N°35 | Le soldat et la mort

Évelyne Desbois

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Enquêter sur ce que l’on ressent avant de mourir relève de l’impossible. Et pourtant, cette question taraude les humains, surtout quand la mort, de lointaine et irréelle, devient possible, voire probable, et enfin toute proche. En France, les enfants du baby-boom et ceux qui sont nés après n’ont jamais connu la guerre, à l’exception des soldats engagés dans des opérations à l’extérieur de l’Hexagone. Une période de paix de plus de soixante-dix ans, soit, en gros, la durée d’une vie. Cette réalité objective ne signifie pourtant pas que ces générations d’après-guerre, qui vont, dans les années qui viennent, mourir de maladie, d’accident ou de vieillesse, ont vécu dans l’insouciance.

  • Lignées de guerre et culte des ancêtres

Ces Français, ainsi que les descendants des soldats des colonies, n’ont pas attendu la proclamation solennelle par les autorités d’un « devoir de mémoire » pour se souvenir du temps de guerre, car il leur a été rabâché par leurs parents et grands-parents, sous forme de reproches ou d’avertissements – « on ne gaspille pas la nourriture », « on voit que tu n’as pas connu la guerre » et autres « cet objet, cet outil, il ne faut pas le jeter, ça peut être utile s’il y a la guerre » –, de révélations – pour ceux des campagnes, de cachettes où se trouvaient encore armes et munitions –, ou de promesses d’un prochain conflit dont il faut apprendre à scruter les prémices. C’est notre péché originel : vivre dans l’angoisse d’une guerre qui vient, et donc de la mort qui menace. À notre petite échelle temporelle et nationale, le message vient de loin, des grands-parents qui avaient vécu l’affrontement de 1870 et l’occupation prussienne à leurs petits-enfants mobilisés en août 1914 pour aller combattre, croyaient-ils, Prussiens, Uhlans et autres casques à pointe – il ne faut pas oublier que les combattants de la Grande Guerre, dans leur très grande majorité, n’étaient pas des soldats professionnels, mais des civils effectuant leur service militaire ou mobilisés à la déclaration de guerre.

À la manière des aristocrates, certains Français ont ainsi pu construire des lignées héroïques de « morts pour la France » avec l’apport, au fil des nouveaux conflits, d’autres histoires de guerre et se constituer un trésor familial en conservant quelques traces matérielles des disparus : photos, livrets militaires, calepins, liasses de lettres… Ces reliques, transmises de génération en génération, offrent à leurs dépositaires des repères personnels dans l’histoire familiale et nationale, ainsi que l’assurance, peut-être trompeuse, d’une destinée commune. Ce caveau de famille symbolique renferme des prénoms et des noms d’hommes qu’en réalité on ne connaît pas, car morts bien avant notre naissance et dans des conditions qui restent floues. Certains se défendent de toute image angoissante en croyant aux pieux mensonges fournis à l’époque aux parents ou à l’épouse par leurs camarades de combat : « Il est mort sur le coup. Il n’a pas souffert. »

Si les notes dans le calepin, prises au jour le jour, livrent des informations précises sur les rations de nourriture, les sobriquets des camarades de l’escouade, les colis et les mandats reçus, la température ou l’intensité des bombardements, les pages restent vierges pendant les coups durs et n’y sont écrits que les noms des tués et des blessés a posteriori. Les lettres à l’épouse ou à la mère sont riches, elles, de descriptions des menus événements du quotidien, de réflexions sur les camarades et les officiers, et de commentaires des informations contenues dans la presse quotidienne. Rien d’inquiétant dans ces pages. Les photos, prises dans les cantonnements de repos, loin des lignes, montrent des soldats joyeux attablés et levant le verre en direction du camarade chargé d’immortaliser ce bon moment ; elles seront envoyées aux familles pour assurer qu’ils sont en bonne santé et prennent du bon temps.

Si on veut y voir plus clair, il faut donc aller encore une fois, sans se lasser, sur le terrain de la bataille au moment où des soldats ont vu la mort de près, grâce aux rares lettres écrites aux hommes, père, frère ou ami, ou aux simples notes écrites après les événements pour soi, pour plus tard, pour ne rien oublier.

