N°24 | L’autorité en question / Obéir-désobéir

Michel Goya

Quand l’autorité plie les événements : De Lattre en Indochine

Les sciences humaines modernes négligent le poids des personnalités dans le cours de l’Histoire, privilégiant forces culturelles, économiques ou technologiques en apparence bien plus importantes. Il semble cependant qu’il existe des hommes à « forte gravité » qui « plient » les événements à leur volonté lorsqu’ils s’en approchent. L’histoire du commandement en Indochine du général de Lattre de Tassigny en est un bon exemple.

  • Transformer une armée en trois jours

Tout commence le 17 décembre 1950 avec l’arrivée d’un avion Constellation sur l’aéroport de Saigon. L’ancien commandant de la 1ère armée française, le signataire pour la France de la capitulation de l’Allemagne, attend que les passagers qui l’accompagnent, dont le ministre des « États associés », soient tous descendus avant d’apparaître en grande tenue blanche. Ce n’est qu’après avoir marqué un arrêt et apprécié la foule d’un air dominateur que le « roi Jean » descend très lentement de la passerelle pour passer en revue le piquet d’honneur. Il dédaigne les autorités qui sont venues l’accueillir, en particulier ses deux prédécesseurs, le haut-commissaire civil et le général commandant le corps expéditionnaire français (cef), dont il cumule désormais les pouvoirs. En revanche, il s’acharne sur le responsable de l’organisation de la revue qu’il a jugée « minable ». Le malheureux, arrivé depuis quelques jours seulement en Indochine, embarquera dans le Constellation qui rentre en France. Il sera suivi de nombreux officiers que de Lattre chasse et remplace par ses hommes, notamment les colonels que l’on appelle ses « maréchaux ». Personne n’est surpris, car tous connaissent le caractère cassant et les colères jupitériennes du général qui n’est pas venu « pour être juste mais pour faire des exemples ».

C’est au Tonkin que se déroule la crise morale et militaire qui a décidé le gouvernement français à envoyer de Lattre à Saigon en homme providentiel. Deux mois plus tôt, le cef a connu une défaite aussi terrible qu’inattendue. Le long de la frontière chinoise, sur la route coloniale n° 4, entre Cao Bang et Lang Son, huit bataillons ont été décimés en quelques jours dans une gigantesque embuscade organisée par Giap, à la tête d’une force vietminh qui est désormais une véritable armée grâce à l’aide de la Chine communiste. Le choc est immense et un vent de panique se lève. La place forte de Lang Son est abandonnée sans combat et les premières mesures tactiques, comme le regroupement d’unités de secteur en petites brigades mobiles et le renforcement du port d’Haiphong, donnent à penser que l’on va abandonner le delta du Mékong, le cœur utile du pays. Certains cadres militaires font même partir leurs familles. En novembre, une offensive chinoise en Corée inflige la plus grande défaite de son histoire à l’us Army. La psychose est alors totale et tous s’attendent à voir converger les troupes communistes sur Hanoi.

Mais le 19 décembre, deux jours seulement après son arrivée, c’est de Lattre et non Giap qui entre dans Hanoi. Il ordonne une grande parade militaire, ce qui paraît surréaliste compte tenu de la situation, mais qui impose le calme et permet au nouveau commandant en chef de voir de près ses hommes. Après le défilé, il passe devant les troupes puis convoque tous les officiers pour leur tenir un discours simple : « Notre combat est désintéressé. C’est la civilisation tout entière que nous défendons au Tonkin. Nous ne nous battons pas pour la domination, mais pour la libération. Je vous apporte la guerre, mais aussi la fierté de cette guerre. [...] L’ère des flottements est révolue. Je vous garantis, messieurs, que désormais vous serez commandés. » Et il ajoute pour les jeunes officiers : « C’est pour vous que je suis venu, les lieutenants, les capitaines, pour ceux qui se battent pour gagner. » Parmi eux se trouve son fils, le lieutenant Bernard de Lattre, qu’il a entraîné dans cette aventure. Cet exemple et ces mots portent.

