L’ÉVOLUTION DU MORAL
DANS LES FORCES
DE LA COALITION EN IRAK
Le 1er mai 2003, sur fond d’une bannière proclamant « mission accomplished » (« mission accomplie »), le président Bush annonce fièrement la victoire de la coalition sur l’Irak de Saddam Hussein, après seulement 42 jours de combat et la perte de 139 hommes, sur plus de 125 000 engagés. Le moral des forces américaines et alliées est alors à son apogée. Quoique souvent sceptiques sur l’intérêt de cette opération et ses modalités, les militaires américains ne peuvent qu’être fiers du résultat obtenu. Pourtant, les choses ne se poursuivent pas complètement comme prévu puisque dans les villes sunnites quelques irakiens persistent à harceler les vainqueurs. Ces actions sont immédiatement interprétées comme un simple combat d’arrière-garde de nostalgiques de l’ancien régime sous la direction du raïs alors en fuite. Rien de vraiment inquiétant mais qui oblige le contingent américain à rester plus longtemps que prévu sur le sol irakien, ce qui révèle rapidement les failles psychologiques de cet instrument de guerre en apparence si puissant.
De l’euphorie à l’illusion
En premier lieu, les opérations « au milieu des populations », violentes ou non, constituent vraiment l’antithèse d’une culture militaire américaine qui, dans une interprétation particulière de Clausewitz, conçoit la guerre comme une « substitution » à la politique, avec un mandat confié aux militaires pour écraser le plus vite possible l’armée adverse1. Dans la terminologie officielle, ces opérations ont d’ailleurs longtemps été classées comme « autres que la guerre », avec l’espoir de les confier aux « sous-traitants » fournis par les Nations unies où, à défaut, aux forces spéciales qui regroupent tout ce qui ne relève pas de l’affrontement direct2 ou encore, plus récemment, aux sociétés militaires privées (smp). Mais la réticence de la plupart des nations à fournir des troupes d’occupation en Irak et la réorientation des forces spéciales dans la traque des anciens leaders bassistes, obligent les forces « conventionnelles » (au sens de « normales ») à opérer seules contre ces cellules de guérilla.
Mais ces forces conventionnelles elles-mêmes sont hétérogènes. Au nom de la rationalisation dans une situation de réduction de budget, on a réservé le « cœur du métier », le combat, à une force d’active relativement réduite, au regard de la puissance américaine, et les tâches d’appui et de soutien (logistique, renseignement, police militaire, etc..) à des réservistes. Ceux-ci et les gardes nationaux3 représentent ainsi un bon tiers du contingent américain en Irak. Pour ces hommes et ses femmes qui, pour la plupart, ont un emploi civil qui les attend aux États-Unis, la nécessité de rester jusqu’à un an en opérations pose de graves problèmes. De plus, dans un contexte de guérilla (ce mot qui fait peur n’est pas prononcé par un officiel avant le mois de juin), il n’y a plus ni d’« avant » ni d’« arrière ». Les conducteurs de camions logistiques par exemple, très souvent réservistes ou même employés civils, sont très exposés. Enfin, il s’avère que les conditions de vie locales ne sont pas au standard auquel les gis sont habitués. Or, comme les réservistes se sentent beaucoup moins tenus au devoir de réserve que leurs camarades d’active, ils n’hésitent pas à faire connaître leur mécontentement dans les médias.
Le haut commandement perçoit alors qu’avec aussi peu de troupes terrestres d’active et une telle proportion de réservistes dans ses rangs, son armée « manque de souffle ». Il faut donc résoudre le plus vite possible le problème de la guérilla, pour se désengager au plus tôt, sous peine de voir s’amplifier les mouvements d’humeur et s’effondrer le nombre de recrues dans l’active et surtout la réserve. Ce volontarisme, qui correspond parfaitement à la mentalité américaine, va s’avérer catastrophique. Les Américains se lancent dans de grandes opérations de bouclage et de chasse à l’homme dans les provinces sunnites. Ils s’y révèlent particulièrement maladroits et même souvent odieux envers la population, sans parler de leur propension à surréagir à la moindre agression4 (il y a, pendant cette période, 100 000 fois plus de cartouches tirées que de rebelles tués).