  • Sur le plateau de Douaumont, mai 1916

À la mi-mars 1916, Jean-Marie Martin (1886-1975), ordonné prêtre en 1910, missionnaire apostolique au Japon avant sa mobilisation comme simple soldat, est incorporé au 12e régiment d’infanterie (ri) à Tarbes et envoyé en renfort au 18e ri. Il fait halte dans un village sur la route qui mène à Verdun. « Durant le repos dans ce patelin, je me fis une première idée de ce qu’était la bataille de Verdun. Incessamment passaient des camions chargés des soldats relevés du front. Ils étaient lamentables d’aspect, le visage hâve, la capote déchirée et boueuse1. » Ses camarades ont eux aussi une première mauvaise impression de ce qui les attend et se préparent au pire. Le prêtre confesse beaucoup d’entre eux pour leur « rendre la paix de l’âme et de l’esprit ». « Ils étaient libres avec moi, étant un copain qui partage leur vie. » La division se met en route pour rejoindre sa position à la ferme Thiaumont, sur le plateau de Douaumont. « Les marmites2 tombent à nos côtés. Je me souviendrai toujours de la première : elle est passée au-dessus de ma tête et a éclaté à une trentaine de mètres environ. Malgré tout, on ne peut rester indifférent ! Je me suis dit : “Je monte aux premières lignes, c’est un devoir et un honneur. En redescendrai-je ?” J’ai senti à ce moment-là combien ma vie tenait à peu de chose. Du coup, je me tiens constamment dans la pensée de paraître devant Dieu. Je plains de tout mon cœur les pauvres diables qui en sont réduits à la peur animale et, comme viatique moral, n’ont que l’appréhension de l’après-mort. Leur seule ressource est de ne pas y penser et d’espérer malgré tout qu’ils n’y resteront pas. »

Jean-Marie Martin, prêtre-combattant, bien armé spirituellement et moralement, va passer trois jours en ligne sur le plateau de Douaumont. La description précise de son environnement physique, visuel et sonore, qu’il livre dans ses notes, est précieuse car elle nous aide à accéder par les mots à cette expérience du combat, certes déjà amplement documentée par les récits des soldats, mais à chaque fois nouvelle car singulière.

Nuit du 23 au 24 mai. « Le bruit des explosions, les fusées éclairantes ou à signaux, le sifflement des obus de petit calibre, le ronflement des marmites de gros calibre qui sillonnent l’air en tous sens, vous introduisent dans un monde nouveau, celui des combats apocalyptiques. Il n’y avait pas de tranchée, mais seulement des trous d’obus reliés par une piste en zigzag à peine tracée. »

Journée du 24 mai. « Il fait presque aussi sombre qu’avant le lever du soleil, l’atmosphère était obscurcie par la fumée des explosions et les débris du sol projeté en l’air. » Les soldats subissent un « marmitage furieux ». « Les Boches tirent avec des pièces de gros calibre, de 150 ou de 210. Elles produisent des effets destructifs, elles émiettent tout, conséquemment, si une marmite vous tombe dessus, on est réduit en bouillie informe, ou en morceaux à ne plus savoir à qui ils appartiennent. Il ne reste plus rien de vous. […] On est couché sur le sol et ramassé sur soi, de manière à offrir le moins de volume possible, la force d’explosion, ou plutôt la commotion qui en résulte, enfonce le casque dans la tête en vous étourdissant. Presque aussitôt après, une pluie de terre, de pierres, d’éclats de fer, tombe sur vous et vous couvre, vous ensevelissant pour ainsi dire. Quand une marmite arrive sur vous, vous sentez instinctivement qu’elle vous est destinée, vous vous collez au sol et attendez l’événement. On reste ainsi, collé contre terre, immobile à l’endroit où on vous a placé, avec la consigne de tenir jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’on vous relève, même si la position paraît intenable sous le feu le plus infernal, il ne faut pas broncher. Le recul et la retraite sont interdits. Sous la musique des obus, on avait l’impression de se trouver sous un pont métallique de chemin de fer parcouru par les convois. À chaque explosion d’obus sur notre ligne, cela faisait l’effet d’un coup de marteau asséné sur le casque. Un camarade voisin n’y tint pas. Il enleva son casque, mais sans tarder sa cervelle éclata. Il n’avait pas de blessures superficielles, mais le sang dégoulinait par le nez, la bouche, les yeux, les oreilles. Ce fut pour nous une leçon. Nous comprîmes que le casque amortissait les coups. […] Tapi dans un trou d’obus, assis à la japonaise, les bras croisés, la tête enfouie dans les épaules, en position de repli sur soi-même lorsque les rafales de marmites tombent sur notre ligne, je suis resté sans boire, ni manger, ni dormir pendant plus de cinquante heures. »

