Le combat par contact physique provoque un stress maximal. Dans cette proximité, la peur de mourir comme la répugnance à tuer sont exacerbées. Les armes de jet, lances, arcs ou frondes, ont donc été introduites il y a près de trente mille ans essentiellement pour réduire ce stress par l’éloignement, sans parvenir toutefois à suffire pour tuer à coup sûr la bête ou l’ennemi. Il a donc fallu continuer le combat rapproché et, pour en diminuer les réticences, s’aider d’armes qui frappent de loin, se doter de protections, de moyens agressifs si possible supérieurs à l’« autre » et, surtout, de « bonnes raisons » de le faire. La valorisation héroïque fait partie de celles-ci, avec parfois aussi la dévalorisation de l’ennemi, non pas dans sa dangerosité, sinon il n’y aurait pas de courage à l’affronter, mais dans sa malfaisance voire sa non-humanité afin de le rendre plus facile à tuer. Surtout, il a fallu des enjeux à défendre à tout prix lorsqu’il n’y avait pas d’autre choix, comme sa vie propre, celle de sa famille ou de sa communauté.
On s’est ainsi trouvé avec deux formes de courage : homérique dans les duels au plus près et stoïcien pour ceux qui combattent au loin et, comme des marins sur des navires, ne voient bien souvent ni l’ennemi qu’ils combattent ni même venir le projectile qui va les tuer. On a également développé deux manières de tuer : très concrète d’un côté, beaucoup plus abstraite de l’autre. Dans la célèbre expérience de Stanley Milgram sur l’obéissance, le malaise des cobayes était au plus haut lorsqu’ils recevaient l’ordre de remettre en place les fils électriques directement sur le corps de la (fausse) victime et c’est à ce moment-là que les refus de continuer l’expérience étaient les plus importants. Dans On killing, Dave Grossman décrit le cas d’un fantassin américain qui avait tué plusieurs ennemis au Vietnam et qui ne paraissait troublé que lorsqu’il évoquait celui qu’il avait poignardé1. Inversement, quand on avait demandé au général Dan Halutz, ancien pilote et ancien chef d’état-major des armées d’Israël, ce qu’il ressentait lorsqu’il larguait une bombe sur Gaza, il avait répondu : « Je sens un léger sursaut de l’avion au moment de la libération de la bombe et au bout d’une seconde cela passe2. »
Pour reprendre Ardant du Picq, la victoire étant plus recherchée que le risque, la situation la moins inconfortable est celle qui permet de tuer de loin à coup sûr, sans être soi-même en danger et si possible sans voir la chair que l’on déchire. Cette situation d’asymétrie et de transfert de risque de soi vers l’autre n’est pas nouvelle, les campagnes coloniales du xixe siècle regorgent d’exemples. Elle a pris un tour particulier depuis le début des années 1960, et surtout depuis la fin de la guerre froide, avec la capacité nouvelle d’un certain nombre de nations, en particulier les États-Unis, de réaliser enfin presque parfaitement cette mise à distance du risque combattant. En ne faisant plus courir de risques aux soldats, on échangeait du courage contre l’impunité et faire la guerre est paru presque facile. C’était une illusion, la mort n’était pas supprimée, elle était juste transférée aux combattants alliés puis de plus en plus aux civils, produisant en retour à la fois de nouveaux ennemis et des représailles3. On a assisté ainsi, par une étrange malédiction, à la transformation des guerres « faciles et propres » en des conflits perpétuels touchant bien plus les civils que les combattants.
- Un art français de la mise à distance de la mort
Le modèle stratégique français mis en place après la guerre d’Algérie reflétait parfaitement les différences de perception de la mort donnée et reçue. On distinguait plusieurs « cercles » d’intérêt et donc d’engagement, depuis la vie de la nation, pour la préservation de laquelle on était prêt à déclencher une apocalypse nucléaire, jusqu’au troisième cercle des intérêts lointains, en Afrique en particulier, espace des interventions limitées, en passant par les abords européens de la France, notamment en Allemagne, où était envisagé et préparé un affrontement majeur contre un ennemi de même type.
