Le 7 juillet 1993, quelques heures après son arrivée à Sarajevo, l’avant-garde du bataillon d’infanterie n°4 perdit son premier homme, blessé d’une balle dans la gorge. serbes et bosniaques débutaient ainsi une éprouvante guérilla urbaine. le soir même, à la réunion des chefs de section, nous réfléchissions à ce problème inédit. m’appuyant sur de modestes réflexions, je lançais alors quelques « y-a-qu’à-faut-qu’on » qui me valurent la responsabilité de défendre notre site de stationnement contre les tireurs isolés, ou snipers.
En réalité, j’étais loin du compte.
- Welcome to Sarajevo.
Revenons au point de départ. Le matin du 7 juillet, le détachement de 200 hommes pénètre dans Sarajevo. Nous sommes guidés par des éléments du bataillon d’infanterie n°2, basé à l’aéroport, vers le cœur de la vieille ville. Les pavillons ravagés à l’entrée de la ville, les kilomètres déserts de « Sniper Avenue », le regard des habitants, les graffitis « Welcome to Sarajevo » ou « Apocalypse Now », sont autant d’images fortes qui nous mettent dans un état étrange, mélange d’angoisse et d’exaltation. Nous traversons un pont sur la rivière Miljaka et nous nous arrêtons devant l’immense complexe sportif de Skanderja, datant de l’époque des Jeux olympiques de 1984.
Nous amenons au plus près nos camions et organisons une chaîne humaine pour décharger le matériel. Des coups de feu claquent autour de nous, les Casques bleus du bataillon d’infanterie n°2 font mine de ne pas les avoir remarqués. Nous sommes à quelques centaines de mètres de la ligne de front, et ces tirs semblent être tout à fait banals aux « anciens ». Nous adoptons la même attitude et contrôlons nos sursauts pour ne pas perdre la face.
Je pénètre dans le labyrinthe du complexe. En sortant, je traverse le gymnase et prends véritablement contact avec la réalité de la guerre. Au milieu du terrain de basket, je reconnais le médecin du bataillon et l’adjudant d’unité. Ils sont penchés sur un homme allongé et entouré d’un cercle rouge grandissant. Le médecin essaye d’endiguer le flot qui s’échappe de la gorge. Le visage du blessé est tellement déformé que je n’arrive pas à l’identifier. Le caporal P. a été touché, alors qu’il attendait seul au volant de son camion. Malgré la gravité de sa blessure, il est parvenu à rejoindre les marsouins qui débarquaient le matériel. Là, deux hommes l’ont amené à l’abri et ont tenté d’arrêter l’hémorragie en attendant le médecin.
Je ne m’en rends pas compte, mais cette vision a déclenché en moi quelque chose. Je cours à l’extérieur, où règne une certaine tension. Les tirs claquent par intermittence, mais nous sommes incapables d’en déterminer l’origine, ni même de savoir s’ils nous sont tous destinés. Une rafale frappe le mur au-dessus d’un des mes groupes, placé en protection. La menace semble provenir des maisons au-delà de la rivière. Nous ignorons si elles sont occupées par des civils. Il faut donc agir avec précision. Le chef du détachement donne l’ordre à un chef de section de placer ses trois tireurs d’élite, sur la plate-forme, face aux maisons, et d’ouvrir le feu sur toute menace. N’ayant rien d’autre à faire, je récupère mes tireurs et je me joins à lui. Le troisième chef de section fait de même. Nous plaçons nos tireurs derrière les pots de fleurs, et je me tiens debout, à coté d’eux, jumelles en mains. Je me sens très calme, presque euphorique, déconnecté du danger et en même temps « hyper vigilant ». Nous faisons ouvrir le feu sur des cibles très fugitives. Pendant ce temps, la compagnie, à quelques mètres de là, continue imperturbablement de décharger le matériel. Je crois me souvenir que des journalistes étaient là, en train de nous filmer, ce qui n’a sans doute pas manqué d’influencer notre comportement.