De plus, comme la matière première de ces opérations est le renseignement et que la source la plus rapide est constituée par les interrogatoires, la tentation est grande de forcer les aveux. Et là, la boucle se referme puisque la plupart des unités de garde de prisonniers et de renseignement sont constituées de réservistes. La 372e compagnie de police militaire, qui passe à la postérité le 28 avril 2004 dans l’émission « 60 Minutes » de la chaîne américaine cbs est finalement assez typique. Venus pour faire de la circulation routière ou surveiller des prisonniers de l’armée irakienne, ces jeunes Virginiens se retrouvent pour quelques mois supplémentaires dans la sinistre prison d’Abou Ghraib. Cette unité est mal commandée et indisciplinée, et c’est à elle que l’on demande de « mettre en condition » les prisonniers tout en lui accordant, pour soutenir son moral, un large accès à Internet. On connaît la suite.
À la fin du mois d’août, le malaise commence à être aussi perceptible parmi les soldats d’active dont beaucoup ont moins de 20 ans. Les opérations de bouclage sont un échec et la guerre s’annonce longue et « sale ». Outre une certaine honte, se développe un sentiment d’isolement, non seulement vis-à-vis de cette population locale dont ils ne comprennent pas le ressentiment, mais aussi des fonctionnaires américains du Département d’État, chargés de la reconstruction et qui vivent dans la « zone verte » ultra-protégée de Bagdad5. Entre des « ingrats » et des « planqués », les militaires restent encore sûrs de leur cause et du soutien de la population américaine avec qui ils communiquent désormais directement par le biais de centaines de blogs sur Internet, court-circuitant des médias de plus en plus critiques et de moins en moins présents. Pour autant, cette armée ne cède pas au découragement et s’efforce de pallier ses défauts les plus criants.
À la fin de 2003, l’évolution est sensible et de nouvelles opérations apparemment plus efficaces sont montées. La capture de Saddam Hussein et de la plupart des dignitaires en fuite donne un nouvel espoir de victoire militaire, d’autant plus que tous les indicateurs chiffrés sont positifs. À la veille de la relève, le général Odierno, commandant la 4e division d’infanterie peut annoncer fièrement : « les rebelles restants sont à genoux […] les choses seront rentrées dans l’ordre dans six mois ». En réalité, ces chiffres positifs constituent une nouvelle illusion. Ils sont « américano-centrés » (pertes américaines, attaques contre les Américains, zones où les Américains peuvent circuler ou non, etc.) et s’intéressent assez peu au sort réel de la population. Aussi quand la guérilla sunnite adopte un « profil bas » ou quand les Américains réduisent leur activité dans le « territoire indien » à l’approche de la relève, la situation paraît s’améliorer. Personne ne veut être le « dernier mort », phénomène bien connu des fins de guerre, et les généraux peuvent ainsi présenter un bilan positif sinon la victoire complète.
La reconquête des bastions
Les divisions américaines qui arrivent en mars-avril 2004 sont donc persuadées qu’elles vont parvenir à la normalisation de la situation. Avec une certaine répugnance mais beaucoup de professionnalisme, elles se sont surtout entraînées à pallier les déficiences du Département d’État pour gagner la bataille de la reconstruction. Le choc est alors rude lorsque ces unités découvrent que loin d’être anéantis, les groupes de la guérilla tiennent en réalité toutes les villes sunnites et qu’il faut s’engager dans de très violents combats de reconquête. Le pire survient à Falloujah.