25 mai. « Vers 8 heures du matin, un 105 fusant éclata à ma droite, à une cinquantaine de mètres de hauteur. Le culot, après avoir touché le sol, rebondit sur mon épaule droite. » Blessé, mais pouvant marcher, Jean-Marie Martin se rend au poste de secours. Sur son chemin, « un grand trou de six mètres de diamètre environ et autant de profondeur. Il était à moitié rempli d’eau et à la surface surnageaient des cadavres de pauvres troupiers. À quelques mètres de l’entrée du poste de secours logé dans une casemate, je vis une pile de cadavres ». Muni de sa fiche d’évacuation, il se rend, plus en arrière, au poste d’évacuation, « en observant le rythme des tirs de l’ennemi, afin de conserver mes pelures et osselets ». À l’hôpital : « Pendant trois jours, il me fut impossible de prendre aucun aliment solide, je ne bus que de l’eau, j’étais complètement déshydraté et ma langue ne percevait même pas les parois de ma bouche. Pendant les trois jours en ligne, je n’avais absorbé aucun liquide et j’avais transpiré abondamment. Je pensais que le Christ en Croix avait ressenti la même soif. »

Après sa convalescence, il rejoint son régiment, mais le 29 janvier 1917, alors qu’il creusait une tranchée, il est blessé à nouveau, cette fois par un obus fourbe : un Skoda de 88 mm, de fabrication tchèque. « Les 88 Skoda avaient une trajectoire tendue, on ne les entendait pas venir, on ne se planquait pas. Ils vous trouvaient debout. L’obus fit explosion à environ six mètres à ma droite, un éclat me sectionna les neuvième et dixième côtes du côté droit, le tout se posa sur le diaphragme, forte hémorragie de l’abdomen et de la poitrine remplie de sang. Je m’affalai sur le fond de la tranchée disant : “Je ne suis pas mort. J’ai terminé la guerre : DEO GRATIAS !” Un infirmier qui passait par hasard eut la cuisse tranchée ; le sang gicla et il mourut sur place. » Hasard ou providence, Jean-Marie est sorti vivant du champ de bataille et, malgré les séquelles de sa blessure, la guerre finie, est reparti au Japon poursuivre sa mission.

Pour ne pas noircir le tableau, mais surtout parce que ces soldats ont laissé des traces écrites après avoir failli mourir, les histoires individuelles de guerre qui ont été ici choisies finissent bien. Ainsi, Pierre Thill (1892-1968), un Parisien, caporal-téléphoniste au 106e ri, a la chance de pouvoir écrire à son frère, combattant lui aussi, à la date du 13 novembre 1918 : « Fini de se faire de la bile, il n’y a plus d’obus, plus de bombes, on va pouvoir allumer les lumières. Enfin, c’est fini et nous sommes certains de ne pas y laisser notre viande. Je me suis palpé, j’ai mes quatre membres et ma tête, et le meilleur de tout, on commence à préparer le retour dans les foyers3. » Mais avant cette fin heureuse, lui aussi est « rentré en danse ».