De ces différents espaces de mort, c’est finalement le plus lointain qui a été le seul objet de combats. Après l’intervention de 1961 pour sauvegarder la base de Bizerte, les opérations se sont même multipliées au sein, et c’était inédit, de pays étrangers et souverains en appui des gouvernements locaux face à des mouvements armés parfois soutenus activement par un pays voisin. Elles ont d’abord pris la forme d’interventions directes, les soldats français participants activement, seuls ou aux côtés des forces locales, aux combats en première ligne, par deux fois au Tchad, de 1969 à 1972 puis de 1978 à 1980, et au Zaïre en 1978. Les résultats tactiques ont été étonnants. Grâce à la combinaison de la qualité des soldats professionnels français et des moyens d’appui dans la troisième dimension dont ils pouvaient seuls bénéficier, toutes les batailles ont été gagnées pour un coût humain historiquement faible. Pour moins de cent « morts pour la France » en vingt ans, plus de cinq mille soldats ennemis ont été mis hors de combat, la base de Bizerte dégagée, le Tchad pacifié en 1972 et les civils de Kolwezi sauvés. Seule l’opération Tacaud (1978-1980), incapable de dénouer l’imbroglio politique par les succès tactiques, s’enlise au Tchad.
Cet échec ainsi que l’idée que ces pertes françaises étaient encore trop élevées ont incité à une approche plus indirecte. Avec l’opération Lamantin en Mauritanie en 1977, puis les nouvelles interventions au Tchad en 1983 et 1986, jusqu’à l’opération Noroît au Rwanda de 1990 à 1992, les forces françaises n’ont plus été engagées directement mais en appui et soutien (équipement, formation, conseil) des forces locales. Les unités de « mêlée » (combat rapproché), lorsqu’elles étaient présentes, ne servaient plus que d’éléments dissuasifs tandis que les feux étaient portés par l’artillerie et surtout les forces aériennes. Même si ces forces aériennes françaises combattaient effectivement contre des ennemis qui pouvaient parfois les frapper, leurs pertes au combat ont été limitées au commandant Croci en 1984. De fait, le transfert du risque s’est presque totalement fait sur les forces locales, au moins pour le combat, car ce transfert n’empêche pas, par ailleurs, les accidents.
Les résultats stratégiques de cette approche indirecte ont été plus mitigés que précédemment. Le gouvernement mauritanien a fini par s’accorder avec le Polisario après un coup d’État, et le gouvernement rwandais, incapable de vaincre militairement et, pour des raisons de politique intérieure, de négocier vraiment avec le Front patriotique rwandais (fpr), s’est effondré. Seul le gouvernement tchadien est parvenu, avec l’aide de la France, à vaincre son ennemi local, le Gouvernement d’union nationale tchadien (gunt), et surtout l’armée libyenne installée au nord du pays. Il ressort de ces engagements « en appui » que la décision reste très largement tributaire des forces locales, « forces » dépassant par ailleurs le cadre militaire pour englober aussi la légitimité et le fonctionnement de l’État. Par principe, si un État intervient pour aider un autre État, ou inversement une rébellion comme en Libye en 2011, c’est que cette entité politique est dans une position de faiblesse. Plus cette asymétrie est forte, plus il est nécessaire de s’engager en compensation, souvent en vain s’il s’agit d’une faiblesse structurelle. Dans tous les cas, dans cette association, il faut aussi endosser le comportement, parfois peu éthique, des alliés.
Le point oméga de cet évitement du risque est réalisé, croit-on un temps, lorsque l’on ne s’associe finalement plus avec personne et surtout que l’on ne désigne pas d’ennemi. La posture christique du « soldat de la paix », pur de tout péché de tuer et apparemment protégé par sa neutralité, trouve un écho croissant dans les sociétés, en particulier européennes, qu’Edward Luttwak qualifie de « post héroïques »4. La France fournit un premier bataillon de Casques bleus en 1978 au Sud-Liban. Quatre ans plus tard, elle s’engage à Beyrouth, aux côtés des États-Unis, de l’Italie et du Royaume-Uni, dans une opération de soutien au nouveau gouvernement libanais.
