Depuis le début des années 2000, la France entretient en permanence entre trois et six mille hommes dans des opérations militaires que les médias comme l’opinion publique qualifient généralement de « guerres » : en Afghanistan, en Libye, au Mali, en Centrafrique. Sur ces théâtres d’opérations, la France et ses soldats sont donc l’ennemi de quelqu’un, qu’il soit taleb, rebelle de la Séléka, milicien anti-balaka, soldat fidèle au régime du colonel Kadhafi, membre d’aqmi, du Mujao ou encore d’Ansar Dine.
Pour ceux qui l’observent et la combattent, ce sont d’abord les qualités de l’armée française qui apparaissent évidentes. C’est une armée bien équipée, bien entraînée, ses soldats sont affûtés et aguerris, ses unités sont disciplinées et la cohésion qui y règne les rend solides. Face à une telle armée, dont la supériorité matérielle et technologique n’est en aucun cas contestable, l’affrontement au grand jour, selon des règles « conventionnelles », ne constitue donc pas une option viable. Dans ces conditions, c’est par une stratégie de contournement que la victoire, qui bien souvent revient simplement pour ces mouvements à ne pas perdre, pourra se dessiner. Une analyse poussée des faiblesses et des fragilités de l’armée française en constitue inévitablement l’inspiration.
Au plan tactique, les lacunes sont rares mais elles existent. D’abord, l’armée française reste une armée étrangère dans un pays qui n’est pas le sien. Quoi qu’elle fasse, et même si après quelque temps de présence sa connaissance des lieux et des populations sera meilleure, elle ne pourra jamais maîtriser les subtilités de la géographie naturelle ou urbaine aussi bien qu’un combattant local. Mais surtout, grain de sable dans la coquille de l’huître plus que poisson dans l’eau, elle sera toujours surveillée. Elle, qui devra déployer des moyens techniques et humains importants pour la recherche du renseignement, n’arrivera jamais à en priver ses ennemis et ne parviendra que difficilement à maintenir le secret autour de ses opérations. L’expérience de tous les théâtres d’opérations contemporains montre que l’avantage de la surprise lui est rare et toujours de très courte durée.
Au plan opérationnel, les armées étatiques sont souvent inadaptées à un conflit dont la guérilla est le mode d’action principal. En abordant les problématiques liées au recours à la violence, des forces régulières sont démunies lorsqu’il s’agit de contrer un adversaire qui n’appréhende pas la guerre de la même façon qu’elles. Quels que soient les équipements classiques (blindés, canons, avions) ou sophistiqués (drones, guerre électronique) dont elles disposent, elles demeureront en état d’infériorité tactique parce que leur organisation, leurs infrastructures, leur fonctionnement n’ont pas été conçus pour les embuscades, les coups de main, la subversion et le terrorisme. Leurs procédures, le poids du système hiérarchique accru par les moyens modernes de commandement qui entraînent un micromanagement permanent, leur trop grande dépendance à toute sorte d’appuis et de moyens technologiques les rendent vulnérables à un adversaire rustique, utilisant avec parcimonie des moyens détectables, se confondant avec la masse et refusant le combat lorsqu’il n’en est pas l’instigateur. L’emploi d’armes à longue portée, qui réduisent l’exposition des soldats, accroît en revanche les risques de « dommages collatéraux », pour reprendre une terminologie occidentale.
Pour décrire cette inadéquation patente, le lieutenant-colonel John A. Nagl, l’un des plus influents spécialistes de la contre-insurrection aux États-Unis, a utilisé l’expression « manger de la soupe avec un couteau ». L’image symbolise parfaitement la difficulté de l’exercice. Souvent pétries de traditions et construites autour d’une formation rigoureuse, les armées conventionnelles ne possèdent pas les capacités d’adaptation qui caractérisent fréquemment le vainqueur dans les guerres asymétriques. À nouveau, le temps passé à les acquérir et à se transformer est du temps gagné pour leurs ennemis. De plus, si l’armée française possède des équipements performants, ils sont surtout onéreux. Dans la situation économique qui est celle de la France aujourd’hui, les destructions ciblées de matériels à la fois emblématiques et coûteux peuvent ainsi conduire à des inflexions politiques et tactiques qui dégraderaient l’efficacité de son action sur le terrain. Il suffit de se rappeler que l’armée canadienne a retiré ses chars Léopard II d’Afghanistan après en avoir perdu quatre en raison du coût induit pour comprendre que le paramètre financier importe plus que la réflexion tactique. Dans ce domaine, la France ne fait pas exception et la destruction de plusieurs hélicoptères Tigre, ou plus généralement de tout type d’aéronef, aurait certainement des conséquences en termes d’emploi et donc d’efficacité opérationnelle. Malgré les difficultés, cette réalité offre des possibilités qui pourront être exploitées contre elle. Mais surtout, elle ouvre la voie à la compréhension de ce que sont les véritables faiblesses de l’armée française, qui sont plus philosophiques et sociétales que tactiques.
