Le soldat – celui qui fait la guerre – est le plus souvent un homme jeune, toujours dans la force de son âge et en bonne santé, et disposant de toutes ses facultés physiques. La mort qui plane sur ses jours lui fait sentir l’urgence de vivre. « Dans l’imminence de l’abattoir, on ne spécule guère plus beaucoup sur les choses de son avenir, on ne pense guère qu’à aimer pendant les jours qui vous restent puisque c’est le seul moyen d’oublier son corps un peu, qu’on va vous écorcher bientôt du haut en bas1. »
Dans le temps du combat, le soldat pratique l’abstinence sans effort. « Quant à l’homme simple, rendu encore plus primitif par la vie qu’il mène, ne croyez pas que, au front, il pense tant que ça à la bagatelle. Entre le pinard, “se la caler” et faire l’amour, il n’hésite pas2. » Les circonstances, le moment et le lieu ne s’y prêtent pas, et son esprit est accaparé par des préoccupations plus essentielles. En revanche, dès qu’il sort de cette situation, son désir resurgit avec force. « Les jeunes soldats, sevrés de toute tendresse depuis des semaines ou même des mois, étaient comme des ressorts tendus à l’extrême. À trop placer chaque jour et chaque nuit leurs forces et leurs pensées viriles dans leurs armes, à trop dormir avec elles, à trop vouloir s’identifier à elles, toujours sur le qui-vive, il leur était devenu quasiment impossible de se laisser aller à la douceur d’un moment de tendresse. Ils agissaient à la hâte, ainsi que des prédateurs qui, l’espace d’un instant, usent de leur virilité comme d’une lame pour pénétrer le corps de leur adversaire ; pour eux, l’accouplement fugitif était aussi un combat rapide et brutal3. »
Même chez ceux qui ne sont pas directement impliqués dans le combat, comme le commissaire des guerres Henri Beyle, l’appartenance à une armée en campagne fait naître des désirs inattendus, que l’on s’étonne de trouver sous la plume de l’écrivain de la cristallisation de l’amour, qui écrit le 24 avril 1809 : « Nous étions logés nº 17, à une auberge dont la maîtresse n’était pas bien. J’avais cependant le projet de l’avoir, mais le temps m’a manqué4. »
- L’attirance des femmes
Les femmes qui croisent la route du soldat l’attirent : « Ah, les femmes, vous pensez si nous les regardions ! On ne s’occupait pas si elles étaient laides ou jolies. Elles étaient toutes belles, vous pensez. Elles ont toutes quelque chose sous leurs jupes5. » Le soldat passe de l’une à l’autre sans s’attacher, pour se préserver. Dès qu’il la quitte, Parquin oublie « Sarah, grande, brune et magnifique personne », fille du rabbin de Bockenheim, près de Francfort-sur-le-Main, chez lequel il a logé pendant deux mois ; il continue son chemin, « le grand air, dit-il, et le galop de mon cheval m’eurent bientôt ramené à moi-même ». En partant, il lui donne, comme à d’autres avant et après elle, « une bague de [s] es cheveux dont [il] avai [t] toujours la précaution d’être nanti en campagne »6.
Le territoire de la chasteté est l’étroite zone des combats où les femmes ne sont présentes que dans la pensée des hommes : « On mourait d’ennui en proie à la nostalgie de la femme7. » Fleurissent ainsi les graffiti griffonnés sur les murs des casemates de la ligne Maginot8 et autres lieux semblables, et les dessins des corps dévêtus de jeunes beautés hollywoodiennes sur le fuselage des avions américains de la Seconde Guerre mondiale9. La nostalgie du « pays des femmes »10 est entretenue par les périodiques illustrés ou le théâtre aux armées. Les femmes saines, actives et court vêtues abondaient dans La Vie parisienne, Yank ou Signal pendant les deux guerres mondiales, tandis que les spectacles avaient pour meilleur et souvent seul argument la présence de femmes aguichantes, telle Marilyn Monroe se produisant en Corée en février 1954, en robe décolletée, sans sous-vêtement, les bras nus11.