Nos tirs sont très maladroits. Nous ne connaissons pas précisément la distance, condition préalable à l’efficacité des tirs au frf2 (fusil de précision dont la lunette nécessite d’être réglée à la distance de tir), et nos hommes n’ont jamais fait autre chose que du tir horizontal. Ils n’ont jamais tiré sur des bâtiments. Même avec des ordres rapides, l’acquisition des objectifs est trop longue, face à des ennemis fugitifs et cachés. Surtout, nous restons liés à l’idée qu’il faut tirer sur des cibles visibles, comme au champ de tir. Nous cherchons à abattre des hommes, sans comprendre que le but de ce combat est purement psychologique. Les miliciens bosniaques qui nous agressent cherchent, au mieux, à nous empêcher de nous installer au milieu de leur secteur, au pire, à nous tester. Il n’est pas exclu non plus que des snipers serbes du quartier de Gorbavica, un peu plus loin dans le même axe, n’en profitent pas pour participer à la fête.
Nous restons ainsi à échanger des tirs pendant un temps impossible à déterminer après coup, mais nous sommes trop vulnérables à l’extérieur et nous recevons l’ordre de nous replier dans le bâtiment.
Cet accrochage a des conséquences que nous n’apprécions pas tout de suite. Les civils qui viennent nous voir sont stupéfaits de voir des Casques bleus utiliser leurs armes. Ils nous demandent si nous sommes venus « tuer les snipers serbes », sans se rendre compte que ceux sur qui nous avons tiré étaient des miliciens bosniaques. Ces derniers ont compris que nous étions décidés à nous défendre. Le message du chef de détachement, qui a connu une expérience similaire à Beyrouth au début des années 1980, est très clair à ce sujet. Il est hors de question de subir.
Le soir même, réfléchissant à ces événements, nos lacunes me sautent aux yeux. Nous sommes certes partis sur ce territoire en quelques jours, sur décision politique, mais dans les mois précédant notre départ, nous ne nous sommes jamais sérieusement entraînés à cette éventualité. Nous n’avons donc qu’une connaissance très limitée du milieu dans lequel nous sommes immergés et nous sommes englués dans certains procédés inadaptés.
Nous en voulons un peu à ceux qui nous ont envoyés à Skanderja, au beau milieu de la 10e brigade de montagne, une unité bosniaque commandée par Caço (prononcer Tsatso). Ce dernier est une sorte de Pancho Villa, qui n’hésite pas à racketter les civils pour acheter des armes et des munitions (aux Serbes qu’il combat, paraît-il). Il a tué plusieurs de ses hommes qui mettaient en doute son autorité et égorgé le fils du chef des forces spéciales de la police de Sarajevo. Cet ancien guitariste, un peu proxénète, est capable aussi d’un grand courage physique. Nous le verrons, avec ses hommes, monter à l’assaut de la colline face à nous et se faire étriller par les tirs directs des chars serbes qui sont postés de l’autre coté de la cuvette. Il règne dans ce secteur de la ville en maître indépendant et ne voit pas d’un bon œil l’installation d’un bataillon français au milieu de son fief.
La première nuit, les sentinelles, qu’aucun barbelé ne protège, vivent un enfer sous des tirs permanents. Ne parvenant pas à dormir sur le sol dur du parking souterrain, qui sera désormais notre zone de vie, je rejoins des marsouins postés dans un vab. L’ambiance est surréaliste. Par les portes arrière du véhicule, je vois surgir un milicien de l’autre coté de la rivière. Il porte un lance-roquettes, et mon sang ne fait qu’un tour ; cependant, ce n’est pas à nous qu’il en veut, mais au bâtiment du Parlement, à quelques centaines de mètres de nous. Je cours jusqu’à un autre vab. Une faune misérable s’y est agglutinée. Des enfants proposent des revues pornos à mes soldats. Un homme me lance un « Do you want pic-pic ? », en faisant le geste d’une injection de seringue. Après lui, des filles viennent se vendre pour une boite de Coca-Cola. Nous les chassons, mais d’autres reviendront tant que nous n’aurons pas installé des barbelés. Je me dis que les six mois seront longs.