L’expérience de cette Force multinationale de maintien de la paix (fmsb) est finalement un désastre. Ne pas vouloir d’ennemi n’empêche pas d’en avoir, et tous les moyens déployés dans la capitale et au large ne dissuadent aucunement plusieurs factions de s’attaquer avec succès à la fmsb. Au bout de dix-huit mois, celle-ci se replie piteusement après avoir vu trois cent cinquante-six de ses soldats tués, dont trois cent treize dans la seule journée du 23 octobre 1983. La France, dont le président déclarait qu’elle n’avait aucun ennemi à la tribune des Nations Unies une semaine avant l’attaque-suicide contre le poste Drakkar, perdait quatre-vingt-neuf hommes, soit autant que dans les opérations directes menées depuis 1962 ou, plus tard, lors de l’engagement en Afghanistan (2001-2012). Preuve était faite aussi dans le monde arabe que l’action volontaire de quelques hommes pouvait faire reculer des nations peut-être puissantes matériellement mais avec une faible détermination. Les conséquences en seront considérables par la suite.
Ce désastre n’empêcha pas pour autant de tenter à nouveau l’expérience, sous différents mandats, des Nations Unies au début des années 1990 (dix mille soldats français portent un casque bleu en 1992), de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan) ensuite, mais aussi « en national » au Rwanda en 1994, en Côte d’Ivoire de 2003 à 2010, ou encore en Centrafrique de 2013 à 2016. Les résultats ont été pour le moins mitigés. Les opérations de « maintien de la paix » (ou de « stabilisation ») ne s’avèrent possibles que lorsqu’il y a déjà une paix acceptée par tous, comme au Cambodge en 1992, en Bosnie à partir de 1995 ou au Kosovo en 1999, et dans ces deux derniers cas en y consacrant de grands moyens (quarante mille hommes). Dans les autres cas, l’interposition a plutôt eu l’effet inverse de faire durer la guerre et donc les souffrances, y compris celles de la force militaire engagée et placée sous les attaques physiques ou médiatiques de tous les acteurs locaux. Ce sont ces opérations neutres, qui relèvent de la police internationale et non de la guerre, qui auront causé le plus de pertes – cent quatre-vingts soldats français « morts pour la France » depuis 1978 – pour le moins de succès.
Toutes ces approches, acceptation, négation ou transfert du risque aux combattants alliés, n’ont pas toujours donné les résultats souhaités ; elles ont eu cependant au moins le mérite de préserver largement les populations. Cela n’a plus été le cas lorsque l’on a fait confiance aux machines pour réduire encore les risques courus par les hommes.
- La mort en profondeur
La grande innovation militaire de la Première Guerre mondiale a été l’entrée de la guerre dans la troisième dimension grâce à l’artillerie lourde à longue portée et surtout à l’aviation. Pour certains, comme en France, en Allemagne ou en Union soviétique, ces moyens nouveaux devaient être intégrés dans la conception classique de la bataille. Pour d’autres, en particulier dans les pays anglo-saxons, il est au contraire apparu possible de s’affranchir de cette conception classique en frappant directement au cœur des nations ennemies. En paralysant rapidement l’effort de guerre de l’ennemi, on espérait rééditer les effondrements intérieurs de la Russie en 1917 ou de l’Allemagne en 1918 sans en passer par des années d’affrontement meurtrier au sol. Dans l’esprit de leurs promoteurs, les bombardements en profondeur étaient donc des moyens d’abréger les guerres et leurs souffrances, en reportant toutefois le risque des militaires sur les civils, au moins ceux proches des cibles industrielles. Les réticences à ce transfert qui pouvaient exister encore en Europe ont disparu progressivement à partir de 1940, avec une montée aux extrêmes sur plusieurs années jusqu’au paroxysme des bombardements conventionnels et atomiques anti-cités de 1945.
Les théories de la « puissance aérienne » mises en œuvre s’avéraient finalement une illusion meurtrière. Non seulement la guerre n’avait pas été gagnée par les seules frappes à distance, mais les efforts nécessaires pour obtenir des résultats stratégiques avaient été colossaux puisqu’il avait fallu accepter de perdre cent mille membres d’équipage britanniques et américains, et de tuer environ un million et demi de civils en Europe et au Japon. Il est vrai cependant que cette bataille à distance avait permis d’affaiblir considérablement l’ennemi et, au bout du compte, d’accélérer la victoire, et donc in fine de sauver la vie de soldats. L’emploi de l’arme atomique sur le Japon a même été justifié par l’évitement d’un débarquement coûteux sur l’archipel. Tuer des civils japonais, c’était donc maintenir en vie des soldats américains.