  • « Là-haut, c’est la boucherie », juin 1916

Comme il le redoutait, Pierre Thill participe à partir du 18 juin 1916, avec le 106e ri, à la bataille de Verdun. Durant deux semaines, il n’écrit pas à ses proches et prend seulement quelques notes dans son carnet de route. Ce n’est que le 1er juillet qu’il peut enfin envoyer une lettre à son frère. « Mon bataillon a été dispersé pour aller en renfort à droite et à gauche, ce qui fait que nous, les téléphonistes, nous sommes passés au poste du colonel comme équipe de réparation. Pour ma part, j’ai été détaché au fort de T. [Tavannes, un des forts entourant Verdun] pour la réparation d’une ligne avec un poilu et là, j’ai subi un bombardement, le plus fort comme calibre que j’ai jamais vu. Songe que sur le fort, dans une même journée, il est tombé soixante-douze obus de 350 et 420. Eh bien, tu sais, je croyais bien y rester. Cinq fois dans la journée, je suis sorti pour réparer la ligne [téléphonique] et à chaque fois j’ai été obligé de rentrer, étant pris dans une averse d’obus lacrymogènes et asphyxiants. La cinquième fois, je me croyais touché par les gaz, mais j’ai pu respirer de l’air frais de suite. Les Boches attaquaient ce jour-là et ils nous ont servi quelque chose comme préparation d’artillerie et feux de barrage. Mon casque a été traversé de part en part, mais le bonhomme n’a rien eu. À l’équipe, nous avons deux blessés. Eh bien, tu sais, je suis heureux d’en être redescendu, car là-haut, c’est la boucherie dans toute l’acception du terme. Malheureux celui qui ne peut marcher étant blessé. Il reste là, deux, trois et même quatre jours ; certains sont restés cinq jours sans pouvoir descendre. Aussi la relève a été accueillie avec joie et nous ne souhaitons tous qu’une chose : ne pas y remonter. »

Pierre n’est pas sauvé pour autant car, en juillet 1916, si la bataille de Verdun semble exceptionnelle en raison des forces engagées, ailleurs la guerre ne s’arrête pas pour autant. En témoigne la nouvelle lettre qu’écrit Pierre à son frère quatre mois plus tard, le 15 octobre : « Nous sommes dans la S [Somme], un peu à droite des Anglais. Nous sommes montés en ligne le 22 septembre et nous y resterons encore jusqu’au 20 octobre. C’est dur, tu sais, et jamais je n’ai autant souffert, car depuis que nous sommes arrivés, nous avons eu trois jours de réserve dans une tranchée à quatre kilomètres du front et trois jours dans un camp à dix kilomètres, et c’est tout. Le reste du temps, nous avons été logés dans des trous avec comme protège-obus des toiles de tente ! Je me demande encore cette fois-ci comment je suis encore là, car tu peux me croire, ça a été dur. Et puis c’était le tour des anciens cette fois-ci et beaucoup de mes vieux poteaux, des vieux brisquards comme moi, en ont pris un coup. Oui, notre équipe a bien trinqué car nous avons vingt blessés et trois tués sur cinquante. À part ça, téléphoniste, c’est le filon, on ne craint rien, paraît-il ! »

  • Démoralisé

Un autre grand danger, moins connu, menace les hommes, un danger psychologique : la certitude de la mort prochaine, inévitable, comme si tout était déjà écrit. Pierre n’y échappe pas. Ce sentiment de désespoir, on le trouve souvent dans le vocabulaire des combattants sous le nom de « cafard », terme qui aujourd’hui ne veut plus dire grand-chose. Si on fait la somme de tout ce que les soldats subissaient sur les champs de bataille, les obus, les tirs de mitrailleuses lors des assauts, les attaques de l’ennemi, le froid, la faim, la soif, la fatigue, les angoisses au sujet des vieux parents et des enfants en cas de décès, la peur et toutes les autres calamités réunies, et ce pendant plus de quatre années, il n’est plus possible de croire qu’ils gardaient le moral, contrairement à ce qu’ils écrivaient aux femmes de la famille, mère ou épouse. Le désespoir, généralement, ne surgissait pas sous le feu ennemi, mais suite à une permission et un retour à la maison. Ce n’est qu’en les interrogeant plus tard, s’ils sont encore vivants, ou à défaut leurs proches, que l’on a une chance de découvrir ces états subits de profonde dépression et leurs effets.