- Métropolis
Le lendemain, nous devons terminer notre installation et mettre en place nos moyens de protection : barbelés, sacs à terre, ainsi que les containers vides que nous utilisons comme des murs pour nous isoler. Je décide d’explorer les environs de la Skanderja. Les rues sont désertes, mais quelque chose m’intrigue dans un arrêt de bus. Je m’approche et constate, stupéfait, qu’il y a un trou d’un mètre de large et qu’une échelle en dépasse. Une excitation proche de celle que j’ai connue la veille me gagne. Je prends un pistolet et une lampe, je demande à un marsouin de m’accompagner, et nous descendons dans les profondeurs de la ville.
Ce que j’y découvre me fait immédiatement penser aux souterrains des films de Fritz Lang, symboles des zones noires de l’âme. Des pauvres gens vivent dans des niches sombres, des miliciens circulent dans les tunnels. Ils nous regardent tous d’un œil noir. Je réalise alors que dans ma précipitation, je n’ai rendu compte à personne de ma descente. Prudemment, nous revenons en arrière et remontons l’échelle. Je tais cet épisode peu glorieux et commence à me méfier de mes poussées d’adrénaline.
- L’échec de l’équipe d’alerte
De retour dans l’ex-complexe sportif, je propose pour faire face à des attaques similaires à la veille, de constituer une équipe d’alerte avec mes trois tireurs d’élite, et de la placer à l’intérieur du bâtiment, près de la plate-forme. Au « coup de sifflet », ils interviendront face à la zone dangereuse.
Le soir, je constate que l’on n’a jamais fait appel à mon équipe, alors que des marsouins ont été pris pour cible. Je remarque aussi que les tirs ne semblent plus venir du même endroit. La situation est donc plus complexe que je ne l’imaginais. Je découvre alors que nous sommes face à des êtres humains intelligents, expérimentés, et qui n’ont pas spécialement envie de mourir. Après nos ripostes sur la zone initiale de l’autre côté de la rivière, les miliciens de Caço ont simplement changé de place. Ils sont plus prudents que la veille et ouvrent le feu de plus loin. La précision de leurs tirs a chuté, mais la pression psychologique qu’ils exercent sur nous est intacte. Nous avons un temps de retard sur eux.
Je propose donc de passer « à la vitesse supérieure » et de créer deux postes permanents de tireurs d’élite, couvrant à peu près toutes les zones dangereuses. Il y aura toujours un tireur prêt à ouvrir de feu, jour et nuit ; les deux postes seront reliés par radio, et sous mon commandement. Pour armer ces deux postes, les 9 tireurs d’élite de la compagnie me sont affectés.
Nous nous installons la nuit même dans ces deux postes. Celui dans lequel j’essaie de dormir n’a plus de fenêtre. Je peux entendre tout ce qui se passe à l’extérieur, et en premier lieu les obus serbes qui tombent. Je sais que le toit est suffisamment épais pour y résister, mais les civils aux alentours n’ont pas cette chance. Un obus de gros calibre tombe très près. L’explosion est terrible, mais marque la fin du pilonnage. Dans le silence qui suit, j’entends une plainte. C’est une femme qui pleure. Elle va pleurer ainsi toute la nuit sans que nous intervenions. Sur le moment le fait de ne pas être allé à son secours nous paraissait évident. Nous ne savions pas où elle était, la zone était hostile, et nous n’avions pas le droit de pénétrer dans les bâtiments bosniaques. Maintenant, en écrivant ces mots, je suis plus dubitatif. Nuit difficile.
- Les postes
Dès le lever du jour, nous nous attelons à la tâche. Dans chaque poste, nous créons trois emplacements de tir. Chacun doit pouvoir accueillir un tireur, en position confortable, allongé ou assis dans un fauteuil en cuir. Le canon de l’arme ne doit pas être apparent, et l’ouverture de tir est restreinte. En cas de crise, nous plaçons l’équipe complète, mais en temps normal, il n’y a qu’un homme en surveillance, et les deux autres servent de leurres. Nous y plaçons alors un casque bleu et un bâton (pour simuler un canon de fusil) bien apparents. Nous espérons attirer ainsi les coups sur ce poste et repérer le tireur.