Le 31 mars 2004, quatre mercenaires de la société militaire privée Blackwater ont décidé de prendre un raccourci par Falloujah, la cité la plus dangereuse d’Irak, à 50 km à l’ouest de Bagdad. Pris dans une embuscade à la sortie de la ville, ils sont assassinés et leurs corps sont mutilés, brûlés et pendus sous l’œil de caméras. Les images qui circulent très vite dans les médias horrifient le monde entier et en particulier l’opinion publique américaine, qui se remémore le fiasco de Mogadiscio en octobre 19936. L’émotion est telle que l’administration Bush intervient directement dans la conduite des opérations pour exiger des représailles. Or, les Marines qui viennent juste d’arriver dans la province se sont préparés pendant des mois à une politique totalement inverse, faite de reconquête progressive des « cœurs et des esprits ». Avant d’arriver en Irak, ils ont même tenu des propos assez virulents sur la brutalité de leurs prédécesseurs et même envisagé de porter une tenue d’une autre couleur pour bien marquer leur différence.
Au lieu de cela, par la faute d’une smp7 et d’une intrusion politique, toujours mal vécue par les militaires américains, on leur demande de conduire un siège en bonne et due forme. Les Marines découvrent simultanément que les rebelles tiennent solidement la ville et que la nouvelle armée irakienne formée par les Américains ne vaut rien8. Seuls en première ligne, les Marines s’engagent de manière très méthodique afin de préserver la population locale mais, sans même qu’ils s’en aperçoivent, leur action est enrayée par les médias, pro-rebelles comme Al-Jazeera ou proche des conservateurs américains comme cnn, qui, pour des motifs différents, « surmulitplient » la violence des combats. L’« émulsion » médiatique est telle que l’administration Bush prend peur et ordonne la levée du siège à la fin du mois d’avril. Une dernière humiliation survient lorsque les Marines, qui ont eu 15 tués dans cette opération, sont relevés par une brigade ad hoc composée d’anciens soldats baasistes et qui peu de temps après le départ des Américains rejoint la rébellion.
Le désarroi est immense chez les Marines désavoués et humiliés, alors qu’inversement la levée du siège apparaît comme la première victoire militaire du monde arabe contre les Américains. La situation est sensiblement la même dans les autres villes sunnites et lorsque la situation devient trop critique à l’approche des élections présidentielles américaines, les trois divisions américaines sont engagées dans une reconquête méthodique le long du Tigre et de l’Euphrate au nord de Badgad. Cela prend des mois et leur coûte deux mille tués ou blessés chacune. Point d’orgue de cette campagne, en novembre 2004, les Marines se lancent à nouveau à l’assaut de Falloujah, avec la rage au cœur et une obsession : prendre la ville au plus tôt pour éviter un nouveau « coup de poignard dans le dos », puis en éradiquer tout trace de la rébellion quitte à fouiller les 40 000 habitations une à une et à ficher toute la population.
L’effondrement des alliés
Le mois d’avril 2004 est difficile aussi pour les alliés des Américains, tous concentrés dans la zone chiite, au sud du pays. Jusqu’au printemps 2004, ces provinces sont bien plus calmes que les provinces sunnites ou Bagdad. L’attaque la plus violente a frappé les Italiens (17 morts par un attentat suicide le 11 novembre 2003) mais le bataillon néerlandais, par exemple, n’a connu sa première agression qu’en décembre 2003. Tout bascule lorsqu’à partir de la fin mars 2004, les Américains entreprennent d’arrêter les responsables de l’armée du Mahdi, une puissante milice chiite. Le 4 avril, tout le sud chiite s’enflamme, en particulier les villes saintes comme Najaf et Kerbala ou l’immense quartier bagdadi de Sadr City. Tous les contingents de la coalition sont attaqués par des foules en colère et des bandes de miliciens.