Si les Britanniques, très rapidement honteux, ont abandonné cette idée sauf en cas de représailles nucléaires, les Américains, eux, ont persisté en Corée puis au Vietnam, avec les mêmes résultats, hormis la victoire. Ils ont persisté encore après la guerre froide, estimant qu’avec la combinaison de la nouvelle liberté d’action politique, la suprématie aérienne et le saut technologique des munitions de précision ou des moyens de renseignement, ils pouvaient, cette fois et enfin, disposer d’une capacité de vaincre en ne concédant que des pertes minimes, parfois même inexistantes.
Cette capacité de frappes de précision en profondeur sur l’ensemble du « système ennemi » a été utilisée depuis 1990 en conjonction des manœuvres au sol menées par ses propres forces ou celles d’alliés et, de manière plus originale, sous la forme de sièges géants. Les opérations aéroterrestres ont connu sensiblement les mêmes résultats que les opérations françaises décrites plus haut, à une échelle différente. Les engagements directs, comme ceux des coalitions menées par les Américains contre l’Irak en 1991 ou en 2003, ont été des réussites opérationnelles spectaculaires puisque, par deux fois, une armée irakienne de plusieurs centaines de milliers d’hommes équipés de matériels modernes a pu être écrasée avec des rapports de pertes inédits de un à cent.
L’inconvénient est que confondre la victoire avec la destruction de l’État ennemi équivaut à se priver de tout interlocuteur avec qui faire la paix. La victoire sur l’armée irakienne en 2003 n’a pas conduit à la paix. Le corps expéditionnaire de la coalition croyant occuper l’Irak comme la Bosnie ou le Kosovo s’est retrouvé piégé dans une nouvelle guerre où la force de frappe aérienne n’avait plus du tout la même utilité et efficacité. Les engagements indirects, comme en Afghanistan en 2001 ou en Libye en 2011, ont été peu coûteux en soldats des coalitions – deux tués par l’ennemi pour ces deux opérations –, mais les résultats, dépendants des forces locales, ont été difficiles à obtenir et surtout assez aléatoires. Obtenir une victoire décisive à la fin de 2001 en Afghanistan a entraîné une autre transformation de la guerre dans laquelle la force des raids et des frappes américains sur la frontière ainsi que la force de stabilisation internationale qui s’installe à Kaboul se sont trouvées inadaptées.
Les campagnes de siège dans lesquelles un adversaire, parfois à l’échelle d’une nation tout entière, se trouvait soumis à des frappes dans la troisième dimension ont été concluantes lorsque celui-ci acceptait finalement de négocier, comme la République bosno-serbe en 1995, la Serbie en 1999, l’armée du Mahdi à Bagdad en 2008 ou encore lors des campagnes israéliennes de 2008 et 2012 contre le Hamas. Dans ces quatre cas, il a été possible d’imposer sa volonté au prix de pertes très limitées – trente-six soldats tués au total, dont vingt-deux à Bagdad. Cela s’est révélé beaucoup plus compliqué lorsque cet ennemi refusait de se soumettre et qu’il a fallu, à chaque fois, en passer par des opérations terrestres difficiles, comme en 2006 au Liban ou en 2014 à Gaza, et accepter la perte de presque deux cents soldats israéliens.
Cet emploi d’un complexe massif de reconnaissance-frappes, pour employer une terminologie soviétique, a aussi engendré des effets particuliers qui n’apparaissaient pas dans les opérations françaises. Le premier en est le coût très important, d’acquisition bien sûr, mais aussi d’emploi des moyens. Privilégier l’action à distance, c’est d’abord échanger du risque contre de l’argent. Les trois mois de campagne de 2001 en Afghanistan (octobre-décembre) ont ainsi coûté trois milliards huit cent millions de dollars, ce qui représente plusieurs centaines de milliers de dollars par ennemi mis hors de combat, une norme semble-t-il. Dans l’opération en cours depuis 2014 contre l’État islamique, mettre hors de combat un combattant ennemi par moyen aérien coûte deux cent mille dollars.
Ces coûts sont tels, avec ceux croissants des équipements terrestres, qu’ils provoquent un effet d’éviction. En investissant massivement sur le capital au détriment du travail, les armées professionnelles modernes sont de plus en plus réduites en volume, mais avec une intensité technologique inégalée. Dans le cadre de budgets déclinants, le simple maintien de cette capacité de frappes absorbe la majorité des ressources au détriment des autres capacités comme, par exemple, l’occupation de l’espace au sol. Et encore, seuls les États-Unis et Israël, pour un temps limité et à ses frontières, sont capables de mener de manière totalement autonome des campagnes aériennes massives. La France, qui a participé à six guerres au sein de coalitions menées par les États-Unis depuis 1990, n’y a perdu aucun soldat tué par une balle ou un obus ennemi, mais elle n’y a toujours joué qu’un rôle secondaire.