Un problème se pose immédiatement. Le casque bleu est comme un gyrophare au- dessus de nos têtes. Je propose donc d’utiliser un couvre-casque vert au moment des tirs. Cela m’est refusé. J’inverse donc le raisonnement et décide de mettre un fond bleu sur tous les postes de combat, de façon à « noyer » la couleur du casque. On tapisse donc chaque emplacement de tir de drapeaux Onu et de cartons bleus (les emballages vides de nos bricks d’eau). Avec la menace permanente des tirs d’artillerie, la solution de placer les postes sur les toits n’a jamais été sérieusement envisagée.
- 30 secondes chrono
Simultanément à ces travaux, j’ouvre un cahier d’enseignements tactiques, où je note tout ce que nous faisons, nos erreurs et nos réflexions. Fidèle à ma formation, je cherche à traduire ma mission en « effet majeur » simple et clair. Je pose donc comme but à atteindre : « un tir de riposte efficace dans les 30 secondes qui suivent une agression ». Il s’agit au mieux d’atteindre les tireurs, au pire de leur imposer des règles de prudence qui réduisent leur efficacité à zéro. Je cherche à décomposer le processus qui peut me permettre d’atteindre ce résultat, afin d’en optimiser chaque composante.
La séquence est, en fait, assez simple :
constater l’agression ;
acquérir l’objectif ;
décider de la riposte ;
riposter ;
apprécier l’efficacité de la riposte.
Il s’agit maintenant de gagner du temps sur chaque étape.
L’étape 3 (décider de la riposte) a posé des problèmes à de nombreux bataillons. Beaucoup de chefs de corps se réservaient la décision d’ouvrir le feu. Sans juger des motifs de cette décision, il faut constater que cela imposait forcément des délais qui réduisaient considérablement l’intérêt et l’efficacité de la riposte. Le bataillon n’avait pas ce problème, puisque l’appréciation de l’opportunité de l’ouverture du feu était décentralisée jusqu’au plus bas échelon. Vers la fin du mois de juillet, alors que le bataillon était au complet, deux miliciens surgirent sur le pont de Skanderja et « rafalèrent » sur la sentinelle. Le marsouin en faction n’a pas réagi. Cet incident fut donné à tout le bataillon comme exemple à ne pas suivre. La décision d’ouvrir le feu était donc à l’initiative des tireurs d’élite.
Les autres étapes furent plus délicates à gérer.
- Acquérir les objectifs
Nous avons d’abord cherché à voir nos ennemis, c’est-à-dire les surprendre en « flagrant délit » d’agression. Pour cela, nous avions, en permanence, un tireur en train d’observer face à une direction dangereuse avec la lunette de son arme. La cellule renseignement du bataillon nous a prêté une caméra grossissant plusieurs centaines de fois, et, la nuit, nous avons utilisé des caméras thermiques dans l’espoir de voir des départs de coups. Cette voie s’est avérée rapidement sans issue. Les snipers sont trop bien postés pour être visibles.
Il reste alors le repérage par le son. Or, celui-ci s’avère beaucoup plus complexe que prévu. À l’intérieur du bâtiment, on entend peu les tirs, et à l’extérieur, lorsqu’on est occupé, il est difficile de comprendre ce qui se passe.
Je remarque cependant que nous disposons d’observateurs permanents à l’extérieur de l’enceinte : les sentinelles. J’entreprends alors de coordonner l’action de la garde du site et de la cellule antisniping. Nous adoptons un réseau radio commun, et je demande que les sentinelles signalent le plus précisément possible les agressions. Les personnels du bataillon reçoivent la consigne de transmettre tout renseignement à la garde.