  • De Lattre contre Giap

La menace est cependant toujours présente et se concrétise dans la nuit du 14 au 15 janvier 1951 par une offensive de grand style sur la pointe ouest du delta, près de la petite ville de Vinh Yen située à quelques kilomètres de Hanoi. La bataille s’engage mal pour les Français dont l’un des cinq groupes mobiles, le gm3, venu secourir des garnisons en repli, est pratiquement encerclé par la division vietminh 312, alors que la division 308 est en place pour attaquer de flanc les renforts qui ne manqueront pas d’arriver. La réaction du nouveau général en chef est immédiate. Il fait venir cinq bataillons d’Annam et de Cochinchine en réquisitionnant tous les avions disponibles, y compris civils. Il rassemble deux groupements tactiques pour secourir le gm3 et engage tous les moyens aériens disponibles dans le secteur attaqué, ordonnant notamment l’emploi du napalm que les Américains viennent juste de livrer. Le 15 en fin d’après-midi, alors que la contre-offensive française a commencé, de Lattre se rend en avion à Vinh Yen avec le général Salan, son adjoint. Ses premiers mots sont pour le colonel Redon qui commande sur place : « Alors Redon, ce n’est pas encore terminé cet incident ? » Le 17, après trois jours de combat, Giap cède après avoir perdu plusieurs milliers d’hommes.

Cette première attaque repoussée, de Lattre entreprend dans l’urgence l’adaptation du corps expéditionnaire à cette nouvelle armée vietminh et à une éventuelle intervention chinoise. Sa stratégie consiste à faire du Tonkin le verrou de l’Asie du Sud-Est contre l’expansion communiste et à y concentrer l’effort principal du corps expéditionnaire. Il coupe ainsi court à la politique voulant abandonner le Nord au profit de la Cochinchine, ce qui aurait ébranlé la confiance des Vietnamiens dans la détermination de la France, compromis la mise sur pied de l’armée vietnamienne et donné un territoire immense à l’ennemi.

Du point de vue tactique, de Lattre a découvert à Vinh Yen la subversion humaine pratiquée par l’ennemi avec un extraordinaire mépris des pertes. Pour lui faire échec, il décide de transformer le delta en un vaste camp retranché, couvert au nord par une ligne fortifiée. Les postes existants sont transformés en points d’appui bétonnés, couverts par des bases d’artillerie et peu à peu reliés entre eux. Les intervalles subsistants sont surveillés par des commandos composés d’autochtones commandés par des Français. Le port d’Haiphong est organisé en réduit défensif afin de servir de refuge au corps expéditionnaire en cas de brèche dans le dispositif. À l’intérieur de cette ligne de défense, rapidement baptisée « ligne de Lattre », le nouveau commandant en chef multiplie les groupes mobiles confiés à ses « maréchaux » et qui regroupent en général trois bataillons d’infanterie portés par camions, une compagnie de génie et une compagnie de reconnaissance pour ouvrir les itinéraires, et une batterie d’artillerie. Ce sont les forces « coups de poing » qui se tiennent prêtes à attaquer ou à contre-attaquer.

S’il se bat pour remporter des victoires sur le terrain, de Lattre veut aussi faire connaître le combat que mène la France. Il est ainsi l’un des premiers à utiliser la presse comme un outil stratégique. Son objectif : donner au conflit indochinois les mêmes dimensions que la guerre de Corée afin d’obtenir les mêmes moyens pour la gagner. « À quoi bon remporter des victoires si l’univers les ignore ? Tout ce qui se passe en n’importe quel point du monde est désormais dégusté par des centaines de millions d’hommes. Les journalistes sont les entremetteurs. Ils sont plus que ça : ils créent l’événement. Un événement n’existe pas tant qu’il ne flamboie pas dans les journaux. Le point capital : fournir aux journalistes une matière première qui leur convient, satisfaire le gigantesque marché des nouvelles », confie-t-il à Lucien Bodard, alors correspondant de guerre à France Soir.

Bientôt l’intermédiaire de la presse ne lui suffit plus. Le 17 mars 1951, il se rend à Paris plaider la cause de l’Indochine devant le Comité de défense nationale, arguant que la situation n’est rétablie au Tonkin que provisoirement et que ce résultat n’a pu être obtenu qu’en dépouillant les autres secteurs de la péninsule. Un renforcement du dispositif est indispensable pour prendre l’offensive et attendre la relève par les forces purement vietnamiennes : « Limiter l’effort, c’est compromettre irrémédiablement en quelques semaines tout ce qui a été consenti jusqu’à présent. Accepter un effort supplémentaire, c’est valoriser cette si lourde mise de fonds. Dans un cas, c’est tout perdre ; dans l’autre, c’est faire le nécessaire pour gagner. » Partagé entre ces arguments et les nécessités de l’otan naissante, le gouvernement finit par accepter de dégarnir l’Afrique et d’envoyer entre quinze mille et vingt mille hommes au Tonkin, à condition que ceux-ci soient rentrés en métropole avant le 1er juillet 1952. De Lattre profite également de son voyage à Paris pour tenter de secouer l’indifférence des hommes politiques, des journalistes et des personnalités alliées, et leur faire comprendre que le combat du cef est celui de la France et de l’Alliance atlantique.