Si le vocable de « guerre » est couramment utilisé pour parler des opérations militaires françaises, la réalité de ce qu’est la guerre est beaucoup moins admise dans la société française actuelle que ne l’est son emploi. S’ils acceptent d’y avoir recours dans certains cas qui suscitent leur indignation1, leur réaction à l’occasion des pertes au combat les plus lourdes de ces dernières années montre combien les Français se retrouvent dans une incompréhension totale face à une opération violente et meurtrière même si son utilité est avérée.
Encore aujourd’hui, malgré l’inflexion provoquée par l’intervention en Afghanistan, les pertes humaines sont considérées comme inacceptables et la notion d’ennemi demeure relativement taboue. « Cette faiblesse d’ordre sémantique, consubstantielle au modèle de société que Raymond Aron caractérisait de constitutionnelle pluraliste, interdit hélas de comprendre le monde tel qu’il est, et de répondre par conséquent aux défis qu’il impose2. » Qui plus est, alors que pendant des décennies la possibilité du sacrifice de l’individu au profit de la communauté était un élément concret de la vie de chaque citoyen grâce à la conscription obligatoire qui introduisait le risque de mort dans son destin, ce paramètre fédérateur a également disparu. L’action collective de long terme a donc profondément perdu son sens et sa valeur, laissant la place à un individualisme et à un hédonisme de plus en plus prégnants. Pour la philosophe Monique Castillo, la société française est devenue une société posthéroïque, « celle de l’épanouissement individuel dressé contre toutes les contraintes »3.
Le rejet du héros, et par extension du combattant, qui est sa forme la plus courante en Occident, repose sur plusieurs raisons. À la promotion du service et du don de soi honoré par la nation a succédé la dénonciation de l’absurdité absolue de la guerre. Dans ce contexte, le soldat est toléré s’il est un « soldat de la paix », un « secouriste » aux objectifs humanitaires. De la même façon, le soldat n’est honoré que s’il est une victime ou un martyr. Ainsi la Grande Guerre n’est plus perçue comme le triomphe de la République mais comme une stupide boucherie dont les soldats ont été la chair à canon, au point que les mutins de 1917 jouissent même d’un certain prestige car, « épuisés par des attaques condamnées à l’avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond », ils auraient eu le courage de « refuser d’être des sacrifiés », devenant les victimes « d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats »4. L’inversion des valeurs est totale.
Les raisons de ce changement sont nombreuses. Elles puisent leur origine dans le décalage croissant entre d’une part, l’esprit de corps et l’acceptation du sacrifice que porte l’état militaire, et d’autre part, les valeurs individualistes et consuméristes que la société valorise. Celle-ci « regarde l’existence comme un bien de consommation à préserver à n’importe quel prix, l’important n’étant pas le sens de la vie mais la durée de la survie »5 et considère le bien-être comme un impératif auquel les pouvoirs publics doivent s’adapter. La mort est dorénavant ressentie non plus comme l’aboutissement inévitable d’une vie à laquelle un sens peut être donné en amont, qu’il soit spirituel dans la foi ou temporel au service d’une idée ou d’une communauté, mais comme une menace qu’il faut éloigner au maximum et que rien ne peut justifier.
Le rejet du héros et son remplacement par la victime deviennent alors logiques. L’héroïsation de la victime, le « victimisme » pour reprendre l’expression de la sociologue Dominique Schnapper, s’explique dans le caractère aléatoire de l’apparition des « victimes ». Ces dernières subissent personnellement un dommage pouvant aller jusqu’à la mort sans aucun engagement spécifique de leur part, totalement au hasard, parfois sans avoir le temps de réaliser ce qui leur arrive. Chacun, même sans aucun mérite, se sent donc solidaire de ces morts anonymes, ce qui donne une forme de sens à l’existence : si à son tour quelqu’un est frappé par le destin et devient victime, il sera honoré comme tel. Alors que devenir un héros n’est pas donné à tout le monde, devenir une victime l’est potentiellement. Ce n’est finalement que l’extension à l’héroïsme du concept d’égalité si cher aux sociétés occidentales modernes.
