consommateur et l’« homme de loisir » tendent à être « ingrats à l’égard du passé et indifférents à l’égard de l’avenir7 ».
La réconciliation voulue par de Gaulle entre identité séculaire et modernisation, ordre et mouvement, est de plus en plus difficile. Les nouveaux modes de vie et de comportement contrastent avec le souci de la grandeur, finalités essentielles de la politique gaulliste. Les élites au pouvoir ne semblent plus capables de maîtriser les effets d’une modernisation qu’elles ont elles-mêmes engagée et développée. Il en résulte une accumulation de contradictions et de tensions plus ou moins souterraines dans la société qui vont éclater au grand jour en mai 1968.
Cet événement peut être interprété comme un moment de pause, de « catharsis » d’une société considérablement et rapidement bouleversée (moins de trente ans) par une modernisation qui semble avoir bien rompu le fil qui la reliait encore à la tradition8. La contestation de ce qu’on appelle alors la « société de consommation » est en fait traversée par une interrogation inquiète sur cette étape nouvelle des sociétés démocratiques, oscillant entre la reconnaissance pleine et entière du monde nouveau et sa critique radicale. Rien ne semble pouvoir échapper à la contestation qui s’en prend à tous les pouvoirs en place, à tous les mécanismes de cette société, qualifiée selon les proclamations de « capitaliste » ou de « néocapitaliste », d’« industrielle » ou de « consommation »… Il en ressort l’idée d’un grand refus accompagné d’appels lyriques à la vie, à la spontanéité, à la création, à l’imagination… Un texte anonyme traduit on ne peut mieux ce que Raymond Aron a justement appelé les « désillusions du progrès »9 : « Qu’avons-nous fait, depuis plus d’un siècle, de ce progrès, du machinisme et de la technique dont nous parlions sans cesse, que nous invoquons chaque jour comme s’ils constituaient l’article premier de notre foi ? […] Voyons, sommes-nous heureux10 ? »
À cette crise culturelle ouverte en mai 1968 s’ajoutent d’autres événements qui vont orienter le cours de la modernisation dans une autre direction que celle que les élites de l’après-guerre entendaient lui donner. La crise du pétrole et les rapports du club de Rome11 soulignent les limites des ressources naturelles, la croissance démographique et les dangers que le développement de la production industrielle fait peser sur l’avenir de la planète ; le ralentissement de la croissance et la montée du chômage de masse marquent la fin des Trente Glorieuses (1945-1975).
Le tournant qui s’opère alors est d’une autre nature et d’une autre ampleur que Mai 68. Le changement n’est pas simplement d’ordre économique et social, il touche directement à une représentation de l’histoire qui a imprégné les sociétés depuis le xixe siècle et qui s’est trouvée fortement relancée par le dynamisme de la modernisation de l’après-guerre. L’idée d’une histoire en marche vers toujours plus de progrès dans laquelle s’inscrivaient les acteurs politiques et sociaux est fortement ébranlée. Crise culturelle et crise économique se conjuguent et vont démultiplier les inquiétudes, rendre plus difficile encore la réconciliation du pays avec la modernité. Le passé réduit à ses pages les plus sombres ne constitue plus une ressource et l’avenir est désormais ouvert sur de possibles régressions économiques et sociales, ainsi que sur des catastrophes naturelles. À la vision d’un progrès historique dont les Trente Glorieuses ne représentent qu’un moment – exceptionnel à bien des égards – va se substituer une vision naturaliste des évolutions. C’est dans ce nouveau contexte que les dirigeants politiques vont placer leur action sous le signe du « changement », en essayant, tant bien que mal, de « mettre la France en mouvement », tout en se montrant incapables de tracer clairement une vision de l’avenir dans laquelle le pays puisse se retrouver.
- Quelle reconstruction ?
Cette déconnexion de l’histoire des sociétés démocratiques européennes s’est heurtée à des événements qui constituent autant d’épreuves du réel : la crise économique et financière a mis en question l’optimisme et le dogmatisme libéral ; la façon dont les « pays émergents » font valoir leurs intérêts a fait apparaître en contrepoint la frilosité de l’Union européenne ; le terrorisme, les génocides et les différents conflits sanglants dans le monde ont fait resurgir le tragique dans une histoire toujours marquée par la violence et la guerre… Ces événements peuvent laisser penser que nous sommes peut-être parvenus à la fin d’un cycle historique. Pour autant, l’histoire demeure ouverte sur les possibles et, en l’affaire, nos propres ressources internes, la façon dont nous les percevons et nous appuyons sur elles sont décisives.
