N°50 | Entre virtuel et réel

Michel Goya

L’invention de la guerre virtuelle

Il n’est guère de métier qui fasse plus appel à l’imagination que celui de soldat, parce que son objet premier, faire la guerre, n’intervient que par intermittence et parce que c’est un objet difficile à représenter. Qu’il s’agisse au niveau le plus élevé de la stratégie d’anticiper la complexité des interactions avec l’ennemi comme au niveau le plus bas de se préparer à la réalité concrète du combat et de la proximité de la mort, rien de tout cela ne peut être appréhendé complètement en temps de paix.

Ce n’est pas nouveau. Cela a même toujours été ainsi depuis les premières campagnes guerrières du néolithique. Même si régnait toujours l’incertitude des événements, on a su pendant très longtemps quelle serait la forme des combats. Tout a changé avec la révolution industrielle, qui a bouleversé la manière de faire la guerre : non seulement on ignorait désormais comment les forces seraient utilisées dans les conflits de demain, mais on ne savait même plus très bien à quoi ceux-ci ressembleraient. En quelques dizaines d’années, le brouillard s’est épaissi et il a fallu redoubler d’efforts pour essayer d’y voir assez clair pour aborder la guerre future sans trop de surprises, pour imaginer beaucoup plus les choses avant de les faire, et cela n’a pas été sans difficulté.

  • Le choc du futur de 1830

Pendant longtemps, les choses de la guerre paraissaient dures mais relativement simples puisque la forme de la bataille à venir ressemblait beaucoup à celle qui venait de se passer. À Waterloo, en 1815, l’armée de Wellington n’était pas très différente de celle de Marlborough qui avait combattu à Malplaquet, à soixante-dix kilomètres de là, cent six ans plus tôt. Dans une confrontation entre les deux, la première aurait sans doute eu un léger avantage, mais l’issue de la bataille aurait quand même été incertaine. Revenant dans son siècle, un officier de l’armée de Marlborough n’aurait pas forcément vu l’intérêt d’essayer d’imaginer les évolutions à venir de l’art de la guerre.

Du haut en bas de la hiérarchie, l’effort demandé aux esprits était alors plutôt l’apprentissage du passé, de la lecture des textes d’une Antiquité gréco-latine considérée comme un âge d’or pour les officiers jusqu’à l’apprentissage mécanique de schémas de gestes pour les soldats, en passant par la connaissance parfaite de batailles modèles. Une innovation apparaissait de temps en temps, qui modifiait sensiblement la pratique d’une armée, comme la mécanisation des fantassins dans l’armée prussienne de Frédéric II ou l’emploi des tireurs d’élite dans l’armée américaine de la guerre d’Indépendance, mais l’effort d’absorption nécessaire en interne comme pour les ennemis imitateurs était limité. La principale incertitude résidait dans l’emploi opérationnel des moyens : on pouvait être surpris par une charge de cavalerie venant d’un endroit inattendu, mais pas de l’existence de cette cavalerie et assez peu de son organisation.

Et puis le « choc du futur » est arrivé, pour reprendre l’expression d’Alvin Toffler désignant l’apparition du changement permanent et troublant autour de soi1. À partir du dernier tiers du xviiie siècle, avec une accélération forte après les années 1830, les nations européennes industrielles se transforment à grande vitesse. On commence alors à comprendre que les enfants auront forcément une vie différente de celle de leurs parents, et on écrit les premiers ouvrages d’« anticipation »2. Désormais, l’âge d’or n’est plus dans le passé mais dans l’avenir.

Mais si le « progrès » peut être enthousiasmant, il peut être aussi très perturbant, car il impose des adaptations permanentes. Le monde militaire est ainsi très troublé. Il ne suffit plus d’apprendre, il faut oublier et réapprendre régulièrement sous peine d’être dépassé. Marlborough aurait pu vaincre Wellington, mais Wellington n’aurait pas eu la moindre chance face à la 1re armée britannique du général Horne pénétrant en Belgique en 1918, qui elle-même n’aurait pas fait le poids, toujours au même endroit, face à la 2e armée du général Dempsey en 1944, à peine vingt-six ans plus tard.