Cette révolte est une surprise totale pour les alliés qui découvrent à cette occasion qu’il ne suffit pas, selon le mot d’un officier italien, d’inonder un secteur de barres de chocolat pour s’attacher la population. Il est vrai que pour la « vendre » à des opinions publiques rétives, l’intervention en Irak a été parée de toutes les vertus humanitaires et que pour être sûr qu’il n’y ait pas de bavures, les unités ont presque toutes reçu des règles d’engagement très restrictives et des moyens de combat puissants. Beaucoup de contingents n’ont pas le droit de mener des opérations offensives (c’est-à-dire faire autre chose que de la légitime défense) sans l’autorisation de leur Parlement. Certains, comme les Japonais, ne sont même pas autorisés à défendre leur périmètre de sécurité, ni même à venir en aide à une autre force attaquée. Les conditions de sécurité étant insuffisantes pour lui, le bataillon thaïlandais n’est jamais sorti de son camp malgré plusieurs mois de présence. Parmi les quelques contingents qui effectuent des patrouilles, seuls les Britanniques et les Néerlandais le font à pied. Les autres restent prudemment dans leurs véhicules blindés.
Cet ensemble hétéroclite éprouve les pires difficultés à faire face aux mouvements de foules organisés par l’armée du Mahdi et les multiples agressions de quelques milliers de miliciens, pour la plupart adolescents, armées de simples kalachnikovs. Le décalage est tel entre la mission imaginée et la situation réelle que la surprise est un véritable choc pour beaucoup de ces contingents peu expérimentés. Les Américains sont alors obligés d’intervenir, en pleine relève, en prolongeant le séjour de leur 1re division blindée. Les soldats « débarqués de l’avion » pour partir dans le sud irakien ne cachent pas leur dépit mais ils combattent pourtant avec une grande efficacité en jouant simultanément de la pression militaire et de la négociation. En octobre 2004, l’ayatollah Moqtada al-Sadr, le leader de l’armée du Mahdi, accepte finalement de déposer les armes en échange de la vie sauve et de la liberté. Cette victoire, seulement relative, représente une évolution majeure dans le comportement des Américains qui commencent à appréhender qu’il n’y aura pas de victoire uniquement militaire. Elle témoigne aussi des limites de leur puissance.
De leur côté, les soldats britanniques, endurcis par la longue expérience irlandaise, sont tactiquement excellents mais cela ne leur sert à rien car ils ne maîtrisent pas grand-chose dans cette guerre. Plus encore que les Américains, les militaires britanniques, anciens colonisateurs de l’Irak, avaient des doutes sur l’issue de cette aventure. Mais sur place, ils découvrent en plus que le Royaume-Uni ne veut pas s’impliquer financièrement et a décidé d’abandonner le commandement aux Américains. Les soldats de Sa Majesté, assistent donc, impuissants, aux tâtonnements catastrophiques de leur grand allié. Ils constatent aussi que leur zone d’action est remplie d’autres acteurs comme les contingents alliés, les organisations non-gouvernementales, les smp, la police et les milices irakiennes ou encore les convois logistiques américains, qu’ils ne maîtrisent pas et dont le comportement vient souvent anéantir leurs efforts de bonnes relations avec la population. Avec le transfert d’autorité à un gouvernement irakien à partir de juin 2004 et le développement d’un pouvoir local très autonome à Bassorah, la sensation de perte de contrôle devient totale. Le sentiment de ne servir à rien alors que la situation se dégrade progressivement, associé à une discipline de tir très stricte qui fait que chaque ouverture du feu apparaît comme synonyme de mise en examen judiciaire, fait monter en flèche les taux de stress.
En octobre 2005, alors que des membres du Special Air Service ont été capturés à Bassorah par des policiers irakiens proches de l’armée du Mahdi, le commandement, au lieu de négocier, décide de monter une opération de choc. Le but est de montrer aux soldats que l’on est encore capable de combattre pour les sauver. L’opération de libération est un succès mais les images de soldats sortant en flammes de leurs véhicules bombardés de cocktails molotovs par la foule font éclater la superficialité du contrôle britannique sur la ville. C’est la fin des patrouilles à pied dans la ville et le début d’un retrait dont la progressivité doit visiblement masquer le caractère honteux.