Nous nous heurtons alors à un nouveau problème : les désignations d’objectif par radio, en ambiance de stress, sont des plus imprécises. Il nous faut plusieurs minutes pour comprendre ce que nous annoncent les sentinelles et identifier à peu près d’où viennent les tirs. Il faut donc trouver un moyen de supprimer ces distorsions. Je fais alors appel à un bon dessinateur et lui demande de dessiner tous les alentours du bâtiment de Skanderja, à la fenêtre près. Chaque bâtiment est baptisé d’un prénom, et chaque fenêtre reçoit un numéro. Je prends un télémètre laser et calcule les distances de tous les bâtiments environnants. Le croquis est ensuite photocopié en de multiples exemplaires et largement distribué, avec une version réduite pour les sentinelles. Ainsi, lorsqu’on entend sur le réseau radio « tir, origine possible Alfred 2 (bâtiment Alfred, fenêtre 2) », l’information est rapide et non déformée. De plus, l’étape 4 (le tir) est facilitée, car j’impose à chaque tireur d’apprendre le croquis par cœur, en particulier les distances des objectifs. Lorsqu’il faut se mettre en position de tir et régler sa lunette, on gagne ainsi de précieuses secondes.
Le système me paraît au point, mais, pourtant, nous sommes toujours incapables de déterminer, parmi les centaines de tirs qui nous entourent ou nous survolent quotidiennement, ceux qui nous sont destinés et d’où ils viennent.
Je trouve la solution dans le manuel du sous-officier de 1949.
- Les phénomènes sonores
Une balle se déplace à une vitesse qui dépasse largement celle du son. Comme tout objet supersonique, cette balle déplace autour d’elle une onde qui provoque un « bang » violent. Ce « bang » ressemble beaucoup à celui d’une détonation. Celui qui ne connaît pas ce phénomène confond systématiquement bang et détonation de départ.
J’apprends ainsi à lire dans les sons. Après un « bang », j’attends le bruit, plus sourd, de la détonation de départ, qui me rejoint à la vitesse du son (330 m/s). J’ai alors la zone de l’origine du tir et sa distance (330 m multipliés par le nombre de secondes entre le bang et le bruit de la détonation). Le « bang » n’indique pas que le tireur est proche, comme beaucoup le croient, mais que la balle est passée assez près. Si, en plus, le « bang » est accompagné d’un sifflement (provoqué par un cône de dépression à l’arrière du projectile), c’est que la balle est passée très près.
Les anciens utilisaient le terme mnémotechnique tac-si-to : tac (bang)-si (sifflement)-to (détonation). S’il s’agit d’un tir en rafale, on aura quelque chose dans le genre : tac-tac-tac-si-to.
Pendant la Première Guerre mondiale, la méconnaissance de ce phénomène avait donné naissance au mythe des balles explosives. À Sarajevo, au bataillon d’infanterie n°4, cela a conduit à des confusions pendant six mois, d’autant plus que le paysage urbain trouble les phénomènes avec des échos ou, au contraire, des assourdissements. Quand le reste du bataillon est arrivé, j’ai fait un rapport à ce sujet, mais j’ai dû mal le rédiger car les confusions ont perduré.
- Les statistiques
Jour après jour, le système se perfectionne. Comprenant qu’il est très difficile de prendre un tireur « en flag », et partant de l’hypothèse que les snipers utilisent des postes aménagés, j’essaie de concentrer la surveillance sur des zones précises.
J’analyse les objets percés par les tirs, et en plaçant un fil de fer entre les trous d’entrée et de sortie, j’obtiens grossièrement une direction de tir. Je fais des calculs pour déterminer les angles morts et les impossibilités de tir. Je parviens ainsi à localiser quelques zones probables d’origine des tirs, que nous surveillons plus particulièrement, mais toujours sans succès.
Après l’espace, je me concentre sur le temps. Je fais noter sur une fiche tous les renseignements possibles sur les tirs ennemis : origine probable, calibre et horaire. Je m’aperçois ainsi, statistiquement, que les snipers, qui exercent leur « métier » depuis des mois, ont pris des habitudes. Ils tirent peu la nuit et pendant les horaires de repas. Je fais donc concentrer la surveillance sur les zones probables en fin de matinée et en milieu d’après midi. Nous ne repérons toujours rien.