Cette révolution intellectuelle suscite beaucoup de réticences. L’armée française de la première moitié du xixe siècle en particulier résiste. On persiste longtemps à croire dans ses rangs que la guerre ne s’apprend que par la guerre, et on y apprend effectivement beaucoup. L’armée du Second Empire est la plus expérimentée du monde ; quel besoin aurait-elle donc de réfléchir ? Le maréchal de Mac Mahon se vante même de sacquer la carrière des officiers qui oseraient écrire des livres. De fait, jusqu’au début des années 1860, on y sort peu de la pure pratique pour aborder le monde des idées.

Il n’en est pas de même de l’autre côté du Rhin. Après 1815, la petite Prusse est la seule puissance européenne à conserver un système de forte mobilisation des réserves. Le Grand État-Major, la première technostructure moderne, est chargé du suivi, de l’entraînement, de l’équipement, de l’alimentation éventuelle de ces centaines de milliers d’hommes et de chevaux. Or, comme ils sont bien connectés au reste de la nation afin d’en mobiliser les ressources, les officiers qui y sont en poste constatent combien ces ressources changent en volume et en qualité au cours du temps. Il leur faut comprendre comment gérer l’expansion démographique, comment intégrer les chemins de fer et les télégraphes dans les mouvements des forces, comment employer ces ressources changeantes sur le champ de bataille avec ces nouveaux fusils à canon rayé qui s’arment par la culasse et qui font passer d’un coup la portée pratique des fantassins de cent à quatre cents mètres. Tout cela, considèrent-ils, ne peut être laissé à l’improvisation comme le font les Français, mais doit être conduit et organisé de manière centralisée : c’est au haut commandement de remplacer les habitudes obsolètes de la pratique par des nouvelles.

Pour ce faire, il faut analyser, c’est-à-dire passer de l’implicite des habitudes à l’explicite des paroles et surtout des écrits. À la manière des sciences expérimentales en développement, on s’efforce de trouver des faits utiles, d’en faire des théories qui sont ensuite confrontées au débat et à l’expérimentation dans un espace dédié, celui des idées, avant d’être transformées en doctrines. On débat alors beaucoup pour savoir si l’art de la guerre est bien un art ou s’il s’agit d’une science. En réalité, c’est une discipline, à l’instar de la médecine, qui nécessite certes un savoir solide, mais un savoir à réactualiser. La doctrine désigne alors le corpus de documents qui fixe l’état de l’art et un guide obligatoire, avec cette conscience qu’il faudra en changer régulièrement. La doctrine posée, elle gagne la formation, dans les camps, les centres, les écoles de régiments, où le pur explicite et intellectuel des manuels est transformé en de nouvelles habitudes. Ainsi se boucle le cycle d’évolution des grandes organisations modernes, habitudes/idées/doctrine/éducation/habitudes, tel qu’il a été décrit par les sociologues des organisations Ikujirô Nonaka et Hirotaka Takeuchi3.

Le problème est que ce mécanisme complexe tourne le plus souvent « à vide ». Les grandes compagnies de chemins de fer sont dans l’action en permanence, mais pas les armées de l’époque. L’armée prussienne ne combat pas de 1815 à 1864. Il lui faudra donc évoluer à partir d’expériences imaginées, et c’est là la seconde grande innovation de l’état-major prussien après le management des ressources à grande échelle : la guerre virtuelle. Si on ne peut disposer des faits d’expérience de ses propres troupes au combat, il faut en trouver ailleurs, chez les autres d’abord. Les guerres industrielles sont donc les premières observées par les journalistes et par les officiers de liaison. C’est une source primordiale, mais ce n’est pas la seule. Les Prussiens observent de la même façon les campagnes et les batailles des conflits passés. Ils innovent surtout par la systématisation de la simulation. Par les grandes manœuvres d’abord, des exercices de mécanisation à grande échelle qui deviennent des batailles virtuelles avec règles et arbitres. Par les jeux de guerre sur cartes ensuite, qui connaissent alors une grande extension.