Ainsi l’épouse de Pierre a récemment confié à sa petite-fille un événement que son époux lui avait rapporté. Pierre avait réussi à obtenir une courte permission pour se marier. Arrivé le 13 janvier 1917, il avait dû repartir le 17 janvier une fois la cérémonie et le repas de mariage terminés, pour rejoindre son régiment au front, dans l’Aisne. « Pierre est arrivé [à son cantonnement] le soir et son bon camarade Sapet, le voyant tellement démoralisé, lui a conseillé de rester avec lui [il n’était pas aux tranchées car, dentiste, il faisait partie de l’auxiliaire] ; bien lui en a pris, car il y eut dans la soirée une très dure attaque boche. Pierre m’a raconté plus tard qu’en repartant [de la maison], il avait eu l’idée qu’il allait être tué. Sapet l’a sauvé en le gardant près de lui. Le lendemain, son cafard était moins fort et il est remonté en ligne. »

  • Hantises

Dans ses lettres à son frère, Pierre ne cache pas les dangers courus et les pertes subies, mais reste discret sur ce qu’il a vraiment vu « là-haut », sur le lieu de la « boucherie ». Les images du champ de bataille ne sont diffusées ni par la presse illustrée ni par les actualités cinématographiques afin de ne pas horrifier l’arrière qui, dans les salles de cinéma, n’assiste donc, sans le savoir, qu’à des scènes de combat reconstituées où les morts se relèvent à la fin du tournage.

Ce que les soldats ont vu, eux qui n’avaient jamais combattu, en plus de susciter l’effroi, remet en cause un socle de certitudes sur soi, comme l’idée de la permanence de la personne et de l’intégrité corporelle. Le 28 février 1915, prévenu par des brancardiers que dix cadavres de soldats, dont ceux de deux officiers, sont restés sur le terrain, un infirmier, Dominique Paoletti, sergent-major au 163e ri, va aider à ramasser les corps. Il note dans son carnet de route : « Les deux malheureux [officiers] sont déchiquetés et méconnaissables. Je vais les ramasser avec les brancardiers. Les morceaux de chair humaine qui gisent par-ci par-là sont assemblés dans une toile de tente et un couvre-pieds et transportés à l’église, en attendant la nuit pour pouvoir les enterrer. » La grande crainte des soldats est d’être atteints au visage, siège de l’identité individuelle, et littéralement, de ne plus avoir figure humaine. André Masson a ainsi trouvé des cadavres particulièrement effrayants : « Sous leurs casques, ils n’avaient plus de visage. En tenait lieu une boule rouge, faite de bouillie sanglante4. »

Enfin, l’expérience du champ de bataille réveille cette vieille angoisse familière, éprouvée jadis lors des terreurs nocturnes de l’enfance : être abandonné dans une nature hostile, sans aucun secours à espérer, et s’y voir mourir, seul comme une bête, loin de tous. Deux blessés, ramenés le 7 septembre 1914 au poste de secours où travaille Dominique Paoletti, ont échappé à cette mort solitaire : « Nous soignons deux chasseurs à pied, blessés depuis cinq jours et restés dans les bois sans soins et sans nourriture. On a toutes les peines à s’approcher d’eux. Leurs blessures sont horribles, sales et pleines de vers. L’un d’eux a du pain pétrifié dans la bouche, des vers y sont allés. »

  • Une sortie de secours

Dans ces circonstances où l’homme est certain de la proximité de sa fin, il peut chercher une ultime issue de secours : le suicide, la simulation d’une maladie, la désertion ou l’automutilation – les paysans choisissaient de préférence l’automutilation, « généralement l’ablation du pouce gauche, d’un index, ou la fixation “en marteau” d’un orteil ». Sauf en cas de suicide réussi, le soldat a alors toutes chances d’être déféré devant un conseil de guerre et, s’il n’est pas exécuté le lendemain à l’aube, d’être condamné à plusieurs années de travaux publics ou d’échouer dans un pénitencier. Dans un ouvrage historique sur les bagnes de l’armée française5, Dominique Kalifa décrit comment la Grande Guerre a profondément renouvelé, et pour longtemps, la population des établissements disciplinaires : « Elle [la guerre] dirige vers les ateliers [de travaux publics] et pénitenciers un grand nombre d’hommes plus âgés, souvent mariés et pères de famille, qui ont tenté d’échapper à la mobilisation par la désertion ou l’insoumission. » « La population pénale actuelle des établissements militaires est dans son ensemble assez différente de ce qu’elle était avant la guerre, note le général Charreyre en 1923. Les fortes têtes, les individus en révolte ouverte contre toute autorité, les propagandistes du crime et de l’anarchie ne constituent plus qu’une minorité. Une forte proportion des détenus est constituée par des gens à cheveux gris, âgés et surtout prématurément vieillis, véritables déchets humains condamnés pour insoumission ou désertion. »