Je comprends alors qu’il est illusoire d’attendre une belle cible pour ouvrir le feu. Nous décidons de riposter, en aveugle, dans les fenêtres des zones probables d’origine des tirs que j’ai déterminées. Le processus est alors simplifié. Il suffit à une sentinelle ou un observateur d’annoncer que nous sommes agressés et de donner l’origine probable des tirs pour déclencher, dans les secondes qui suivent, une riposte sur le bâtiment en question. Mes tireurs ont du mal à le comprendre. Déjà très réticents à tirer sans ordre, ouvrir le feu sur des zones vides leur paraît très étrange. Un matin, je suis même obligé d’arracher le fusil d’un tireur pour ouvrir le feu à sa place.
À cet instant, je m’aperçois qu’ils sont épuisés, à rester ainsi en poste jour et nuit. J’entreprends alors de renforcer les effectifs pour permettre aux hommes de prendre plus de repos. Je crée un cours accéléré de tireurs d’élite. L’instruction est purement théorique et s’effectue dans le parking où nous vivons. De toute façon, le tir est très simple, puisqu’il suffit de tirer dans une fenêtre.
- Les mesures passives
La dissuasion par une riposte immédiate ne suffit pas, il faut également réduire les possibilités de tir adverses, et donc ses probabilités de coups au but. Nos containers vides placés tout autour du parking et des accès à la Skanderja gênent considérablement la vision depuis Gorbavica et les maisons au-delà de la rivière, mais le tir est toujours possible depuis les hauteurs qui nous surplombent.
L’ambiance stressante de la nuit nous pose problème. Les sentinelles se plaignent d’être poursuivies par les points lumineux de viseurs laser, mais le pire est d’aller aux w-c « chimiques », qui, faute de places, ont été initialement mis dans la rue. Les trous dans les parois et l’idée que l’on peut se faire abattre dans cet endroit sont des plus déplaisants. Pour cacher nos mouvements nocturnes, je fais installer, de part et d’autre de la rue, des écrans avec les bâches plastique vertes que nous utilisons pour nous protéger de la pluie sur le terrain. Il suffit de se déplacer entre ces écrans pour échapper aux vues. Au matin, nous récupérons nos bâches, trouées.
J’organise aussi régulièrement des patrouilles de nuit autour du site pour vérifier le dispositif de l’extérieur. Je cherche si des miliciens peuvent s’installer près de notre site ou y pénétrer. C’est une mission dangereuse, et nous progressons avec prudence, avec le maximum de puissance de feu et en liaison avec nos tireurs d’élite en poste. Au cours d’une de ces missions, je suis obligé de franchir un endroit où des enfants ont été pulvérisés par un obus, quelques heures plus tôt. La nuit est assez claire pour savoir que je marche sur des flaques de sang. Un autre fois, je longe les containers. Je m’arrête soudain, saisi par une impression étrange. Je me retourne et me trouve nez à nez avec un voleur caché dans un interstice, entre deux containers. Effrayé, je lève brusquement mon pistolet et lui plaque sur le front. Nous restons quelques secondes comme cela avant que je le chasse.
- Mission : prendre la douche
En intermède, une petite anecdote pour montrer l’ambiance « Fort Apache » dans laquelle nous avons vécu pendant notre installation. Alors qu’en plein mois de juillet nous transpirions sous nos lourds équipements, nous ne disposions que de quelques bricks d’eau par homme pour assurer tous nos besoins. Au bout de quelques jours, sales et barbus, nous avons la possibilité de prendre une douche à ptt Building, le quartier général de l’Onu, au centre de la ville. À ce moment-là, le danger était tel que prendre une douche était devenu une mission de guerre. J’ai donc rédigé un ordre d’opération réglementaire. J’ai activé tous les postes de tireurs d’élite pour nous protéger. Les pilotes des vab ont ensuite couru jusqu’à leurs véhicules pour les démarrer. Une fois les moteurs chauds, le reste de la section a couru, serviette sous le bras, et a embarqué. Au retour, nous avons effectué le processus en sens inverse. Inutile de préciser qu’en courant en gilet pare-éclats, sous un soleil de plomb et dans la poussière, la douche que nous venions de prendre avait surtout un effet psychologique.