L’ensemble forme un front virtuel à plusieurs champs de bataille imaginaires dont les observations nourrissent ensuite toute une littérature grise de comptes rendus, de rapports, de propositions, mais aussi une littérature « ouverte » (articles de revues militaires, essais et même romans), les deux étant favorisées par les nouvelles technologies d’imprimerie, les stylos à plume, à bille, puis les machines à écrire. La guerre virtuelle est avant tout une guerre sur papier ! De ces dizaines de milliers de pages de réflexion naissent des centaines de pages de doctrines qui redescendent vers la pratique où elles sont testées. Comme en sciences, l’observation des anomalies doit normalement susciter un nouveau cycle d’amélioration ou, si les anomalies sont trop importantes, de changement complet de paradigme, de doctrine en termes militaires.

La supériorité de l’apprentissage rationnel par le virtuel des Prussiens éclate au grand jour en 1866 contre l’armée autrichienne et plus encore en 1870 contre les Français lorsque leur armée, l’une des moins expérimentées d’Europe, écrase en un mois l’armée impériale chargée de campagnes. Devant l’évidence, toutes les armées modernes s’empressent d’adopter plus ou moins le modèle prussien. Par un curieux balancier, l’armée française est celle qui pousse alors l’intellectualisation le plus loin.

  • La guerre comme exercice de pensée

La défaite française de 1871 est la première à être qualifiée d’« intellectuelle ». La réaction est forte. L’armée française ne sera pas surprise une nouvelle fois et se préparera à la guerre à la manière prussienne. Mais cela ne va pas cependant sans quelques problèmes.

Il y a d’abord le problème de la tête, là où s’élabore la doctrine. En Allemagne, c’est le Grand État-Major qui décide de tout, avec l’Amirauté, son alter ego naval. En France, la République naissante se méfie politiquement d’un tel organisme. Le chef des armées est le ministre de la Guerre et le pouvoir militaire est partagé entre un chef d’état-major de l’armée, qui gère les affaires courantes, et un généralissime désigné, qui n’a aucun pouvoir réel. Le problème est que le ministre change en moyenne tous les ans. C’est finalement le Parlement qui fait ce que l’on n’appelle pas encore la politique de défense. C’est parfois houleux, mais il y parvient de manière assez remarquable.

Il est difficile en revanche de définir une doctrine d’emploi. Les différentes directions du ministère s’efforcent de réaliser très vite les manuels d’organisation de leurs armes. Les différentes commissions mises en place au milieu des années 1870 s’appuient logiquement sur le retour d’expérience du conflit qui vient de s’achever. Or le souvenir de cette guerre désastreuse va bientôt constituer un biais qui va influencer toute la pensée militaire française, comme un traumatisme collectif qui polarise toutes les idées, même quand on n’en parle pas. Sous des couverts d’analyse rationnelle, on dira souvent simplement qu’il faut faire l’inverse de 1870, pour le meilleur et pour le pire. Dans l’immédiat, les directions d’armes tirent de ce retour d’expérience un premier corpus de doctrines de spécialités plutôt bon même s’il peine à être mis en œuvre. Il n’y a personne en revanche pour effectuer une synthèse cohérente et pour décrire comment employer les armées et les corps d’armée.