L’attribution par la loi du statut de ressortissants du monde des anciens combattants et victimes de guerre aux victimes du terrorisme depuis 1982 entretient à ce sujet une confusion propre à dévaloriser l’état de vétéran. S’il est compréhensible et absolument justifié que l’État soutienne les victimes du terrorisme, l’amalgame des victimes et des personnes blessées dans l’accomplissement d’un devoir qu’elles ont volontairement choisi ne peut que brouiller la compréhension du sens de l’engagement au service de la nation. La perte de considération pour le service rendu peut alors avoir des conséquences déstabilisatrices.
Aussi les conditions sont-elles aujourd’hui remplies pour que « la mort [ne soit] plus considérée comme le sacrifice de sa vie, mais comme l’aléa d’une profession pour laquelle le recours judiciaire recherche une responsabilité »6. C’est ce qui s’est produit quelques mois après l’embuscade d’Uzbeen avec le dépôt de plainte pour mise en danger de la vie d’autrui du père et de la veuve de deux soldats tués ce jour-là. En mars 2011, cette plainte a été jugée recevable par un juge d’instruction du Tribunal aux armées de Paris et une information judiciaire pour homicide involontaire a été ouverte. Selon l’ordonnance du juge, il s’agissait alors pour la justice de « déterminer l’existence ou non de faits de maladresse, d’imprudence, d’inattention, de négligence ou de manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, pouvant avoir indirectement contribué aux décès des militaires français ». Quels que soient les développements ultérieurs de cette affaire, qui a entraîné une adaptation de la procédure et du droit pénal aux spécificités de l’action de combat à l’occasion de la loi de programmation militaire 2014-2019, et malgré la douleur du deuil, cela traduit surtout le rejet du concept même de guerre, l’incompréhension du sens profond de l’engagement des jeunes soldats et du sacrifice au bien commun, la suspicion systématique envers le donneur d’ordre et la recherche de culpabilité pour expliquer le sort des « victimes ». Face à un enfant ou un conjoint qui a fait le choix d’un engagement qui n’est pas dans l’air du temps, ces familles sont à la recherche d’une explication, d’une vérité qu’elles pourront accepter avec leur référentiel de valeurs.
L’incompréhension de l’opinion publique face au sacrifice des soldats et la volonté de trouver des responsables indiquent ainsi clairement que c’est en exacerbant ces réactions que la ténacité française sera ébranlée. Dès lors, nul besoin pour parvenir à ses fins de victoires militaires mais simplement de tuer un nombre limité mais régulier de soldats afin de briser une cohésion nationale fragilisée. D’où le recours au terrorisme comme mode d’action privilégié.
Pour les régimes démocratiques dont la France fait partie, ce handicap psychologique est accru par une impréparation structurelle. Le respect des libertés individuelles, du droit et de la personne humaine sont pour eux autant de contraintes. Les démocraties deviennent ainsi victimes de leur libéralisme sans pouvoir renoncer à lui. Certaines méthodes de lutte anti-insurrectionnelle comme la torture ou les déplacements de populations leur demeurent officiellement interdites. Agir différemment, ce qui fut le cas de l’armée française en Algérie par exemple, revient à se condamner à moyenne échéance et à légitimer le combat de l’ennemi.
Par ailleurs, le modèle militaire démocratique repose sur la personne du soldat-citoyen, défenseur de la cité dont il est le fils. En face de lui, l’ennemi est bien souvent un soldat de la foi (politique ou religieuse), dont l’attachement va à une idée et non à une organisation humaine ou à une constitution. L’asymétrie de la détermination, du fanatisme et du jusqu’au-boutisme est là encore défavorable aux démocraties qui ne peuvent l’infléchir qu’en ayant recours à des méthodes totalitaires d’endoctrinement des esprits pour affermir la volonté de leurs combattants. En agissant de la sorte, elles multiplient les risques de dérive et de dérapage dont elles ne pourront que regretter l’existence et subir les conséquences.
Enfin, et c’est le propre des régimes soumis au suffrage des citoyens, les gouvernements démocratiques font des préoccupations principales de leurs électeurs les priorités de leurs politiques publiques. La sécurité, et surtout la défense, font pour cette raison souvent les frais de restrictions budgétaires au profit des politiques sociales. Ce renoncement à une « assurance-vie » au profit d’une stratégie de court terme politique conduit inévitablement à une impréparation certaine et à une dilution des capacités utiles pour faire face à une menace diffuse mais durable et déterminée. Soumis à la pression populaire, ces régimes n’ont également qu’une faible capacité de résilience : dès que les conflits durent un peu et que les pertes s’accumulent, la pusillanimité s’installe dans les couloirs du pouvoir au rythme de la grogne populaire. Contreparties de leurs vertus, les démocraties cumulent tous les défauts qui facilitent l’action de leurs ennemis : versatilité, mollesse et impéritie.