Tous ces efforts sont loin d’avoir porté leurs fruits lorsque Giap engage son deuxième coup. Le chef vietminh a reconstitué son corps de bataille et fait son autocritique : l’attaque sur Vinh Yen a été menée trop loin de ses bases et à découvert. Cette fois, dans la nuit du 29 au 30 mars, il attaque le poste de Mao Khé au nord du delta, entre Hanoi et Haiphong. Le stratagème est cependant identique puisqu’une grande embuscade est tendue afin de détruire les colonnes de renfort. Avec sang-froid, de Lattre ne tombe pas dans le piège et fait secourir Mao Khé sans emprunter la route provinciale n° 18 le long de laquelle les troupes ennemies sont embusquées. La belle résistance d’un bataillon de parachutistes coloniaux et le feu des « divisions navales d’assaut », bases de feu flottantes sur le Mékong, donnent le temps au groupement Sizaire de franchir les rizières et de parvenir au contact de l’ennemi le 31 mars. Giap préfère se replier. Résistance acharnée et puissance de feu ont eu une fois encore raison des Vietminh.

Une troisième fois, Giap va tenter de pénétrer dans le delta. Il attaquera cette fois par le sud, là où la « ligne de Lattre » est encore faible. Pour freiner l’arrivée des renforts français, il infiltre dans la région plusieurs bataillons vietminh chargés de prendre contact avec les troupes provinciales et les milices villageoises, de harceler les forces françaises et de récupérer du riz. Pendant ce temps, trois divisions complètes sont cachées dans les calcaires qui bordent le delta. Dans la nuit du 28 au 29 mai, l’assaut général est lancé le long de la rivière Day. La surprise est totale et la situation est rapidement très critique pour les Français. Mais elle est une nouvelle fois sauvée par des décisions rapides et énergiques. Les routes étant coupées, de Lattre fait intervenir plusieurs flottilles fluviales et larguer deux bataillons parachutistes. Les combats sont furieux pendant plus d’une semaine, jusqu’à ce que l’intervention des groupes mobiles fasse céder Giap à nouveau. Le 7 juin, le repli est ordonné à l’exception de quelques unités qui restent positionnées à l’intérieur du delta. Le lieutenant de Lattre fait partie des victimes. Alors que la bataille se poursuit encore, le général ramène en métropole le corps de son fils et ceux de deux de ses compagnons tombés à ses côtés. Les trois cercueils, drapés de tricolore, traversent Paris sur des automitrailleuses et portent alors témoignage du combat de jeunes Français à l’autre bout du monde.

  • Soyez des hommes !

Ces victoires défensives sauvent la situation, mais elles sont insuffisantes à donner la victoire. La directive gouvernementale qu’a reçue de Lattre avant de partir pour Saigon indiquait pourtant que « toute [son] action sera fondée sur le principe de rendre l’indépendance des États associés aussi effective que possible ». La solution ne peut être que vietnamienne. L’Indochine, le Vietnam, le Cambodge et le Laos sont indépendants depuis 1949. Cette guerre ne concerne plus la France que par ses promesses envers eux et sa volonté de prendre part à la défense du monde libre. Il faut donc que le gouvernement vietnamien et l’empereur Bao Dai prennent conscience que ce combat est d’abord le leur et que la paix espérée en Corée risque de faire se reporter l’engagement de la Chine communiste sur l’Indochine.

Le général de Lattre mène alors une grande campagne de propagande en faveur de l’armée vietnamienne auprès des jeunes. Le 11 juillet, à l’occasion de la distribution des prix dans un lycée prestigieux à Saigon, il prononce un de ses discours les plus célèbres : « Soyez des hommes, c’est-à-dire que si vous êtes communistes, rejoignez le Vietminh ; il y a là-bas des individus qui se battent bien pour une cause mauvaise. Mais si vous êtes des patriotes, combattez pour votre patrie, car cette guerre est la vôtre. […] Vous, les privilégiés de la culture, vous devez aussi revendiquer le privilège de la première place au combat. » Une évolution se dessine effectivement au sein de la population durant cette période. Et de Lattre parvient à convaincre Bao Dai d’assister au défilé du 14 juillet à Hanoi, où, au côté des unités françaises, défileront les premiers bataillons de l’armée vietnamienne. Admiré par une foule immense dans une ambiance de liesse, c’est un beau succès. Le lendemain, l’empereur décrète la mobilisation générale.