Et ce n’est pas par l’observation des grandes manœuvres que l’on va avoir des idées. Celles-ci ont été mises en place en 1874 sur le modèle prussien, mais fonctionnent mal. Sans véritable autorité militaire supérieure, elles sont organisées par les généraux de corps d’armée, une autre innovation imitée des Prussiens, qui font ce qu’ils veulent. Souvent issus de l’anti-intellectualisme de l’armée du Second Empire, ils transforment ce qui devrait être un laboratoire scientifique et objectif en un instrument de confirmation de leurs idées et en un spectacle avantageux pour les autorités visiteuses. Tout au mieux, les grandes manœuvres françaises sont-elles de bons entraînements pour les états-majors et des lieux d’expérimentation d’équipements nouveaux, mais pour la troupe, c’est en réalité désastreux dans la mesure où, par l’irréalisme complet des situations, les soldats y prennent de très mauvaises habitudes. La simulation tactique mal faite est dangereuse.

Il faut donc s’appuyer sur une autre méthode. Ce sera la simulation historique. En 1885, le commandant Maillard, directeur du cours d’histoire et de tactique générale à l’École supérieure de guerre (esg) créée depuis peu, utilise deux méthodes complémentaires : la méthode « historique », qui étudie en détail un fait historique exemplaire pour en tirer des principes permanents4, et la méthode « positive », qui consiste à épurer un fait de guerre de son cadre historique pour l’étudier, parfois sur les lieux mêmes des combats (le « voyage » d’état-major), avec les données matérielles et techniques du temps présent. Le colonel Bonnal, son successeur à partir de 1892, étend la méthode à l’analyse d’opérations de corps d’armée et d’armées, et y ajoute la pratique du jeu de guerre. On joue donc aussi les batailles en se mettant à la place des deux camps.

Le succès est considérable. Mais en plus de l’enseignement, Bonnal fait aussi de la recherche. Dans l’esprit positiviste de l’époque, il s’efforce de découvrir les « secrets » de Napoléon en étudiant les batailles d’Iéna, de Landshut et de Vilna. Il en tire des hypothèses qu’il met ensuite à l’épreuve dans trois batailles prussiennes contemporaines (Sadowa, Froeschwiller, Saint-Privat) qui, sans surprise, confirment ses théories. Ces idées servent de fondement au nouveau Règlement de service en campagne (rsc) du 28 mai 1895. C’est la doctrine de « campagne » que l’armée française attendait depuis 1871, et qui ne sera remplacée qu’à la fin de l’année 1913.

Fonder la guerre future uniquement sur le passé se heurte cependant rapidement à deux écueils : le premier est que la mode napoléonienne touche aussi les règlements d’infanterie – au fur et à mesure que l’on oublie les réalités du combat et que l’on cherche à se modeler sur les principes décrits par Bonnal, on revient à des dispositifs très serrés évoluant même un temps au son des fifres et des tambours –, le second est bien sûr que les temps changent.

Au tout début du xxe siècle, l’acteur dominant est plus large. Il y a alors suffisamment d’« intellectuels militaires », notamment, par principe, tous les brevetés de l’esg, pour constituer un forum autonome qui se déploie dans les réunions d’officiers des deux cents bibliothèques de garnison, les nombreuses revues militaires, comme la Revue militaire générale (rmg), ou les librairies spécialisées comme Chapelot ou Berger-Levrault. Or ce forum se fait très critique devant le spectacle de la guerre des Boers (1899-1902) et de la rigidité des fronts au Transvaal, qui contredit complètement les théories de manœuvre (liberté d’action par la protection d’une puissante avant-garde, recherche du point faible ennemi, concentration des efforts sur ce point faible, exploitation) élaborées d’après les campagnes napoléoniennes.

Devant cette quasi-anomalie épistémologique, une nouvelle théorie dite de l’« inviolabilité des fronts » est développée par plusieurs officiers influents (Négrier, Kessler, Mayer, Verraux et Maud’Huy) et des civils tel le banquier polonais Jean de Bloch, qui se prennent à douter de la possibilité de trouver un point faible chez l’ennemi et de le percer. Au mieux, on parviendra à le contourner, au pire, on se retrouvera dans un affrontement avec l’Allemagne dans une longue et immense guerre de siège, sans voir d’autre issue que l’épuisement mutuel5.