La porte de sortie la plus courante, ce n’est pas le suicide ou la prison, mais la blessure, qui peut conduire le soldat à la mort, à l’hôpital ou à l’asile psychiatrique en cas de folie toujours suspectée d’être simulée, aux mutilations et, dans le meilleur des cas, à la guérison. De ce long chemin parcouru par les blessés, qui les menait au bout de quelques mois ou de quelques années du terrain des combats à leur foyer, et de ses différentes étapes – poste de secours, ambulance, hôpital d’évacuation, transfert vers les hôpitaux de l’arrière en voiture d’ambulance ou train sanitaire –, l’opinion publique ignorait presque tout. Les autorités ne voulant pas dévoiler les coulisses de la guerre et laisser voir ceux qui en étaient sortis en mauvais état, des directives avaient été données pour la répartition géographique des blessés graves. Un responsable de l’hôpital militaire de Villemin révèle en 1923 que « la plupart des blessés évacués du front par train étaient dirigés sur les hôpitaux de province. On ne voulait pas mettre sous les yeux de la population parisienne les “horreurs de la guerre” »6. Parmi ceux qui ont pu sortir vivants des hôpitaux, certains sont restés terrés chez eux avant de mourir quelques années plus tard des suites de leurs blessures, d’autres n’ont jamais pu se réinvestir dans la vie civile et sont devenus alcooliques ou ont choisi de se suicider. Mais d’autres, bien visibles dans les villes et les villages, n’ont pu cacher ce qui leur était arrivé.

  • Les derniers messagers

Jusqu’à la fin des années 1950, des survivants de la Grande Guerre, ceux dont le corps gardait les traces des combats, étaient encore présents aux repas de famille, à la terrasse des cafés, aux carrefours et sur les marchés où ils vendaient des billets de loterie. Œil de verre, jambe de bois, bras de chemise relevé et fixé avec une épingle à nourrice, amputé des deux jambes dans de petites voitures à traction manuelle, cul-de-jatte aux fers à repasser, gueule cassée, homme au visage et membres agités de tics nerveux, ces êtres au physique tourmenté nous étaient familiers et figuraient parfois dans nos albums de photos de famille. Difficile de dire à quand remonte la disparition de ces silhouettes si particulières, ces incarnations en chair et en os de la guerre que l’on ne peut aujourd’hui revoir que dans de rares images animées filmées dans les années 1920 les montrant harnachés d’appareillages expérimentaux et armés de pinces diverses, théoriquement destinés à leur permettre une réinsertion professionnelle dans les travaux des champs, ou, aveugles apprenant la vannerie dans les ateliers de l’hôpital des Quinze-Vingts7. Des images assorties de commentaires étonnants écrits dans les cartons : « Voici maintenant un amputé de l’avant-bras gauche et de la jambe droite, labourant avec une charrue à siège. » On les retrouve dans un documentaire réalisé par Georges Franju en 1951, vieillis, se déplaçant avec difficulté à l’aide de béquilles dans la cour de l’Hôtel des Invalides8. Et puis plus rien. Avec le départ furtif de ces derniers messagers, la guerre a été totalement escamotée du paysage quotidien.

1 Jean-Marie Martin, missionnaire apostolique, manuscrit dactylographié, 3e partie (« 1914-1919. La Grande Guerre »), pp. 17-42, archives des missions étrangères de Paris.

2 Obus de gros calibre. Voir Albert Dauzat, L’Argot de la guerre, Paris, Armand Colin, 1919, p. 170.

3 Françoise Thill-Million, Les Mariés de la Grande Guerre, Paris, Éditions Pierre de Taillac, 2015.

4 André Masson, La Mémoire du monde, Paris, Skira, 1974, p. 81.

5 Dominique Kalifa, Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009.

6 F. Lajars, Un hôpital à Paris pendant la guerre. Villemin 1914-1919, Paris, Masson, 1923, p. 36.

7 Le Retour de la guerre des mutilés, film noir et blanc, 80 minutes, 1919, Service cinématographique des armées (sca), ecpad, et Les Mutilés aux champs, cinémathèque du ministère de l’Agriculture et de la Forêt.

8 Georges Franju, Hôtel des Invalides, film noir et blanc, 1951, 22 minutes.

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