- Le transfert du risque aux civils lointains
Le deuxième effet négatif, plus important, est que cette manière de faire tue des civils. Les forces aériennes modernes disposent de moyens sophistiqués d’observation et de détection (« ciblage »), et ne font pratiquement plus usage que des munitions guidées de grande précision. Elles peuvent même utiliser un certain nombre de procédés (messages sms, tracts, sirènes…) pour avertir la population de frappes imminentes et l’inviter à fuir. Au regard du nombre de frappes, les pertes civiles sont historiquement faibles si on les compare aux bombardements de « précision » de la Seconde Guerre mondiale. Elles existent pourtant et peuvent même apparaître, paradoxalement, d’autant plus intolérables que l’on affiche un souci et les moyens de les éviter.
En soixante-dix-huit jours de campagne aérienne contre la Serbie en 1999, vingt-trois mille munitions ont été larguées, provoquant, en « dommages collatéraux », la mort de cinq cents civils selon l’organisation Human Rights Watch, mais de plusieurs milliers selon des sources serbes. Lors de la campagne de 2001 en Afghanistan, les frappes aériennes américaines ont provoqué la mort de mille à mille trois cents civils et, indirectement, par la crise humanitaire engendrée, plus de trois mille autres morts. Les trois campagnes israéliennes contre le Hamas à Gaza (2008-2014) ont fait environ trois mille cinq cents victimes civiles et au moins dix mille blessés ainsi que des dégâts immenses. Selon l’organisation Airwars, en deux ans de campagne contre l’État islamique, les frappes aériennes de la coalition menée par les États-Unis auraient provoqué la mort de plus de deux mille civils, celles de la Russie en Syrie entre quatre et cinq fois plus en une seule année5.
Ce dernier exemple témoigne de la différence entre une force qui s’efforce, par la sélection des cibles et l’emploi de munitions de précision, de réduire au maximum les pertes civiles et une autre qui n’a ni les mêmes soucis éthiques ni les mêmes moyens. Il témoigne aussi que dans le cadre d’une longue campagne de frappes, il reste impossible d’éviter les pertes civiles, surtout lorsque ces frappes sont réalisées non pas contre des forces conventionnelles visibles et isolées de la population, mais au cœur des grandes cités contre un ennemi non conventionnel qui s’y camoufle et s’y abrite.
Ces pertes sont peut-être « historiquement basses » au regard de tous les moyens engagés. Elles choquent cependant et d’autant plus qu’elles sont très supérieures à celles des soldats. Dans les exemples cités plus haut, les pertes de militaires américains, européens ou israéliens sont entre cinquante et trois cents fois inférieures à celles de la population civile du théâtre d’opérations dans lequel ils évoluent. On rompt ainsi le principe selon lequel il est plus « normal » que le soldat tombe que le civil et que le premier fasse tout, y compris en prenant des risques, pour que le second ne soit pas touché. Un pourcentage incompressible de ratés techniques, d’erreurs d’appréciation ou simplement de hasards fait que n’importe quelle campagne militaire, mais surtout celles menées à distance, tue toujours des innocents et fait apparaître la force étrangère comme lâche et meurtrière.
Les opérations de « troisième cercle », limitées et d’un soutien toujours fragile pour les nations expéditionnaires, relève généralement du « premier cercle » pour les ennemis locaux. Tout y est bon pour mobiliser les forces et, inversement, troubler la tranquillité des sociétés de l’ennemi et y introduire le doute. L’exploitation des bavures constitue ainsi une arme d’autant plus redoutable qu’il est désormais très facile de prendre, diffuser, transformer parfois, des images. Un seul innocent tué par erreur est en soi une catastrophe, mais cela n’a de portée réelle que cumulé à de nombreux autres cas sur la durée ou, au contraire et surtout, concentré dans un massacre, qui plus est filmé. L’erreur devient alors un « événement », c’est-à-dire un fait jouant un rôle stratégique.