Dans l’absolu, on l’a vu, un paradigme manifestement faux devrait être immédiatement abandonné ; dans les faits, il est souvent défendu contre toute évidence par ceux qui l’ont conçu. Bonnal soutient ainsi avec acharnement sa doctrine fondée selon lui sur les principes éternels de la guerre napoléonienne. Il finit par l’emporter, appuyé par la répugnance générale dans l’armée française devant toute stratégie défensive, accusée de nous avoir conduits au désastre en 1870, et l’idée dominante que la France ne peut soutenir une guerre longue contre la puissante Allemagne et qu’elle doit donc emporter la victoire rapidement par une grande offensive énergique6. Si les doctrines des différentes armes, en particulier celles de l’infanterie en 1904, sont modifiées au regard des nouveaux conflits, celle d’emploi des grandes unités, ce que l’on baptiserait doctrine opérative aujourd’hui, reste quant à elle inchangée.

Après quelques années d’une crise politique qui paralyse aussi la pensée militaire, la montée des périls, à partir de 1909, relance les débats. En 1911, le chef d’état-major de l’armée reçoit le titre de généralissime et de nombreux pouvoirs : il y a enfin un organe centralisateur de la doctrine opérative. C’est le général Joffre qui est désigné pour le poste, avec pour mission de préparer l’armée à la guerre que l’on sent prochaine. Lui-même n’a guère d’idée sur la forme que celle-ci prendra, aussi fait-il confiance à ses officiers d’état-major où dominent les « Jeunes Turcs »7, très critiques sur la doctrine de 1895 qu’ils estiment trop rigide. Ils prônent une plus grande agressivité et s’appuient sur l’exemple des Japonais, qui l’ont emporté sur les Russes en 1905. Fervent adepte des jeux de guerre, Joffre ordonne aux états-majors des différentes armées de tester des idées par de nombreux exercices sur cartes ayant pour thèmes des opérations dans le nord et l’est de la France. Ces exercices de simulation constitueront un travail de préparation essentiel pour la suite des événements.

De ces réflexions naîtra un nouveau corpus doctrinal complet, mais qui, publié quelques mois seulement avant le début de la Grande Guerre, n’aura pas eu le temps d’être transformé en habitudes. Lorsque la guerre est déclarée en août 1914, il n’y a toujours pas de vision commune de ce qu’il va se passer et de la manière de combattre, seulement des théories juxtaposées issues de sources d’inspiration différentes.

  • La guerre est un révélateur

La guerre agit alors comme un révélateur. Le virtuel devient réel et il faut payer comptant les efforts de préparation, pour reprendre l’expression de Clausewitz. La majorité des officiers français imagine une réédition des mouvements de 1870, mais à une beaucoup plus grande échelle, avec une fin rapide grâce au succès du grand enveloppement allemand par la Belgique ou de la percée française en Lorraine. Dans la forme, la campagne commence effectivement par ressembler à cela, et puis le processus s’enraye, en grande partie parce que l’on n’a pas été capable de simuler correctement ce qui allait se passer à l’échelon le plus bas.

Le tournant du siècle a été fertile en changements, notamment techniques : sous-marins, avions, dirigeables, télégraphie sans fil (tsf), véhicules à moteur à explosion. Des innovations trop nombreuses pour qu’elles puissent être assimilées correctement et à temps. Ainsi, dans deux fameuses conférences prononcées au Centre des hautes études militaires (chem) en 1911, le colonel de Grandmaison, figure des Jeunes Turcs, a livré sa vision des combats futurs sans les évoquer une seule fois ! Pour autant, des efforts ont été faits et beaucoup de ces évaluations sont déjà en place dans les armées en 1914, même si certaines suscitent des déceptions. Les gigantesques dirigeables, fierté des nations, s’avèrent bien trop vulnérables au-dessus du champ de bataille. Le Grand État-Major allemand, persuadé de pouvoir commander depuis Luxembourg grâce à des lignes de télégraphe suivant ses armées, devient rapidement myope. En revanche, les aéroplanes s’avèrent très efficaces et capables d’assurer plus de missions que prévu, les voitures et les camions sont très vite utilisés, surtout par les Français…

