Contrairement à certaines idées reçues, et même si « la discipline est la force principale des armées », celles-ci restent des organisations humaines où certains ordres, pourtant légaux et cohérents, peuvent ne pas être appliqués pour peu qu’ils heurtent trop fortement les convictions profondes des exécutants. La difficulté pour le général Pétain, alors général en chef, à imposer une nouvelle forme d’organisation défensive aux forces françaises à la fin de l’année 1917 en constitue un exemple parfait et dramatique.
Alors que menace la reprise des offensives allemandes, Pétain publie le 22 décembre 1917 la directive n° 4 suivie, le 24 janvier, de son instruction d’application. Les nouveaux procédés offensifs allemands, mis en œuvre avec brio à Riga (septembre 1917), à Caporetto (octobre 1917) et à Cambrai (novembre 1917), sont bien connus des Français. L’expérience de plusieurs années de combat, et notamment l’échec sur le chemin des Dames en avril 1917, leur ont également donné une solide connaissance de l’efficacité du dispositif en profondeur des Allemands. Le général Pétain propose donc de les imiter en transformant la première position défensive en ligne d’alerte et de désorganisation, afin de reporter la résistance ferme sur la deuxième position quelques kilomètres en arrière. Tout cela est logique et ne devrait pas poser de problème d’application. Or il n’en est rien et le grand quartier général (gqg) a au contraire les plus grandes peines à imposer cette nouvelle organisation. Certains n’hésitent pas à évoquer « un retour à 1870 » et aux méthodes passives de l’époque, ce qui témoigne de la force du traumatisme de l’« année terrible », même en 1917, et de l’importance des facteurs apparemment irrationnels dans les évolutions de doctrine.
Les raisons de cette résistance sont de plusieurs ordres. Il s’agit d’abord du phénomène habituel de réticence face à l’effort d’apprendre quelque chose de nouveau. Pour le commandant Laure, du gqg, « risquer quotidiennement sa vie est un assez grave souci pour qu’il dispense de tous les autres, même d’apprendre à la risquer à meilleur escient. Quand l’officier de troupe, descendu de secteur, libéré de tout danger, aspirant à un repos bien gagné, se trouvait soudain placé en face de règlements nouveaux qu’il fallait apprendre, d’exercices qu’il fallait subir ou diriger, on conçoit qu’il n’ait manifesté qu’un enthousiasme relatif »1. L’effort demandé est bien entendu plus grand encore si on s’écarte nettement des méthodes apprises jusque-là et il s’accroît avec la lassitude. Dès son arrivée au commandement en chef, Pétain s’en plaint : « La longueur de la guerre tend à développer l’“incuriosité” et la paresse d’esprit. Les engins nouveaux ne sont connus que de ceux qui s’en servent. Les enseignements tirés des opérations se dispersent peu chez ceux qui n’y ont pas pris part… Les états-majors devront donc sortir de leurs bureaux et être mis au contact avec la réalité2. »
Il est vrai qu’après plusieurs années de guerre, chaque corps de troupe bénéficie d’une solide expérience. Comme le confie le commandant Laure, le combattant a le sentiment de « tout connaître en ce domaine [le combat défensif], simplement parce qu’il se défendait tous les jours sur un petit coin de terrain confié à sa garde ». On assiste à une inertie grandissante au fur et à mesure de l’avancée de la guerre, proportionnelle à la quantité de savoir-faire accumulés. Cette inertie est souvent facilitée par un scepticisme croissant vis-à-vis des doctrinaires, dont on a pu constater à plusieurs reprises les erreurs. Quand on passe du terrain tenu « à tout prix » à la manœuvre défensive, que croire ? Pourquoi la défense acharnée, pied à pied, de Verdun ne serait-elle pas plus efficace ? Le scepticisme s’exerce aussi sur les victoires allemandes : n’ont-elles pas été acquises sur des Russes au moral défaillant et sur des Italiens jugés médiocres combattants ? Enfin, et surtout, comment concevoir facilement de céder un terrain si chèrement acquis : « La conquête et la garde de ces quatre ou cinq kilomètres de terrain qu’on abandonnait bénévolement à l’adversaire n’avaient-elles pas coûté beaucoup de peines et beaucoup de sang ? » Au phénomène d’inertie habituel s’ajoute donc une défense de valeurs profondes.
Les généraux sont bien évidemment soumis au même trouble. On retrouve notamment dans l’« opposition » à l’organisation mise en place par Pétain la plupart des anciens partisans de l’offensive à tout prix dont le primat moral se reporte sur la défense acharnée de la première ligne. Le général Duchêne, commandant la VIe armée dans le secteur très exposé de l’Aisne, symbolise cette résistance. Sa stratégie consiste à temporiser en arguant de l’incompatibilité entre la nécessité d’une instruction en profondeur et des travaux sur la deuxième position. Il met aussi en avant la spécificité de son terrain d’action. Il bénéficie également de la protection de Foch, dont il a été le chef d’état-major au 20e corps d’armée en août 1914 et qui, s’il ne l’exprime pas ouvertement, ne partage pas non plus les conceptions de Pétain. Or Foch, chef d’état-major général de l’armée, et Pétain sont alors rivaux au poste de commandant interallié qui se dessine. Duchêne joue de ces oppositions et n’hésite pas à prendre parti pour son ancien chef ; il s’attire la colère du commandant en chef qui le rappelle à l’ordre le 8 février 1918, mais il répond en exhibant une directive de Foch qui prescrit aux unités engagées dans les combats de ne plus reculer. Duchêne engage donc le gros de ses forces sur la première position face à l’Ailette et l’Oise. Or c’est sur la VIe armée que porte le nouvel effort offensif allemand. Dans la nuit du 27 mai, plus de mille batteries pilonnent la première position française avant que vingt divisions d’assaut ne l’abordent. Dans la soirée du 28, les Allemands ont progressé de vingt kilomètres et soixante mille Français ont été faits prisonniers. Et devant l’ampleur du succès, le haut commandement allemand décide de foncer vers Paris.
La situation n’est rétablie en catastrophe que le 4 juin. Entretemps, l’armée française a subi un des plus grands revers de toute la guerre mais, comme le souligne le commandant Laure, « après le 27 mai, les yeux commencent à se dessiller dans les états-majors subalternes et même dans les corps de troupe »3. En résumé, selon Guy Pedroncini, « il a été bien difficile au général Pétain d’imposer une doctrine nouvelle, complexe de surcroît, face à une doctrine simple et, par-là, aisément compréhensible, ancrée par trois ans d’habitude dans les esprits et trois ans de pratique sur le terrain. Force est de reconnaître que le général Pétain a dû faire une croisade pour ses idées »4.
1 Commandant Laure, Au 3e bureau du troisième gqg, 1917-1919, Paris, Plon, 1921.
2 Guy Pedroncini, Pétain général en chef, Paris, puf, 1974, p. 40.
3 Lieutenant-colonel Laure, commandant Jacottet, Les Étapes de guerre d’une division d’infanterie (13e division), Paris, Berger-Levrault, 1932.
4 Guy Pedroncini, op. cit.