Le 18 avril 1996, l’artillerie israélienne frappait par erreur un camp de réfugiés près de la petite ville libanaise de Cana, provoquant la mort de cent six d’entre eux. Dix ans plus tard, lors de la guerre contre le Hezbollah, un bâtiment était détruit par l’aviation israélienne dans la même ville, tuant vingt-huit personnes dont seize enfants. Dans les deux cas, les opérations israéliennes en cours s’en sont trouvées profondément affectées. Le 30 octobre 2009, le commandement de la force allemande dans la province afghane de Kunduz refusait de prendre le risque de reprendre deux citernes capturées par les taliban et demandait une frappe aérienne pour les détruire, provoquant la mort de plusieurs dizaines de civils. Chaque erreur de ce genre a entamé un peu plus l’image de la coalition, dans une guerre où les ennemis sont souvent des civils volontaires pour combattre et l’indignation un excellent recruteur.
- Le transfert du risque à nos propres citoyens
La conjonction de la puissance militaire et de l’évitement du combat a aussi son revers : le contournement. Lorsqu’il s’avère difficile de tuer des combattants adverses, trop puissants, trop protégés ou même inaccessibles, l’ennemi aussi peut chercher à agir de manière indirecte et frapper des cibles plus accessibles. La mise à distance et l’action indirecte militaires n’en sont pas les seules causes, mais elles constituent une forte incitation à la réciproque. À l’été 2003, après avoir constaté qu’il fallait accepter la perte de plusieurs dizaines de combattants pour tuer un seul fantassin américain en combat direct, la guérilla sunnite irakienne a très vite privilégié l’attaque de cibles plus « molles », comme les convois logistiques, ou l’emploi de modes d’action plus indirects, comme les tirs de snipers, l’usage de mortiers et, surtout, d’engins explosifs. Elle a commencé aussi à s’attaquer au projet politico-économique en cours en assassinant les « collaborateurs », en sabotant les projets économiques ou, dans la branche djihadiste, en multipliant les attentats auprès de la population chiite.
Les formes d’agression indirectes sont multiples. Le 6 novembre 2004 en Côte d’Ivoire, neuf soldats français et un ressortissant américain ont été tués à Bouaké par une frappe de l’armée de l’air ivoirienne. Le président Gbagbo s’est alors efforcé de rester en retrait, arguant qu’il s’agissait d’une erreur et, après la riposte française (indirecte) sur l’aviation ivoirienne, en se distanciant de la « colère spontanée » des milices qui s’attaquaient physiquement ou par le biais de pièges médiatiques aux ressortissants français et aux soldats venant les secourir. Du Rwanda à la Centrafrique en passant par la Côte d’Ivoire, à défaut de les combattre par les armes, il s’est avéré toujours possible d’accuser les soldats français de toutes les exactions et vilenies possibles, sachant que cela trouverait forcément un écho.
On peut aussi frapper les populations civiles de la nation ennemie. Dans les années 1980, la confrontation de la France et de l’Iran n’avait pas engendré de combat direct mais une série d’actions réciproques, aide à l’Irak de Saddam Hussein dans un cas, prise d’otages, attaques contre la Force multinationale de sécurité à Beyrouth (fmsb) et attentats à Paris dans l’autre cas, par le biais d’organisations alliées. En septembre 1989, deux ans après les accords qui mettaient fin au conflit tchado-libyen, et parmi d’autres actions du même genre, les services du colonel Kadhafi faisaient exploser en vol l’avion uta 177, provoquant la mort de cent soixante-dix passagers dont cinquante-quatre Français. Pour la première fois depuis la fin de la guerre d’Algérie, les pertes civiles, par un seul acte terroriste, dépassaient les pertes de l’engagement militaire contre un pays. Ce terrorisme d’État restait cependant masqué et constituait autant des actes de représailles que des moyens de pression dans le cadre de négociations discrètes.