Ce n’est pas la nécessité des réformes qui est en question, mais le fait que le pays entretient un rapport difficile avec son passé et a la plus grande difficulté à savoir où il va. La France n’a pas échappé au syndrome post-totalitaire qui réduit l’héritage historique des sociétés démocratiques européennes à ses pages les plus sombres, entretient et développe la culpabilité et la mémoire pénitentielle. L’idée d’un pays porteur d’un message universel à l’égard des peuples du monde a laissé place à une sorte de banalisation vide de grande ambition. On peut faire valoir que la réalité du pays et sa puissance effective sont depuis longtemps en décalage avec ses prétentions – le gaullisme représentant le dernier moment historique où une certaine « idée de la France » a été maintenue, non sans écart avec les évolutions des mœurs et des mentalités.
Dans les moments difficiles de son histoire, la France a pu compter sur les qualités propres à certains hommes d’État. Mais pour indispensables qu’ils soient, le volontarisme et la compétence politiques ne peuvent engager une dynamique de reconstruction sans prendre en compte l’état de la société. Le présent coupé de toute épaisseur historique est devenu autoréférentiel et « surchargé » d’activités multiples qui donnent l’image d’une société agitée, essayant de couvrir tant bien que mal ses craintes et ses angoisses face à une nouvelle situation historique qui paraît insensée. L’optimisme de la volonté ne saurait passer outre une décomposition sociale et culturelle qu’il s’agit d’affronter. L’histoire demeure ouverte sur les possibles, mais il importe avant tout de savoir ce à quoi nous tenons pour définir ce que nous voulons être et peser à nouveau sur l’avenir. On ne reviendra pas en arrière dans un monde qui paraissait stable et une histoire toute tracée, mais on ne saurait pour autant renoncer à une intelligibilité globale des évolutions du monde sur le long terme et définir la meilleure façon de nous y insérer en tenant compte de notre histoire, de notre spécificité et en faisant valoir nos propres atouts. Faute de cela, nous sommes condamnés, pour reprendre la comparaison imagée d’Edgard Pisani, à réparer sans cesse la mécanique pour se maintenir tant bien que mal en vol dans un monde chaotique, sans plus d’ambition.
L’institution militaire se trouve précisément au cœur de ces paradoxes et de ces difficultés : gardienne d’une tradition ancestrale, elle doit en même temps être à la pointe d’une modernisation qui donne au pays les moyens de sa sauvegarde et de sa puissance ; elle incarne les valeurs d’engagement, de dévouement et de sacrifice dans une démocratie où l’individualisme autocentré et hédoniste s’est développé ; son activité est inséparable de l’affrontement et de la guerre dans une société qui craint les conflits et se veut pacifiste… À vrai dire, ces difficultés sont inhérentes à la période critique que nous traversons et concernent l’ensemble des citoyens.
Il nous importe que la réflexion et le dialogue entre civils et militaires portent sur ces points dans une optique de reconstruction qui tienne les « deux bouts de la chaîne » : « Alors que l’innovation technique efface le passé, et fait de nous des êtres du futur, écrit Paul Ricœur, l’homme de culture doit arbitrer sans cesse le conflit entre la mémoire de ses racines et le projet de sa maîtrise. C’est dans la mesure, par conséquent, où nous retournons à nos sources et où nous revivifions nos traditions, que nous pouvons être sans mécontentement les hommes de la prospective. Nous restons et devenons créateurs à partir d’une réinterprétation du passé qui sans cesse nous interpelle »12 ; « l’éducation au sens fort du mot n’est peut-être que le juste mais difficile équilibre entre l’exigence d’objectivation – c’est-à-dire d’adaptation – et l’exigence de réflexion et de désadaptation ; c’est cet équilibre tendu qui tient l’homme debout »13.
1 Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961.
2 Edgard Pisani, « De Gaulle et la modernisation de la France », Cahier de Politique Autrement, octobre 1998.
3 Marc Bloch, L’Étrange Défaite, Paris, Gallimard, « Folio-Histoire », p. 181.
4 Ibid., p. 182.
5 Edgard Pisani, op. cit.
6 Henri Mendras, La Seconde Révolution française, 1965-1984, Paris, Gallimard, 1986.
7 Joffre Dumazedier, « Réalités du loisir et idéologies », Esprit, juin 1959.
8 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « Mai 68 : la France entre deux mondes », Le Débat n° 149, mars-avril 2008.
9 Raymond Aron, Les Désillusions du progrès. Essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1969.
10 Anonyme, in Quelle université ? Quelle société ?, Paris, Le Seuil, 1968, p. 45.
11 Créé en 1968 par un industriel italien, Aurelio Pecci, ce club mène une réflexion sur l’avenir de l’humanité. Ses rapports : Halte à la croissance ! (1972) et Stratégie pour demain (1973) ont un retentissement important et suscitent de nombreuses polémiques.
12 Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Le Seuil, 1955, p. 315.
13 Ibid., p. 227.