- Le démontage du premier dispositif
Au bout d’une semaine de tâtonnements, nous sommes enfin à peu près au point. Nous avons redécouvert que le combat se déroule avant tout dans le cœur et la tête des hommes. L’objectif des tireurs n’est pas de détruire le bataillon, mais de saper notre moral et d’entraver notre action. Il n’est donc pas nécessaire pour cela de nous causer de lourdes pertes, une menace permanente suffit. D’un autre coté, ces mêmes tireurs ne souhaitent pas particulièrement mourir. Ils adaptent leur attitude de façon à courir le moins de risques possible. À chaque fois que nous ouvrons le feu efficacement, c’est-à-dire dans la bonne direction, l’agression s’arrête. Cette dialectique finit par aboutir à un équilibre. Ils se contentent de nous harceler, mais sans causer de pertes. De notre coté, nous n’avons certainement abattu aucun sniper pendant cette première semaine, mais nous avons réussi à réduire considérablement le danger.
Un autre aspect est à souligner. Alain Resnais, dans Mon oncle d’Amérique, présente une expérience du professeur Laborit. Un rat est placé dans une cellule et reçoit une série de décharges électriques. À l’issue de l’expérience, le rat, hagard, a tous les symptômes d’un stress intense. L’expérience suivante consiste à placer deux rats dans la même situation inconfortable. Dès la première décharge, les rats se jettent furieusement l’un contre l’autre. Une fois libéré de leur cage, les deux rats paraissent dans une étonnante bonne forme. Le fait d’avoir agi, en se battant, leur a permis de surmonter le stress, contrairement au premier rat qui n’avait fait que subir. Dans ce labyrinthe urbain, nous étions aussi comme des rats de laboratoire.
Dans mon bataillon, la politique d’immersion dans la population, la confiance accordée au plus bas échelon dans la décision d’utiliser ses armes et l’action de la cellule antisniping ont évité le sentiment de frustration, si fréquents chez les vétérans de Sarajevo.
Au bout d’une semaine, constatant la fatigue des tireurs d’élite et le niveau très faible de la menace, nous décidons de démonter le dispositif. Durant le mois de juillet, il ne sera remis en place que le 17, pour protéger l’arrivée du gros du bataillon.
- La deuxième campagne d’antisniping
Le 1er octobre, un mécanicien est blessé au ventre sur le parking de Skanderja. Le chef de corps décide de réactiver un dispositif antisniping, dont l’organisation m’est confiée. Je ne procède pas de la même façon qu’en juillet, car certains paramètres ont changé :
un des postes, devenu un bureau, n’est plus disponible ;
je dois coordonner mon action avec d’autres unités, dont une n’appartient pas au régiment ;
nous disposons désormais d’armes beaucoup plus efficaces que le frf 2 : le vab, équipé d’un canon de 20 mm (vab C20) et le fusil américain Mac Millan, au calibre énorme de 12,7 mm.
vab C20 et Mac Millan possèdent deux caractéristiques essentielles dans ce genre de combat : ils sont très précis jusqu’à 1 000 m, et surtout ils percent les murs. J’organise donc mes cellules autour d’eux, et les fusils frf 2 sont laissés à l’armurerie. Un vab C20 est placé, en poste mobile, face aux hauteurs, et une équipe Mac Millan s’installe dans une ancienne salle de jeu de casino, face à Gorbavica et à la rivière. Nous disposons d’une lunette astronomique grossissant 60 fois. Pour le reste, je reprends l’organisation de juillet.
Je me rends à l’endroit où le soldat a été touché et je me mets dans la position exacte où il était lors de sa blessure. J’utilise les faisceaux laser d’un télémètre pour simuler les trajectoires possibles du tir. Je parviens ainsi à déterminer que le tir ne pouvait provenir que du cimetière juif, sur les hauteurs à quelques centaines de mètres de nous. J’ordonne à l’équipe Mac Millan de surveiller cette zone. Par un hasard extraordinaire, à peine trente minutes plus tard, mon observateur y voit un milicien surgir d’un poste de combat et tirer sur eux. La rafale de kalachnikov traverse les vitres du casino et frappe la grande « roue de la fortune ».
La riposte est immédiate et la détonation du Mac Millan est tellement impressionnante à l’intérieur de la pièce que je crois qu’un obus vient de tomber à proximité. Mon tireur envoie un projectile perforant et explosif (60 éclats) qui détruit le poste hostile.