La plus grande surprise, un véritable choc, est la révélation de la puissance de feu moderne, qui fait des ravages, en particulier sur les soldats français à la fois victimes d’une formation inférieure à celle des Allemands et d’une forme de psychose collective qui pousse à l’hyper agressivité. On retrouve là le problème majeur de la simulation de combat. Il a fallu la guerre des Boers pour voir la puissance nouvelle des fusils modernes comme le Mauser 98, la guerre russo-japonaise puis celles des Balkans en 1912-1913 pour avoir une idée de celle des mitrailleuses, et encore de manière sous-estimée. En 1914, on ne perçoit pas encore ce que l’accumulation de toutes ces armes, avec une densité supérieure à celle des conflits précédents, avec des canons à tir rapide comme le dévastateur 75 ou les obusiers de campagne allemands, peut donner. La surprise est alors d’autant plus grande et douloureuse que l’on s’est mal préparé dans les exercices de temps de paix. La puissance de feu est telle qu’elle impose à l’automne de sortir des grands mouvements prévus par la doctrine pour un retranchement généralisé, seul moyen de se protéger. La théorie de l’inviolabilité des fronts se trouve donc confirmée. Parmi toutes celles disponibles au début du siècle, on n’a pas choisi la bonne !

Jamais dans la période précédant la Première Guerre mondiale on n’a autant spéculé sur la guerre future, produisant un effort intellectuel inégalé encore à ce jour en France, avec ses centaines de livres, ses milliers d’articles, de conférences, de simulations sur cartes, de « voyages », d’exercices sur le terrain à petite ou grande échelle. On a exploré l’histoire militaire, étudié tous les conflits contemporains, écrit des romans d’anticipation afin d’essayer de rester adapté à un temps où les changements sociaux, sociétaux, économiques et peut-être surtout techniques ont été considérables, sans aucun doute plus rapides encore qu’au tournant des xxe et xxie siècles.

De cette virtualité n’est pas née une vision unique mais un monde des idées en mosaïque avec des théories différentes du futur dont une seule s’imposait un peu par la force des convictions, mais sans détruire complètement les autres. Aucune de ces théories n’a été totalement exacte, mais toutes l’ont été en partie, et c’est à partir de cet ensemble de réflexions, d’expérimentations, de prototypes d’idées comme d’équipement, qu’il a été possible de s’adapter dans la vraie guerre. Peut-être plus encore que ses créations, c’est l’habitude prise de l’effort intellectuel et du débat qui importera le plus. Jamais une grande organisation française ne se transformera aussi profondément et aussi vite que l’armée française pendant les quatre années de la Grande Guerre, jusqu’à devenir la plus moderne du monde et prendre la plus grande part dans la victoire. Cette réalité n’aurait jamais été possible sans la pratique de dizaines d’années de guerre virtuelle.

1 A. Toffler, Future Shock, Random House, 1970.

2 Le Roman de l’avenir, écrit en 1834 par Félix Bodin, constitue sans doute le premier exemple.

3 I. Nonaka et H. Takeuchi, The Knowledge-Creating Company. How Japanese Companies create the Dynamics of Innovation, Oxford University Press, 1995.

4 P. Rocolle, L’Hécatombe des généraux, Paris, Lavauzelle, 1980, pp. 268-269.

5 Voir notamment J. de Bloch, La Guerre, traduit du russe Paris, Paul Dupont, Paris, 1898. Général Révol, « Souvenirs de l’École supérieure de guerre », Revue historique des armées, 1979/3.

6 On notera que pour des données stratégiques assez proches, on aboutira aux idées inverses dans les années 1930.

7 Ainsi baptisés en référence au mouvement nationaliste et réformateur ottoman dit « Jeune Turc », qui aboutit à la prise du pouvoir à Istanbul en 1908 par de jeunes officiers.

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