Le repli caché
À la fin des combats de Falloujah, en décembre 2004, le sergent américain Hudnall de la 1re division de cavalerie déclarait : « C’est la dernière grande bataille en Irak. » Il exprimait ainsi l’espoir que l’effort fourni par les Américains pendant huit mois pour reconquérir les villes tenues par les rebelles puisse marquer une évolution décisive dans cette lutte. Au printemps suivant, alors que se déroule la nouvelle relève américaine, on retrouve l’optimisme officiel de l’année précédente, en mettant l’accent cette fois sur l’apparente réussite du processus politique démocratique et sur la montée en puissance rapide de la nouvelle armée irakienne. C’est une nouvelle illusion. Mais comme l’opinion publique américaine ne soutient plus majoritairement cette guerre, on décide de limiter les pertes en organisant discrètement un repli dans d’énormes bases, laissant les villes chèrement reconquises à des unités irakiennes d’une grande fragilité.
Les soldats américains retrouvent ainsi des conditions de vie dignes du « pays » alors que le pays autour d’eux s’enfonce dans le chaos. À 70 km au nord de Bagdad, la seule base de Balad est aussi grande que la ville de Falloujah, avec un périmètre de défense long de vingt kilomètres. Plus de 25 000 hommes et femmes, civils et militaires, y vivent dans des conteneurs aménagés pour deux à quatre personnes où, avec un peu de chance, ils peuvent capter une centaine de chaînes télévisées grâce à leur antenne parabolique. Sinon, ils peuvent prendre le bus pour aller au cinéma, suivre des cours de salsa ou d’aérobic. Alors qu’ils perdaient en moyenne cinq kilos durant le premier tour en Irak, les soldats ont, selon le diététicien de Balad, plutôt tendance à grossir à partir de 2005. Certains, surnommés les « Fobbits »9, par référence aux « Hobbits » du Seigneur des anneaux de Tolkien, passent leur séjour complet sans jamais sortir à l’extérieur. Leur tranquillité est seulement troublée par les vols d’hélicoptères et occasionnellement par quelques tirs de mortiers ou de roquettes. Quant aux attaques à l’arme légère, ils les apprennent dans le journal du lendemain. Après les avoir violemment critiqués, beaucoup de soldats américains ont ainsi adopté le mode de vie des fonctionnaires de la zone verte de Bagdad.
Plus grave que la prise de poids des soldats, cette rétractation progressive finit de couper la coalition de l’Irak. En visite dans une de ces bases à la fin de 2005, le journaliste George Packer raconte avoir mis plusieurs jours pour voir un Arabe et avoir rencontré, entre autres, un officier des actions civilo-militaires incapable de nommer les chefs des tribus environnantes ou un avocat travaillant sur le système judiciaire irakien et qui, au bout de plusieurs mois, n’avait toujours pas visité la cour de justice de la ville la plus proche. Tous les officiers lui parlent comme s’ils préparaient déjà le départ ; l’un d’entre-eux compare la coalition à un organe transplanté en cours de rejet.
Paradoxalement, alors que les mesures de protection sont maximales, les pertes américaines ne diminuent guère car parallèlement le nombre d’attaques anti-américaines augmente nettement. En valeurs relatives, avec une moyenne de deux soldats tués chaque jour, elles peuvent être considérées comme « modérées ». Elles sont dix fois moins importantes qu’au Viêtnam (vingt morts par jour) et même que pendant la guerre d’Algérie (dix soldats français tués par jour pendant sept ans pour une population française six fois inférieure à la population américaine actuelle). Il y a statistiquement moins de morts violentes dans l’armée américaine actuelle qu’au début des années 198010, pourtant en paix. Mais ces pertes frappent toujours les mêmes : des hommes appartenant aux unités de combat de l’US Army et du Marine Corps. De plus, du fait des progrès de la médecine, beaucoup de soldats qui auraient été tués auparavant sont maintenant blessés mais avec de lourdes séquelles (on compte à peu près 500 amputations).