Peu après, j’organise une patrouille jusqu’à la zone sur laquelle nous avons tiré. J’y rencontre des soldats bosniaques, alors que je croyais la position tenue par les Serbes. Nous nous regardons hypocritement. Ils sont furieux en me voyant. Je les salue et me replie sur la Skandreja. En tirant depuis la ligne de front, ils voulaient sans doute que nous ripostions sur les Serbes. Tactique aussi classique que celle consistant à tirer au mortier à partir de positions collées au bâtiment principal du bataillon, afin de provoquer des tirs d’artillerie serbes sur nous.
Afin de faire durer mon dispositif, et constatant le très faible niveau de menace nocturne, je décide de concentrer la surveillance sur les « espace-temps » les plus dangereux et de démonter le dispositif au coucher du soleil. Cela nous a permis de tenir plus d’un mois, mais cela a failli également nous coûter cher.
- L’affaire de la soupe
Une nuit d’octobre, un capitaine me déclare s’être fait tiré dessus, alors qu’il traversait la plate-forme à côté du casino. Pour lui, les tirs venaient du bâtiment jouxtant notre parking. Je fonce au casino avec un tireur d’élite. Pendant que celui-ci installe la lunette de nuit sur son fusil frf 2 , je balaye le bâtiment avec mes jumelles à intensification de lumière. Le coin droit de ma jumelle est alors ébloui par une rafale. Je me fixe tout de suite sur la fenêtre d’où sont partis ces coups. Le tireur a disparu, mais la pièce est éclairée. Nous attendons alors qu’il se présente à nouveau pour l’abattre. À la place, c’est une jeune femme qui apparaît avec une soupière et qui installe le couvert. Quelques minutes plus tard, un enfant vient tourner autour de la table et goûter la soupe. Cinq minutes encore, et un homme, en civil, entre dans la pièce. Après avoir lui aussi goûté la soupe, il s’accoude à la fenêtre et fume une cigarette en regardant le parking du bataillon.
Que faire ? Est-ce le tireur ? Puis-je abattre froidement un civil désarmé, qui plus est devant sa femme et son fils ? Après quelques instants d’intense réflexion, j’ordonne au marsouin de tirer dans le mur au dessus de la tête de l’homme, afin de délivrer un « signal fort ». L’homme se précipite dans la pièce et éteint la lumière. Nous restons en surveillance un long moment, mais l’incident s’arrête là. Le lendemain matin, l’homme est venu se plaindre de notre agression.
- Un coup au but
Le dispositif est maintenu en place et fonctionne plutôt bien, puisque chaque agression entraîne une riposte immédiate. Par notre agressivité et notre politique de présence auprès de la population, nous avons considérablement réduit la menace d’origine bosniaque. Un raid de la police, qui élimine Caço, y met fin complètement (c’est le père de l’enfant égorgé par Caço qui aurait mené ce raid). Les agressions proviennent désormais de Gorbavica, le nid de snipers serbes. Nous tirons à plusieurs reprises sur le bâtiment principal, y compris par des rafales d’obus de 20 mm, sans qu’il soit possible de déterminer le résultat, mais, à chaque fois, l’agression cesse. Une fois, cependant, un officier de liaison serbe à ptt Building a avoué que nous leur avions abattu un homme, sans que cela l’émeuve d’ailleurs particulièrement. J’offre une bière au tireur d’élite qui a réussit ce coup au but. La menace serbe tombe très bas à partir de novembre, et le dispositif antisnipers est définitivement démonté.
Quand j’étais enfant, la conquête de la lune occupait le petit écran et mon imagination. Un jour, j’ai vu un reportage de la Nasa montrant une série de décollages de fusées complètement ratés. Le reportage se terminait ainsi : « Vous comprenez, maintenant, pourquoi nous savons lancer des fusées. » Lorsque je me creusais la tête pour trouver une parade au harcèlement que nous subissions, j’ai repensé à ce petit film. L’élaboration d’un système tactique, aussi simple soit-il, obéit souvent au principe de l’échec initial suivi de nombreux tâtonnements.