- La réponse des femmes
Les femmes sont attirées par les hommes autant qu’elles les attirent. « Il ne fut jamais que les belles et honnestes dames n’aymassent les gens braves et vaillans, encore que de leur nature elles soyes poltrones et timides ; mais la vaillance a telle vertu à l’endroit d’elles qu’elles l’ayment12. » En mars 1940, la toute jeune 13e demi-brigade de Légion étrangère débarquant à Marseille est assaillie par « ces frénétiques [qui] voulaient se frotter à ce mythe solaire et fabuleux nommé Légion, dont elles réalisaient l’existence physique »13.
Le soldat fascine moins par le prestige d’un uniforme qui n’a rien de brillant que par la puissance que dégage une troupe qui disparaît aussi vite qu’elle arrive. Celui qui vient d’ailleurs, quand il est vainqueur, est irrésistible. Dans une lettre à l’une de ses sœurs, Antoinette de La Piconnerie, Bugeaud, alors vélite de la garde en Espagne, écrit le 4 juin 1810 : « Partout on voit les vainqueurs dans les bras des vaincues. Carmélites, sœurs grises, vieilles, jeunes nonnettes, toutes éprouvent les transports de nos grenadiers, et plusieurs s’écriaient, dit-on : “Oh ! si nous avions su que ce n’était que cela, nous n’aurions pas eu aussi peur !”14. » Le 28 août 1944, le général Guillaume fait sortir ses goumiers marocains de Marseille à peine libérée, car « trop de dames de la banlieue embrassent [ses] soldats à pleine bouche pour leur exprimer leur reconnaissance »15. En 1995, à l’aéroport de Sarajevo, lors des missions de crossing, « un vab restait parfois vingt minutes en panne moteur juste avant de débarquer les Bosniaques »16.
Au cours de la Grande Guerre, la zone des armées est placée sous l’autorité militaire en vertu de l’état de siège. Elle est large de plusieurs dizaines de kilomètres dans une partie du pays où la population était dense avant la guerre et l’activité grande. La mobilisation en a retiré les hommes et n’a laissé que les vieillards, les enfants et toutes les femmes. À quelque dix kilomètres derrière la frange de cette zone où se déroulent les combats, les habitants sont restés pour s’occuper de leurs terres et répondre aux besoins des armées. Des cantonnements, des camps d’entraînement, des aérodromes, des dépôts de matériel, des formations sanitaires... se sont installés, attirant une multitude de commerces de détail et de débits de boissons qui fournissent une activité de substitution, en particulier aux femmes. Ce secteur est une zone de transition entre celle des combats, où il n’y a que des hommes, et l’arrière, où les femmes prédominent. En 1916, à Reims, « sur dix mille habitants demeurés dans cette ville de cent vingt mille âmes, il y aurait neuf mille femmes »17.
En dépit de l’interdiction, prononcée le 28 août 1914, faite aux femmes de pénétrer dans la zone des armées, certaines s’infiltrent jusqu’au plus près du front, comme Eugénie Straub, épouse du peintre tchèque Frantisek Kupka, volontaire étranger engagé en août 1914, qui retrouve son mari en pleine nuit dans le cantonnement où est établie son escouade commandée par le caporal Sauser, alias Blaise Cendrars18. Elle n’est pas la seule. Les retrouvailles, quand elles sont possibles, se font cependant plus en arrière et restent rares, le commandement s’efforçant de maintenir les femmes hors de la zone des armées, par crainte de voir revenir l’époque de la Ire République, quand leur nombre à la suite des troupes devint tel que les représentants en mission durent en appeler à la Convention pour enrayer le phénomène. Le 16 avril 1793, les députés Carnot et Duquesnoy écrivaient : « Un fléau terrible détruit les armées : c’est le troupeau de femmes et de filles qui sont à leur suite ; il faut compter qu’il y en a autant que de soldats ; les casernes et les cantonnements en sont engorgés19. » La présence indue de femmes au milieu des troupes est encore signalée lors du siège d’Anvers en 1832.