À côté de ce terrorisme d’État, les organisations politiques armées, depuis au moins la secte des assassins au XIe siècle, ont évidemment aussi pratiqué les attaques, discriminées ou de masse, contre des civils. La plupart arguaient de l’« impossibilité de faire autrement », mais aussi, bien avant les théories de l’Airpower, de l’idée de déstabilisation de la société sans avoir à en passer par la victoire militaire. Ces attentats ont pris un tour nouveau avec l’introduction des attaques-suicide dans les années 1980 par les organisations chiites libanaises, puis leur adoption par des groupes sunnites, et d’abord palestiniens. Ceux-ci avaient pu constater l’efficacité tactique de telles méthodes contre l’armée israélienne, mais aussi stratégique en obtenant le départ piteux des forces américaines, britanniques, italiennes et françaises de la fmsb. Face à des sociétés riches mais ayant peur de la mort, la sublimation du martyr est apparue par contraste comme une arme miracle du pauvre, à la fois missile de croisière et preuve de détermination. L’interdit théologique du suicide, comme celui de frapper des non-combattants, en particulier des femmes, enfants et infirmes, a été contourné par l’argument de l’impossibilité de faire autrement devant le rapport de force très défavorable, la réciprocité des morts de civils palestiniens et par le fait que beaucoup d’Israéliens sont réservistes. À la fin de 2004, il y avait une attaque-suicide tous les vingt jours contre Israël. À cette époque, la méthode avait déjà été adoptée par toutes les organisations djihadistes.
- La non-bataille
À défaut de politique, le harcèlement aux frontières israéliennes a entraîné un changement de doctrine militaire. Avec le développement considérable des armes de précision et à longue portée ainsi que l’édification d’une barrière de sécurité autour du pays, les Israéliens ont cru à leur tour avoir trouvé la solution à leur problème tactique, sinon stratégique. En évacuant les zones occupées au Liban ou à Gaza tout en les gardant à portée de frappes et en se protégeant derrière une barrière de sécurité, on coupait le lien avec le risque. Effectivement, après 2004, le nombre d’attentats réussis chutait considérablement.
Cet éloignement du danger a cependant suscité de nouveaux effets. Il s’est d’abord accompagné d’un éloignement moral puisqu’on ne voyait même plus les chairs que l’on découpait tandis que ceux qui vivaient au-delà de la barrière devenaient de plus en plus des étrangers. De leur côté, le Hamas et le Hezbollah ont rapidement occupé le vide politique pour créer des proto-États, contrôlant d’autant plus facilement la population que celle-ci éprouvait un fort ressentiment contre les Israéliens. Ces organisations incrustées dans le milieu physique et humain local ne laissaient guère de saillants susceptibles de constituer des objectifs militaires. Refusant de prendre le risque du combat rapproché et d’occuper à nouveau le terrain, les Israéliens ne pouvaient dès lors que toucher aussi la population pour avoir une chance d’atteindre leurs adversaires.
Inversement, grâce à l’aide de pays comme la Syrie et l’Iran, le Hamas ou le Hezbollah ont pu se constituer à leur tour un arsenal de frappes à distance : mortiers, missiles et roquettes artisanales ou sophistiquées. S’il n’était plus possible de frapper au sol, il était encore possible de le faire par les airs. Les adversaires en sont ainsi venus à se ressembler par la croyance que l’autre ne cédait qu’à la force, à l’évitement du combat, aux procédés qui, volontairement ou non, touchaient surtout la population et aux accusations mutuelles de lâcheté.
Les affrontements ont ainsi tourné à des pseudo-batailles où c’étaient surtout les civils qui étaient attaqués par-dessus les barrières défensives des deux camps. Dans la guerre de 2006, le Hezbollah lançait quatre mille roquettes, provoquant la mort de treize soldats et de quarante-quatre civils. Malgré sa sophistication, la force de frappe israélienne s’était alors avérée incapable de mettre fin à ces tirs, soit directement par la destruction des lanceurs, soit indirectement en faisant pression sur le haut-commandement du Hezbollah ou, plus indirectement encore, sur le gouvernement libanais.
Par la suite, Israël a édifié une nouvelle et très coûteuse barrière défensive, anti-roquettes celle-ci, avec des résultats certains. Durant les affrontements majeurs avec le Hamas et le Djihad islamique (2008-2014), les deux organisations (et quelques autres plus réduites) ont lancé au total huit mille projectiles contre le sud d’Israël, tuant deux soldats et quinze civils. Si la guerre de 2014 a entraîné une désorganisation temporaire de l’économie israélienne et beaucoup de stress dans la population (dans ces conflits, les hospitalisations pour troubles psychologiques sont de loin les plus nombreuses), la mortalité générale a sans doute, et c’est peut-être un phénomène inédit, été plutôt diminuée qu’augmentée par la guerre (en réduisant la circulation automobile notamment). Pour autant, le Hamas avait trouvé, par le biais des souterrains, une nouvelle manière de contourner la défense.