Le malaise des légions
Les pertes ne constituent cependant qu’un aspect du problème. Pendant leurs missions, les soldats sont soumis à de multiples facteurs de stress dans un milieu urbain étouffant et offrant de multiples dangers invisibles et surprenants (en particulier les engins explosifs). La situation, toujours complexe, peut connaître des variations de posture très brutales suivant le lieu et le moment. Les soldats doivent le plus souvent réagir très vite, tout en n’ayant pas droit à une erreur de jugement qui peut les amener devant un tribunal. Ajoutons à cela qu’ils travaillent en permanence avec des alliés irakiens qui pratiquent souvent un double jeu. Les niveaux de stress des troupes engagées en Irak sont ainsi aussi élevés que ceux de leurs anciens de la Seconde Guerre mondiale soumis à une violence bien supérieure mais à des contextes plus simples.
Cette usure n’affecte pas la conscience professionnelle des soldats. Le taux de désertion reste quatre fois inférieur à celui de l’armée de conscription d’avant 1973 et même plus de deux fois inférieur à ce qu’il était avant les attentats du 11 septembre 2001. Cela concerne néanmoins une cinquantaine d’individus chaque jour, soit beaucoup plus que les pertes en Irak. À l’exception d’un seul cas, aucune de ces désertions n’a eu lieu en Irak ou en Afghanistan. Plus significativement, le taux de divorce a doublé parmi les officiers depuis 2003, et surtout les symptômes de dépression, d’anxiété ou de stress post-traumatique ont explosé jusqu’à frapper un vétéran sur six. Un sur trois a déjà fait appel à un psychologue ou à un psychiatre. Plus de deux cents de ces professionnels sont d’ailleurs présents sur le théâtre des opérations, soit un pour moins de mille soldats. Depuis 2003, les rapatriements pour raisons psychologiques ont représenté l’équivalent de deux bataillons d’infanterie, et le taux de suicide des soldats américains en Irak et Afghanistan est supérieur de 50 % à la moyenne nationale. Le recrutement se maintient mais au prix de critères beaucoup moins restrictifs, ce qui introduit des soldats plus fragiles dans les unités.
Il y a plus grave. On l’a dit, les soldats professionnels américains sont peu nombreux, certains en sont donc à leur troisième séjour en Irak. Après la phase initiale où les craquements pouvaient survenir de visions horribles ou même du caractère invisible de l’ennemi, on en est maintenant à une phase où c’est l’accumulation d’expériences stressantes qui peut provoquer d’un seul coup un phénomène d’« avalanche » de violence. Or, un soldat moderne porte sur lui de quoi tuer plusieurs centaines de personnes. Cela peut se traduire par des bavures, dont on constate la recrudescence en 2005 et 2006 comme lorsque l’agent italien Nicola Calipari est tué par des balles américaines le 4 mars 200511 (à une époque critique où un soldat américain est tué par voiture-suicide tous les trois jours) ou lorsque le général Ghaleb al-Jazairi, un des responsables irakiens des forces de sécurité, est abattu le 26 mars 2006, pour ne citer que quelques cas parmi les plus connus.
Ces déchaînements de violence peuvent être encore plus graves. Le 16 mars 1968, lors de la guerre du Viêtnam, une compagnie d’infanterie américaine massacrait plusieurs centaines de personnes dans le village de My Lai. L’Irak a connu son My Lai, de moindre ampleur, le 19 novembre 2005 près de la petite ville d’Haditha, à 250 km au nord-ouest de Bagdad. Ce jour-là un engin explosif a tué le caporal des Marines Miguel Terrazas et ses camarades ont aussitôt foncé dans les maisons voisines de l’attaque, à la recherche de celui qui avait déclenché l’explosif à distance. Pris d’une crise de folie collective, ils ont abattu tous les habitants, dont certains dans leur lit, puis criblé de balles un taxi passant à ce moment-là sur la route. Vingt-quatre civils de 4 à 77 ans ont péri. Un an plus tard, le 21 décembre 2006, huit marines sont inculpés, quatre pour meurtre et quatre autres pour avoir fait obstruction à l’enquête. À ce moment-là, quatorze autres soldats américains ont déjà été jugés pour la mort de civils. Deux d’entre eux ont été sanctionnés de vingt-cinq ans de prison et les autres ont été acquittés ou ont été punis de peines inférieures ou égales à trois ans, tandis que onze autres soldats attendent encore d’être jugés.