Il se trouve toujours des femmes pour répondre au désir des hommes, assouvi « parfois sur une route, derrière une haie, dans un grenier ou derrière une meule de paille. La peur d’être surpris, la rapidité du rapport ont concentré toute leur attention et ils ne savent ni le nom ni la profession ou la couleur des cheveux de la femme rencontrée »20. Ils s’étonnent même de leur bonne fortune. Un soldat raconte le 17 mars 1915 : « J’étais sur le bord du canal. Une femme est venue. Elle avait des sabots. Elle m’a donné rendez-vous à la nuit derrière une maison. L’opération a eu lieu contre un mur. J’ai voulu lui donner vingt sous. Elle n’a rien voulu 21! » Profitant de quelques heures de permission, le sous-lieutenant Maurice Genevoix se rend à Verdun. À l’occasion d’une emplette il reçoit la proposition d’une demoiselle de magasin qui lui dit : « Moi, je n’ai personne… Je m’appelle Lucette22. »
De la zone des armées, le phénomène gagne l’arrière. Le médecin principal Petges note qu’à Nantes, « un certain nombre d’ouvrières ne travaillent plus et fréquentent des Américains, quel que soit le mobile sentimental, physique, de paresse ou de cupidité qui les ait poussées et leur fasse abandonner le travail »23. À la campagne, un jeune paysan se souvient qu’avant d’être mobilisé à son tour, « les bonshommes partis, les bonnes femmes […] finissaient par nous prendre en amitié »24.
Ce type de comportement déroute les contemporains. « Il faut reconnaître que le trouble jeté dans les esprits par la guerre a un peu bouleversé les notions morales habituelles. […] Des hommes qui jusqu’alors avaient observé la fidélité conjugale, séparés brusquement de leur famille, se sachant exposés à des dangers de mort continuels, oublièrent leur prudence du temps de paix. […] D’autre part, des femmes abandonnées à elles-mêmes, souvent avec des ressources insuffisantes, se laissèrent aller à remplacer momentanément l’absent25. » Un autre médecin note que « la longue séparation des ménages, la mort ou la disparition du mari, les mauvais exemples, le vice moins souvent, l’indifférence qui devient si vite, chez certaines, l’oubli complet, parfois, hélas ! la satisfaction de la liberté reconquise, la belle prestance des alliés, l’admiration pour les héros, voire même simplement la commisération pour les souffrances du poilu ont été autant de causes qui ont amené un certain nombre de femmes – honnêtes et fidèles jusque-là – à dévier tout à coup du droit chemin et à risquer le premier faux pas »26.
Un pas supplémentaire et certaines « s’engagèrent dans la prostitution pour la durée de la guerre »27. C’est si vrai qu’au départ des Américains « on vit, du jour au lendemain, les coquettes de la veille reprendre l’aiguille en soupirant, les bonnes en rupture de tablier en ressaisir précipitamment les cordons et les cuisinières débauchées revenir sagement à leurs casseroles »28.
- Les prostituées de circonstance
Les munitionnettes ou obusettes employées dans la métallurgie illustrent la part prise par les femmes dans la guerre. Au moment de l’armistice de 1918, elles sont quatre cent trente-cinq mille qui côtoient des hommes de diverses provenances : quatre cent quatre-vingt-quatorze mille affectés spéciaux, quatre cent vingt-cinq mille ouvriers civils, cent trente-trois mille adolescents de moins de dix-huit ans, treize mille mutilés, cent huit mille étrangers, soixante et un mille coloniaux et quarante mille prisonniers de guerre29.