- Rétablir l’équilibre
La guerre sans risque n’a de sens que si l’absence de danger est au moins équivalente pour les protecteurs et les protégés. Pour autant, cette nécessité n’est pas suffisante si cette absence de risque débouche sur l’inefficacité. Un slogan militaire israélien du début des années 2000 proclamait qu’il était préférable d’avoir un rapport de perte d’un combattant palestinien pour zéro israélien plutôt que de trois pour un. Selon ce principe, l’absence de risque est préférable à un résultat décisif, ce qui importe peu puisqu’il est possible de renouveler presque indéfiniment des opérations qui ne coûtent pas de vies « amies » et que les « dommages collatéraux » sont des accidents, dont on peut d’ailleurs accuser l’ennemi, ce lâche aux frappes à distance qui se cache.
On tombe ainsi dans le piège de la préférence de la sécurité à la paix, de la police à la guerre. On maintient ainsi, y compris au plan du « nouvel ordre mondial », une situation de conflit larvé ponctué d’opérations punitives face à des contrevenants à cet ordre, qui, eux, en revanche, pratiquent une guerre totale. Cette vision à court terme ne fonctionne cependant que tant que l’adversaire ne trouve pas le moyen de surmonter la mise à distance, d’effectuer des « sorties de théâtre » et de frapper à son tour, y compris la population civile.
Lorsque cela survient, le maintien de l’équilibre des risques implique de retrouver au plus vite les moyens d’assurer la sécurité des citoyens, ce qui est éventuellement possible dans un petit pays comme Israël, mais beaucoup moins dans un espace ouvert comme, par exemple, l’Union européenne. Si la sécurité n’est pas possible, il n’est guère d’autre solution que de changer de paradigme et de rechercher la paix. Il ne s’agit plus alors de « contenir et presser », mais de chercher la victoire, et cela suppose, a minima, de faire prendre des risques aux soldats au moins équivalents à ceux des civils.
C’est ce que la France a fait d’une certaine façon en engageant ses forces au Mali en janvier 2013 alors que Bamako et, entre autres, ses cinq mille ressortissants français étaient menacés. Ce faisant, après avoir constaté l’échec des alternatives, on revenait à une forme d’action directe que l’on n’avait pas connue depuis la fin des années 1970, et avec la même efficacité qu’à l’époque. L’opération Serval a ainsi permis de détruire une coalition djihadiste de trois mille combattants et ses bases au nord du pays. La sécurité rétablie, elle est devenue, en coopération avec les forces armées locales, une opération de barrage le long de la bande sahélienne. L’équilibre des non-risques semblait rétabli et la sécurité de la petite guerre permanente préférable à la recherche, difficile et peut-être hors de portée, de résultats plus décisifs.
Puis la France a rejoint en 2014 la coalition contre l’État islamique. Engagée dans une guerre indirecte sous une direction américaine, et donc avec des moyens limités et sans influence majeure, elle a eu la surprise de voir Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (aqpa) puis surtout l’État islamique, directement ou par inspiration, sortir du « troisième cercle » et frapper d’abord un ressortissant en Kabylie puis, avec une grande violence, sur le territoire national en janvier 2015. Il était urgent dès lors, et en réalité depuis bien avant, soit de remettre en place un « bouclier » de protection, soit de s’engager plus fortement et directement dans la lutte pour en finir au plus vite. Rien de cela n’a été réellement fait, les attaques ont continué et l’action militaire a toujours été aussi limitée. À la fin de 2016, l’équilibre des risques s’est totalement rompu, puisque désormais ce sont deux cent trente-sept civils qui sont morts contre deux soldats tombés en Libye. Au lieu d’engager les soldats contre l’ennemi, ce pour quoi ils sont faits, on a préféré les employer en métropole pour faire semblant de renforcer la sécurité. Il reste à déterminer jusqu’à quel point un tel déséquilibre est acceptable.
1 Dave Grossman, On Killing, Back Bay Books, 2009.
2 Vered Levy-Barzilai, “The High and the Mighty”, Ha’aretz Magazine, 21 août 2002.
3 La notion de transfert est empruntée à Martin Shaw, The New Western Way of War, Cambridge, Polity Press, 2005.
4 Lire le n° 28 d’Inflexions : « L’ennemi ».
5 airwars.org/.