La guerre de Sisyphe
Au début de l’année 2006, alors que l’attentat contre la mosquée d’Or de Samarra marque l’accélération considérable des violences intercommunautaires, les troupes américaines ne peuvent plus rester dans les bases. Mais comme les villes sont à nouveau passées sous le contrôle des rebelles, il faut encore une fois s’engager dans une reconquête. Un sondage réalisé alors révèle que 75 % des soldats déployés en Irak estiment qu’il faut partir au plus tôt. Une forte minorité (42 %) avoue ne plus comprendre clairement leur mission en Irak. Pour autant, on ne constate aucun des symptômes qui avaient marqué la déliquescence des forces américaines au Viêtnam à partir de 1968. La cohésion et l’esprit de corps ont remplacé la foi dans la cause ou même dans la victoire, et les unités américaines ont effectivement repris le contrôle des villes sunnites pour la quatrième fois avant de s’engager massivement à Bagdad en plein chaos. Ces soldats ressemblent à ceux du corps expéditionnaire français en Indochine, belle armée professionnelle, menant une guerre lointaine sans direction politique cohérente.
La différence est que si le peuple américain critique désormais cette guerre, il continue de s’intéresser au sort de ses boys (mais assez peu à celui des civils irakiens, les réfugiés par exemple qui n’ont pas de place sur le sol américain). Autre différence, si les soldats continuent à faire leur devoir, ils ne se gênent plus pour dire tout le mal qu’ils pensent de la manière dont cette guerre est menée. Ce fut d’abord la fronde de plusieurs généraux d’active de haut rang qui, en 2006, ont accablé le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, jusqu’à son départ à la fin de l’année. Maintenant, on voit apparaître y compris dans les revues professionnelles militaires (et donc avec l’accord de la hiérarchie) des articles cinglants écrits par de jeunes officiers ou sous-officiers. Ils y critiquent ouvertement non seulement la conduite de la guerre, mais aussi la formation initiale qu’ils ont reçue en complet décalage avec la situation qu’ils ont à affronter réellement. Dans la Marine Corps Gazette, un capitaine dénonce des colonels et généraux qui ont perdu tout espoir de victoire et qui montent des opérations sans efficacité tant les précautions pour éviter les pertes sont grandes. Ces opérations qui servent à maintenir l’illusion de l’action en attendant la relève sont d’autant plus imposantes qu’elles ont peu d’effets, hormis pour les barrettes de décorations.
En août 2007, des sergents et des soldats de la 82e division parachutiste, déclarent dans le New York Times : « nous opérons dans un contexte ahurissant entre des ennemis déterminés et des alliés [irakiens] douteux, où l’équilibre des forces en présence est on ne peut plus flou. Soyons clairs, nous avons la volonté et les moyens de combattre dans un tel contexte, mais nous sommes de facto paralysés parce que les réalités du terrain exigent des mesures auxquelles nous nous refuserons toujours : le recours de façon massive, brutale et meurtrière à la force. » À partir de là, « gagner à leur cause une population locale rétive et remporter la lutte contre l’insurrection est une vue de l’esprit ». Placés dans une situation impossible, ils concluent : « il ne nous semble pas utile de parler de notre moral. Nous sommes des soldats consciencieux et nous mèneront notre mission à bien12 ».
Synthèse Michel GOYA
La guerre actuelle en Irak est souvent présentée comme un nouveau « Viêtnam ». Mais si les deux conflits, du « fort aux faibles », présentent effectivement de nombreuses analogies, pour les soldats américains et alliés, les choses sont radicalement différentes. En 1968-1969, l’armée d’appelés s’était effondrée. Actuellement, les soldats professionnels « tiennent le coup » ; peu nombreux au sein de l’entropie croissante, ils sont soumis à une pression psychologique terrible.
Traduit en allemand et en anglais.