Femmes seules et hommes sans attache se rapprochent. En 1918, le professeur Spillmann écrit qu’à Nancy « la prostitution s’exerçait de nuit, en pleine usine, au milieu des chantiers et des usines, entre minuit et une heure du matin, le travail étant interrompu pendant une heure. […] Ces femmes ne demandent aucun salaire ; elles se font payer un verre de bière. […] Presque toutes les employées dans cette usine font toutes les nuits le même métier »30. Une femme embauchée comme « apprentie contremaîtresse au contrôle de l’obus après trempe » attribue « l’immoralité qui se révèle, plus même, l’amoralité des êtres » à « l’ennui, l’ennui fastidieux et le mauvais génie du travail de nuit : “On a le cafard.” […] On tâche de prendre pour de la joie de vivre l’espèce de gaieté factice qui domine l’usine »31.
Petges dit qu’« il ne s’agit pas de prostituées, mais de filles et de femmes attirées hors de leur famille »32. Le terme de prostituées employées pour parler de ces femmes est inapproprié – la prostituée fait toujours payer l’usage de son corps –, mais le phénomène est si nouveau et dérangeant que c’est le seul qui vient à l’esprit des médecins qui le voient se répandre. Pautrier, médecin-chef du centre dermato-vénérologique de la 8e région à Bourges, trouve un compromis acceptable en écrivant en octobre 1917 que « la prostitution s’est étendue tellement qu’il est maintenant impossible d’en tracer les limites précises. […] La prostitution libre a pris des proportions telles qu’il est impossible de dire où elle commence et où elle finit. [Les hommes] ont couché avec une femme de rencontre, une ouvrière, une villageoise, qui ne se sont même pas fait rétribuer. Le coït a eu lieu n’importe où, dans une chambre de rencontre, sur un banc, sur une place publique, dans un champ »33. Le docteur Gouin est sans doute celui qui a le mieux compris ce qui se passait : « Cette nouvelle clandestine, cette prostituée vit actuellement comme l’homme : elle travaille, elle devient son égale ; ses salaires sont élevés, elle se suffit donc à elle-même et la place qu’elle occupe dans l’usine, l’atelier... lui donne une nouvelle promiscuité. Il ne faut donc plus s’étonner de voir la femme faire maintenant ce que l’homme a fait de tout temps. Ces femmes ont un métier et ne vivent pas de prostitution ; elles se prostituent pour leur bon plaisir34. »
- Les prostituées professionnelles
Du Consulat au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand la loi dite Marthe Richard y met fin le 13 avril 1946, la France se caractérise, en matière de traitement de la prostitution, par le système de la tolérance. Si la prostitution est autorisée, chacun étant libre de faire de son corps ce qu’il veut, le proxénétisme est un crime. Considérant, depuis saint Augustin35, qu’une part de prostitution est nécessaire pour la bonne marche d’une société, les autorités tolèrent une entorse à la loi en autorisant certains proxénètes à prostituer des femmes. Dans un temps où la médecine ne sait pas soigner les maladies vénériennes, le contrôle sanitaire des prostituées est censé en limiter la propagation.
L’armée s’est toujours préoccupée de traiter ses soldats vénériens, tant leur maladie affecte ses effectifs : en 1865, 1866 et 1868, le total de leurs journées d’absence équivaut à trois jours de service de l’armée entière, quatre jours en 186936. Elle a, et elle seule, ajouté au contrôle des femmes celui des hommes. La première opération de ce genre est ordonnée par le ministre de la Guerre le 14 germinal an ix (4 avril 1801), au retour de la campagne d’Italie37.
L’efficacité de la mesure se heurte cependant au fait que le soldat vénérien est puni pour avoir voulu se soustraire au service. Le 10 mai 1842, le maréchal Soult, ministre secrétaire d’État de la Guerre, interdit toute punition et impose le traitement dans les hôpitaux militaires de tous les malades et même « des militaires de la réserve et de ceux en jouissance d’un congé provisoire de libération »38. Cette nouvelle disposition obtient tout de suite de bons résultats39.