Dans son ouvrage La Guerre moderne7, le colonel Roger Trinquier écrit que « l’adversaire ne pourra être extirpé qu’avec des moyens puissants, une ferme intention de vaincre et de longs délais ». Si la France est capable de mettre en œuvre des moyens puissants – quoiqu’elle ne le fasse pas toujours8 –, les forces dont elle est l’ennemie ont conscience que l’intention de vaincre et les délais sont sa grande faiblesse pour toutes les raisons qui viennent d’être exposées. Sur aucun théâtre actuel l’armée française ne pourra être défaite militairement malgré des pertes parfois lourdes. Mais, engagée dans des combats qui ne peuvent être perdus militairement, elle ne pourra persévérer jusqu’à la neutralisation irréversible des structures ennemies (la « victoire » au sens où les Français l’entendent) que si la nation et son gouvernement font preuve de détermination, et acceptent d’en payer le prix matériel, financier et humain. Confrontées à la seule vraie asymétrie qui vaille à la guerre, celle des volontés, la France et son armée ne se présentent alors pas en position de supériorité contre des ennemis dont le temps est le meilleur allié. Nous sommes un ennemi qui fait peur tactiquement mais qui n’effraie pas stratégiquement en raison de notre inconstance et d’une faible résilience.
Comme le rappellent les Livres blancs de 2008 et 2013, cette capacité de résilience des pouvoirs publics, mais aussi de la nation, se trouve au cœur de la stratégie française de défense et de sécurité nationale. Or la vigueur de l’esprit de défense est un élément fondateur de cette capacité qui attire aujourd’hui l’attention des pouvoirs publics du fait de son affaiblissement, en grande partie lié aux évolutions sociologiques et démographiques de la société française. C’est pourquoi il est du devoir des militaires d’agir en permanence pour faire progresser l’institution militaire afin que sa position au sein de la nation soit la plus à même de garantir l’atteinte optimale des objectifs de tous niveaux fixés par l’État. Sans cela, nous ne serons plus pour longtemps un ennemi redouté. Or, à la guerre, il vaut mieux faire peur que faire sourire. Faisons en sorte de ne jamais l’oublier pour que nos ennemis n’en aient pas l’opportunité.
1 « Dans nos États occidentaux, et singulièrement en France, l’utilisation de la force armée est par essence suspecte. Il n’est plus possible, par exemple, de mettre en avant la défense d’intérêts stratégiques. Ce n’est pourtant pas honteux, c’est même pour cette mission que sont, notamment, mandatés nos gouvernants. […] Mais si vous estimez devoir expédier des avions dans le ciel libyen ou dépêcher une compagnie de légionnaires à Cocody, il vous faut habiller la chose de manière à ce que cela soit compatible avec l’air du temps. Exit donc la défense de nos intérêts. […] La promotion de la démocratie à la pointe des baïonnettes, l’obligation morale de mettre un terme à des dictatures barbares sont déjà plus vendables, bien qu’entachées du fâcheux précédent de George Bush en Irak. Reste donc une seule solution pour faire accepter, tant bien que mal, par les opinions publiques le déclenchement des orages d’acier : la menace de génocide pesant sur les populations » (Pierre Beylau, « Libye-Côte d’Ivoire, les obus humanitaires », LePoint.fr, 7 avril 2011).
2 Colonel François Goguenheim, « La chute de l’Empyrée », Inflexions n° 16, « Que sont les héros devenus ? », janvier 2011.
3 Monique Castillo, « Héroïsme, mysticisme et action », Inflexions n° 16, « Que sont les héros devenus ? », janvier 2011.
4 Lionel Jospin, discours de Craonne, 5 novembre 1998. Intégralité du texte sur histoire-socialiste.over-blog.fr/article-jospin-discours-de-craonne-60755642.html
5 Monique Castillo, op. cit.
6 Bernard Accoyer, propos introductif au colloque organisé à l’Assemblée nationale le 9 décembre 2010 sur le thème de « La place du soldat dans la société ».
7 La Guerre moderne, Paris, La Table ronde, 1961, rééd. Economica, 2008.
8 En Algérie, l’armée française déployait un soldat pour vingt-deux habitants là où elle ne déployait plus qu’un soldat pour cent vingt-cinq habitants dans sa zone en Afghanistan.