L’armée vietnamienne connaît alors un grand développement sous le signe de l’« amalgame », comme en 1944 lorsque de Lattre avait incorporé la masse des combattants de la Résistance dans sa 1ère armée. Dès le printemps 1951, sachant qu’il ne pouvait guère compter sur des renforts métropolitains, le général avait pris les devants et lancé une grande campagne de recrutement afin d’augmenter par « jaunissement » les bataillons du cef, qui a ainsi pu accroître d’un quart ses effectifs en quelques mois. Jusqu’à la fin de la guerre, chaque bataillon français comprendra une grande part de volontaires vietnamiens. Mais il fallait aussi créer de véritables unités vietnamiennes, à l’encadrement français d’abord puis de plus en plus autochtone au fur et à mesure des sorties des promotions d’officiers de l’école de Dalat. La création de cette armée n’est pas l’œuvre du général de Lattre, mais le « roi Jean », qui, après la Seconde Guerre mondiale, avait organisé la formation des cadres de la nouvelle armée française selon des méthodes révolutionnaires, lui donne une grande impulsion. À la fin de l’année 1951, elle compte cent vingt mille hommes dans ses rangs et quatre nouvelles divisions sont prévues pour 1952. Surtout, en enlevant au Vietminh le monopole d’un objectif aussi stimulant que l’indépendance, elle a désormais une raison de se battre.

  • Le voyage en Amérique

Ces hommes ont besoin d’être équipés et la France, qui se relève de la guerre, ne peut assurer cette tâche. En 1951, les États-Unis sont déjà de grands pourvoyeurs de matériel, mais leur aide est encore entachée de réticences devant ce qui leur paraît être une guerre coloniale. Quant aux Français, beaucoup estiment que ce conflit ne concerne que les Indochinois et eux-mêmes. Le général de Lattre reprend donc son bâton de pèlerin le 28 juillet. Son œuvre en Indochine est alors pratiquement terminée et il n’y reviendra qu’à la fin d’octobre, pour quelques semaines seulement. Sa première étape est parisienne. Il s’agit de faire comprendre aux instances de décision, toujours promptes à économiser sur le dos du cef, que les résultats obtenus restent précaires. Le général de Lattre ne se fait aucune illusion sur la situation et les perspectives d’avenir : « Si cette situation peut brusquement s’aggraver, dans le cas d’une intervention chinoise, il est exclu qu’elle puisse brusquement s’améliorer. Il peut survenir une catastrophe en Indochine, il ne peut pas y surgir un miracle. »

Mais les vrais hommes à convaincre de la nécessité de tenir l’Indochine sont américains. C’est à eux qu’il faut faire prendre conscience du véritable sens de l’action de la France. Du 5 au 25 septembre, ignorant la fatigue et les souffrances que lui cause la maladie, le French Fighting General déploie la gamme de tous ses talents avec une énergie, une volonté et un art de convaincre qui fascinent ses interlocuteurs de la Maison Blanche, du Congrès et du Pentagone. Le point d’orgue est l’émission télévisée Meet the Press, qui le fera pénétrer, en direct, dans plus de dix millions de foyers américains. Dans son mauvais anglais, qui renforce l’impression de spontanéité et de sincérité, avec des gestes qui remplacent parfois son vocabulaire défaillant, de Lattre impose au peuple américain la réalité de la guerre, son enjeu pour le monde libre et la possibilité de la gagner.

Dans tous ces exposés, déclarations, conversations, le général développe des idées simples et claires : la guerre d’Indochine et la guerre de Corée sont un seul et même combat contre l’expansion communiste ; les moyens et les équipements doivent être les mêmes ; il ne doit y avoir qu’une seule paix ; l’Indochine a une importance stratégique particulière ; sa chute aurait des conséquences incalculables pour la défense de l’Occident.

Avant de regagner Saigon, de Lattre se rend à Londres pour y mener la même campagne de séduction qu’à Washington avec un égal succès. Il s’arrête également à Rome pour exposer au pape Pie XII la situation particulière des catholiques vietnamiens. À la suite de cette intervention auprès du Saint-Siège, l’attitude de la hiérarchie catholique vietnamienne change radicalement : un front unifié regroupant les deux millions de fidèles du Vietnam prend position de façon catégorique en faveur de Bao Dai.