Dans sa volonté constante de tout maîtriser, l’armée en vient à s’occuper des prostituées. Dès la prise d’Alger le 5 juillet 1830, parce qu’elle est la seule autorité sur place, et qu’elle dispose de la seule force de police et des seuls médecins disponibles, elle prend en charge le contrôle de la prostitution. Le 13 juillet, un service de police et de salubrité est créé ; le 11 août, un dispensaire est ouvert pour les filles publiques ; le 27 mars 1831, les bases de la réglementation, conforme à celle de métropole, sont posées, et le 28 novembre 1835, un arrêté fixe les règles définitives40.
La solution adoptée convient aux villes, mais dès qu’elle s’enfonce dans le bled, l’armée se heurte à l’absence de toute infrastructure et de médecins. Dans les grands camps à la romaine que le général Bugeaud installe à partir de 1836, d’où des colonnes mobiles partent pacifier le pays, des tentes sont réservées à quelques prostituées emmenées avec la troupe. C’est la naissance du bordel militaire de campagne (bmc). Cette organisation se met en place progressivement sous l’autorité des chefs locaux, tant elle évite aux hommes d’aller à la recherche de femmes en se mettant en danger et en compromettant les efforts faits pour gagner les populations. Les bmc sont placés sous la surveillance des médecins militaires, comme le constatent et l’approuvent, avant la Grande Guerre, les médecins généraux inspectant les formations sanitaires au Maroc41. Lors de la guerre du Rif, le bmc est systématique et la presse en rend compte en toute équanimité : « Derrière l’ambulance de première ligne se place l’infirmerie d’évacuation, à laquelle vient s’adapter l’autochir [ambulance chirurgicale automobile] légère avec son groupe léger radiologique : cinquante à cent cinquante lits peuvent y être rassemblés sous des tentes à double toit anti-chaleur. Habituellement un bmc y est annexé42. »
L’habitude aidant, le bmc devient sédentaire et apparaît dans les garnisons. En 1938-1939, « au 4e étranger à Marrakech, un bordel était installé à l’intérieur même du casernement et le service de semaine y faisait l’appel, matin et soir, comme dans les chambrées »43. Il n’en remplit pas moins sa fonction originelle quand le besoin s’en fait sentir. « Le commandement prenait toujours soin d’affecter un bmc mobile [sic] aux unités en déplacement dans le bled44. »
Jusqu’en 1918, le bmc, particularité de l’armée d’Afrique, n’avait pas cours en métropole, les bordels des villes de garnison suffisant aux besoins. En général, chacune en avait deux, dans le respect des hiérarchies sociales. En mars 1859, « il n’existe à Épinal que deux de ces maisons ; la première, à l’extérieur du faubourg de Dogneville, meublée avec un certain luxe, est spécialement fréquentée par les bourgeois et les officiers de la garnison ; la seconde, hantée par les soldats et la classe ouvrière, est située à l’extrémité du faubourg des Brosses »45. Quand aucune maison n’existe dans une garnison, l’armée intervient pour faire combler ce manque. Deux mois après la création des troupes alpines, l’installation d’un poste à Peïra-Cava, à quarante kilomètres au nord-est de Nice et à mille quatre cent cinquante mètres d’altitude, entraîne l’apparition d’un bordel clandestin. Le 15 février 1889, le commandant de la subdivision de Toulon et d’Antibes demande au préfet des Alpes-Maritimes que soit ouverte une maison de tolérance, « à la condition que ces femmes soient assujetties à la visite réglementaire »46.
Le 5 janvier 1916, devant l’ampleur prise par le développement des maladies vénériennes47, une politique de santé publique appropriée, conçue et mise en œuvre par le service de santé, est appliquée dans l’armée et la population civile. Elle comporte des volets de prophylaxie et de traitement ainsi que de recherche des contaminés.
En dépit de tous les efforts faits, le mal continuant à se propager, Georges Clemenceau charge son chef de cabinet militaire, le général de division Mordacq, de créer des bmc dans le voisinage des camps installés, pour les besoins de la guerre, dans de petites villes ou près de villages, où aucune réglementation de la prostitution n’existe. Le 13 mars 1918, Mordacq signe la circulaire ministérielle qui place les maisons closes sous contrôle militaire48. Les généraux de région sont chargés de déterminer les besoins et de fournir le personnel (proxénètes et prostituées) en faisant appel aux services de police. Le génie trouve les locaux adéquats ou, à défaut, construit des baraques. Le service de santé surveille les filles et leurs clients. Des moyens sont fournis par l’intendance, dont des préservatifs et des pommades prophylactiques. Des consignes, rédigées en français et en anglais, à appliquer ante et post coitum, sont affichées dans les chambres. La mesure se heurte à la mauvaise volonté de quelques généraux, qui s’indignent de finir leur carrière en « sergents recruteurs de tenanciers de maisons closes »49, et du génie, qui invoque les difficultés matérielles et les coûts de construction. La maison installée à Fontaine, un hameau d’Ugine, à neuf kilomètres au nord d’Albertville, est une baraque du type ecmb (établissement central du matériel de baraquement), modèle 1917, prévue pour dix-huit femmes. Elle comprend une chambre pour chaque prostituée, une pour les patrons, une pour la femme de chambre et une pour la sous-maîtresse, un salon pour le choix de la partenaire, une salle pour la visite sanitaire, une salle à manger, des vestiaires, des wc, des douches et même un jardin intérieur, pour un coût de cinquante-cinq mille francs50, soit quatre-vingt-neuf mille cinq cents euros de 2016.
Toutes les mesures prises et les moyens mis en œuvre ralentirent sans doute un peu la progression de la maladie, mais l’arme la plus efficace dont disposèrent les médecins resta le médicament mis au point en 1910 par le docteur Ehrlich, un arsénobenzol appelé Salvarsan51, dit « 606”. Après la guerre, sans dire que ce médicament était d’origine allemande, un médecin admit « que si le 606 n’avait pas existé, les trois quarts de la population auraient été contaminés »52. Le bilan dans l’armée, qui ne porte que sur les années 1916 à 1918, fait apparaître deux cent cinquante mille trois cent quarante-six cas de maladies vénériennes53, chiffres que certains estiment « certainement bien au-dessous de la réalité »54. Dans la population civile, il n’est pas meilleur : environ cinq cent mille nouveaux cas de syphilis sont enregistrés en quatre ans de guerre55. Pendant la guerre d’Indochine, alors que la pénicilline guérit les maladies vénériennes mais n’est encore disponible qu’en faible quantité, « le total des cas traités s’est élevé à trois cent cinquante-quatre mille cent quarante-huit, soit 20,70 % de l’effectif moyen total mensuel »56.
- Le chef militaire face aux risques de la maladie
Dans une ancienne livraison de la présente revue, le colonel Gillet écrivait qu’« il arrive un moment où le chef a épuisé tous ses arguments et a atteint les limites de la contrainte. Le but de son action reste avant tout de préserver la capacité de combat de son unité, l’intégrité physique et morale de ses soldats »57. Il renouvelle là la prise de conscience affichée pendant la Grande Guerre. Un tract destiné aux soldats les prévenait : « Il n’y a malheureusement pas que les femmes publiques qui donnent des maladies ! » Et leur préconisait la chasteté : « Le meilleur moyen est de “t’abstenir” ; ne crains pas que la continence sexuelle te fasse courir des dangers. » Le spécialiste des maladies vénériennes qui l’avait rédigé n’en restait pas moins pragmatique, sachant que peu d’hommes le suivraient : « Après tout, mieux vaut les maisons publiques si tu ne veux pas t’abstenir ! Mais ne crois pas que tu n’y attraperas rien, car le médecin a beau surveiller les femmes, leur maladie n’est pas toujours visible et une femme, saine le matin, peut être malade le soir58. »
Des études récentes59, il ressort toujours que le temps de guerre favorise la prostitution, que le soldat recherche une femme dès qu’il en a l’occasion et qu’il risque de se contaminer, le sida s’ajoutant aujourd’hui aux maladies anciennes. Si le bmc est mort, il est sans doute d’autres solutions, très encadrées.