C’est là l’un des derniers actes politiques du général de Lattre en Indochine. Sa maladie, dont les premiers symptômes étaient apparus dès le mois de mars, fait des progrès rapides. Le 3 octobre, à Paris, ses médecins diagnostiquent un cancer de la hanche et lui demandent de rentrer en France vers la mi-novembre pour y subir une opération. De Lattre ne se fait alors aucune illusion sur son sort.

  • Derniers combats

Entretemps, après la saison des pluies, qui introduit toujours une parenthèse dans les grandes opérations, les Vietminh ont lancé une nouvelle offensive, non plus contre le delta, décidément imprenable, mais dans la haute région montagneuse en direction du pays thaï et peut-être du Laos. Vers la mi-septembre, le poste de Nghia Lo, un des points clé de la région, est encerclé par la division 312. Cette nouvelle offensive est enrayée grâce à la résistance des garnisons locales et surtout au largage habile de trois bataillons parachutistes sur les arrières de l’ennemi qui le coupent de sa logistique. Malgré sa supériorité numérique, la division 312 est contrainte à la retraite. Simultanément, pendant plus d’un mois à partir du 25 septembre, le cef mène de grandes opérations de nettoyage dans le delta afin d’essayer d’éliminer les cellules vietminh infiltrées à l’occasion de l’attaque du Day. Le succès est cependant très mitigé.

À la fin du mois d’octobre, le général de Lattre, de retour en Indochine pour quelques semaines, décide de prendre l’initiative et de lancer l’offensive à son tour. L’opinion publique française se montre de plus en plus réticente devant l’effort croissant qu’exige la poursuite de la guerre et le Parlement s’apprête à voter, fin décembre, le budget. Il faut lui donner des succès offensifs, si possible rapides et spectaculaires, seuls à même de convaincre Français et Américains de la nécessité de poursuivre l’effort. Les moyens sont cependant insuffisants pour attaquer le cœur du réduit vietminh au nord du Tonkin et il est très difficile d’attirer Giap dans un combat en rase campagne où il sait qu’il subira le feu français. On se décide donc pour la prise du point clé de Hoa Binh, à quelques dizaines de kilomètres seulement à l’ouest du delta et à la jointure entre les bases nord et sud du Vietminh. Par cette coupure, et l’attrait que constitue un point d’appui isolé, on espère détourner l’ennemi de ses projets d’offensive en haute-région et l’attirer dans un combat de siège où il s’usera. C’est le premier d’une série de combats autour de bases aéroterrestres qui, après plusieurs succès, va aboutir au désastre de Dîen Bîen Phu en mai 1954.

Le 10 novembre, par une remarquable opération aéroportée, les Français s’emparent de Hoa Binh et y installent leur base. Le général de Lattre y vient saluer ses soldats. « Il est souriant malgré une souffrance de plus en plus insupportable, mais comme transfiguré par cet ultime face-à-face avec ses hommes », dira le général Allard. Le 15 du même mois, après un dernier entretien avec Salan, il regagne Paris, non sans avoir veillé à ce que pour la Noël qui approche aucun de ses soldats ne soit oublié. Le 11 janvier 1952, peu avant 18 heures, le général de Lattre, commandant en chef en Indochine, s’éteint. Tous les Français sont en deuil et plus encore les combattants d’Indochine. L’élévation au maréchalat récompense alors une vie de soldat au service de la France, un destin tour à tour romanesque et dramatique, mais toujours hors du commun commencé à cheval, sabre au clair, en 1914, et achevé en Extrême-Orient, après avoir contribué à la libération de la France.

Par la seule magie de sa personnalité et la force de son autorité, un homme seul a créé un choc psychologique qui a tout changé dans la guerre. En quelques mois, le « roi Jean » a relevé le moral du corps expéditionnaire, remporté trois victoires, organisé la défense du Tonkin et donné une impulsion décisive à l’armée vietnamienne. Moins spectaculaire que sur le plan militaire, le redressement apparaît également sur le plan politique. L’indépendance du Vietnam est devenue une réalité. Le gouvernement vietnamien est entré dans sa guerre et s’apprête à la faire résolument. Nul ne peut savoir ce qu’aurait été l’issue de cet affrontement, y compris dans ses conséquences futures avec l’engagement américain, s’il avait survécu.

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