1 L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, « Folio », 1980, p. 109.
2 L. Huot et P. Voivenel, La Psychologie du soldat, Paris, La Renaissance du livre, 1918, p. 161.
3 P.-A. Cerutti et J.-Ch Damaisin d’Arès, Commandos de chasse. Les têtes chercheuses du général Challe, Sceaux, L’Esprit du livre, 2011, p. 137.
4 Journal de Stendhal (Henri Beyle), 1801-1814, publié par C. Stryienski et F. de Nion, Paris, G. Charpentier et Cie, 1888, p. 342.
5 B. Cendrars, La Main coupée, Paris, Denoël, 2002, p. 209.
6 Souvenirs du capitaine Parquin, 1803-1814, introduction par F. Masson, Paris, Boussot, Valadon et Cie, 1892, pp. 46, 47 et 126.
7 B. Cendrars, op. cit., p. 11.
8 A. Hohnadel et J.-L. Goby, La Mémoire des forts, Metz, Éditions Serpenoise, 1990.
9 G. Velasco, Fighting Colors. The Creation of Military Aircraft Nose Art, Nashville, Turner Publishing Company, 2010.
10 P. Drieu La Rochelle, Gilles, Paris, Le Livre de Poche, 1969, p. 15.
11 Mystères d’archives : 1954, Marilyn Monroe en Corée, Ina.fr.
12 Œuvres complètes de Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme. t. ix, Des dames, Paris, Mme vve Jules Renouard, 1876, p. 235.
13 Ch. Favrel, Ci-devant légionnaire, Paris, Presses de la Cité, 1963, p. 136.
14 Le Maréchal Bugeaud d’après sa correspondance intime et des documents inédits, 1784-1849, par le comte Henry d’Ideville, Paris, Firmin-Didot et Cie, t. i, p. 126.
15 P. Lyautey, La Campagne de France. Provence, Alpes, Jura, Vosges, Alsace, 1944-1945, Paris, Plon, 1946, pp. 35-36.
16 Témoignage d’un officier recueilli par A. Thiéblemont, « Expériences opérationnelles dans l’armée de terre. Unités de combat en Bosnie (1992-1995) », Les Documents du c2sd nº 42, novembre 2001, t. ii, p. 270.
17 P. Voivenel, Avec la 67e division de réserve, Paris, Librairie des Champs-Élysées, 1937, t. iii, p. 144.
18 B. Cendrars, op. cit., pp. 64-65.
19 Correspondance générale de Carnot, Paris, Imprimerie nationale, 1844, t. ii, p. 116.
20 L. Jolivet, « Comment se sont contaminés cent vénériens traités dans la zone des armées », Annales de dermatologie et de syphiligraphie, années 1916-1917, p. 127.
21 Cité par P. Voivenel, op. cit., t. i, p. 209.
22 M. Genevoix, « La Boue », Ceux de 14 [1949], Paris, Omnibus, 1998, p. 438.
23 Service historique de la Défense (shd), gr 9 nn7 1060.
24 É. Grenadou et A. Prévost, Grenadou, paysan français, Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 1978, p. 67.
25 E. Gaucher, « Les maladies vénériennes pendant la guerre à l’hôpital militaire Villemin et dans les armées », Bulletin de l’Académie de médecine, 1916, p. 357.
26 L. Bizard, Souvenirs d’un médecin de la préfecture de police, Paris, Grasset, 1925, p. 197.
27 Ibid, p. 203.
28 G. Bouin, La Lutte contre le péril vénérien et l’expérience de la ixe région, Paris, Le François, 1920, p. 30.
29Lcl Reboul, Mobilisation industrielle, t. i., Paris, Berger-Levrault, 1925, pp. 169-171.
30 shd, gr 9 nn7 1057.
31 M. Trélat, « Un séjour à une usine de munitions », Revue d’hygiène et de police sanitaire nº 41, 1919, pp. 908-909.
32 shd, gr 9 nn7 1060.
33 shd, gr 9 nn7 1049.
34 J. Gouin, « Prophylaxie des maladies vénériennes dans l’armée américaine », Revue d’hygiène et de police sanitaire nº 40, 1918, p. 798.
35 De l’ordre, in Œuvres complètes de saint Augustin, Bar-le-Duc, L. Guérin, 1864-1873, http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/ordre/#_Toc14857491.
36 L. Fiaux, La Police des mœurs en France. Son abolition. Institution d’un régime légal de moralité et d’ordre public, Paris, Félix Alcan, 1921, t. ii, p. 566.
37 shd, gr 9 nn7 1036.
38 Journal militaire officiel, 1er semestre 1842, pp. 252 et 253-255.
39 A. Potton, De la prostitution et de ses conséquences dans les grandes villes, dans la ville de Lyon en particulier, Paris, J.-B. Baillière-Germer Baillière/Lyon, Charles Savy jeune, 1842, pp. 112-113.
40 É.-A. Duchesne, De la prostitution dans la ville d’Alger depuis la conquête, Paris, J.-B. Baillière-Garnier Frères, 1853, pp. 22 et 24.
41 E. Delorme, « Une inspection générale médicale au Maroc en 1908 (suite) », Archives de médecine et de pharmacie militaires, 1912, 2e semestre, p. 253.
42 J. Destray, « Au Maroc. Comment sont organisés les services de santé », Le Midi socialiste, 5 septembre 1925.
43 Ch. Favrel, op. cit., p. 51.
44 Ibid.
45 Archives départementales des Vosges, 4 m 326. Rapport sur la prostitution dans le département des Vosges.
46 R. Rocca, « Proche de la caserne », Lou Sourgentin nº 126, avril 1997, p. 15.
47 Centre de documentation du musée du Service de santé des armées, a 239.
48 shd, gr 7 n 2256.
49 É. Pourésy, « Le bilan de la pornographie », 3e congrès national contre la pornographie, Cahors, A. Coueslant, 1922, p. 28.
50 shd, gr 4 v 932.
51 K. Feltgen, « Guérir les ravages de la guerre », Les Hôpitaux dans la guerre, Paris, Le Cherche Midi, 2008, p. 154.
52 L. Bizard, op. cit., p. 204.
53 Archives de l’assistance publique, Melun, 1922. Données statistiques relatives à la guerre 1914-1918, citées par P. Darmon, « Grande Guerre et flambée de la morbidité vénérienne », Gynécologie, obstétrique et fertilité nº 28, 2000, p. 755.
54 J. Lacassagne, « Guerre et prostitution », Le Crapouillot, numéro spécial « La guerre inconnue », août 1930, p. 58.
55 A. Scheiber, Un fléau social, Paris, Médicis, 1946, p. 106.
56 Le Service de santé en Indochine, 1944-1954, Saigon, Direction des services sanitaires en Extrême-Orient et des forces terrestres d’Extrême-Orient, 1954, p. 847.
57 P. Gillet, « Entre ascèse et licence : le rôle du chef », Inflexions nº 12, octobre 2009, p. 84.
58 H. Gougerot, « Soldat. Défends-toi contre les maladies vénériennes ! », in « Organisation et fonctionnement d’un centre militaire régional de dermatologie et vénérologie », 2e partie, Annales des maladies vénériennes, août 1917, pp. 482-483.
59 A. Thiéblemont, op. cit.