La guerre est chose importante et le combat chose risquée. On ne peut s’y engager sans y être poussé ou tiré par quelque chose de plus fort que le danger. On ne part pas se battre sans des valeurs à défendre et des vertus à honorer, le tout dans le cadre d’une vision particulière de la guerre. La bataille est ainsi d’abord une confrontation entre un rôle que l’on croit devoir jouer, voire que l’on aimerait jouer, et la réalité de ce qui est demandé. Dans l’absolu, il devrait y avoir correspondance. Le cadre mental, à la fois guide et moteur de l’action, devrait logiquement partir des missions que l’on aura à mener afin de s’y préparer et de s’y conformer au mieux. C’est parfois le cas, lorsque la forme de la guerre est bien connue, évolue peu et qu’elle se déroule entre adversaires qui se ressemblent. Le fils combattra alors comme son père et sera initié très tôt dans ce qu’il est convenable et même recommandé de faire pour être honoré dans un tel contexte.
Mais dès que l’on sort de ce cadre précis et que l’on introduit quelques différences ou turbulences, l’accord entre ce qui est prévu et ce qu’il advient réellement disparaît très vite. De fait, comme ces changements sont plutôt fréquents et, qu’inversement, les codes de comportement sont des choses plutôt rigides, la rencontre entre le prévu et le réel tient le plus souvent du hasard, parfois heureux, parfois dramatique, mais presque toujours surprenant. Cette rencontre entraîne en fait très souvent une tension entre le souhaitable, pour être vainqueur, et le souhaité, pour respecter les exigences de son milieu, qui ne s’apaise que lorsque survient un nouvel équilibre précaire.
- Pas plus de quatre pas en arrière
Le 16 novembre 1351, le roi de France Jean II dit le Bon fonde l’ordre de l’Étoile, un ordre de chevalerie destiné à rivaliser avec celui de la Jarretière, qui attire depuis trois ans les meilleurs chevaliers du temps au service du roi d’Angleterre Édouard III. Empreint de l’esprit des Demandes pour la joute, les tournois et la guerre de Geoffroi de Charny, Jean le Bon se veut lui-même héros, mais aussi vainqueur dans le conflit permanent qui l’oppose aux prétendants au trône de France, Édouard III et Charles de Navarre. L’ordre de l’Étoile, dont il est le grand-maître, est ainsi conçu aussi pour régénérer une armée royale profondément affectée par le désastre de Crécy cinq ans plus tôt.
La bataille de Crécy a en effet marqué les esprits, car plus de mille cinq cents chevaliers, dont onze de haute noblesse, y sont morts. Une immense surprise à une époque où ceux-ci meurent finalement assez peu sur le champ de bataille, protégés à la fois par leurs armures et par les conventions qui autorisent le paiement d’une rançon en échange de la vie sauve. Cette fois, les chevaliers français ont été fauchés par les archers puis par les fantassins ou les chevaliers anglais à pied qui, pressés par le temps et dans l’incapacité d’emmener avec eux des prisonniers, n’ont eu aucune pitié pour les hommes à terre.
La surprise est donc autant sociale que tactique. Certes, des années plus tôt, en 1302, une autre armée de chevaliers français s’était engluée dans la boue en chargeant à Courtrai, et plusieurs centaines de comtes, de barons et de chevaliers avaient été massacrés par des miliciens flamands, mais on pouvait accorder à ces gueux chanceux l’excuse de l’ignorance de la bonne conduite sur le champ de bataille. La bataille de Courtrai avait donc été classée comme une anomalie, puisque son issue n’était pas celle « normale » d’un affrontement. Mais à Crécy, on se trouvait entre gens du même milieu culturel et les Anglais n’ont « pas joué le jeu » : non seulement ils ont abusé des armes de jet, ces armes si viles par rapport au « vrai combat », celui au corps à corps, mais en plus ils ont tué les nobles.
Déjà les cités grecques de l’époque préclassique (800-500 av. J.-C.) avaient mis beaucoup de temps à instaurer un ensemble de normes et de règles pour régler leurs différends. La guerre se limitait alors à une ou deux batailles d’hoplites, grands chocs très ritualisés de guerriers-agriculteurs qui pouvaient, l’espace de quelques heures, acquérir de la gloire, le kydos, avant de repartir travailler aux champs. Mais face à des étrangers à ce cadre commun, comme les Barbares perses, il n’y avait plus aucune convention ni aucune limite à la violence. Puis, à l’intérieur même de ce cadre, certaines cités n’ont plus joué le jeu. En devenant invincible sur le champ de bataille, l’armée spartiate ne donnait plus envie de l’y rencontrer – comment acquérir de la gloire si on est forcément vaincu ? Et en ne dépendant plus de l’agriculture pour vivre, Athènes se moquait que le roi lacédémonien Archidamos détruise les récoltes pour l’obliger au combat. En outre, en écrasant la flotte perse à Salamine (480 av. J.-C.), les Athéniens avaient donné des lettres de noblesse à une autre forme de guerre, aussi pouvaient-ils refuser dans l’honneur la grande bataille hoplitique pour privilégier des expéditions navales1.
Au moins y avait-il eu du côté athénien une réflexion préalable à la guerre. Rien de tel en France au début de la guerre de Cent Ans. En 1346, le conflit a déjà six ans. Il a commencé par un désastre, celui de la flotte française à l’Écluse. En six ans, les Français ont eu tout le loisir d’étudier comment l’armée du roi Édouard III combattait, mais ils n’ont changé en rien leur pratique avant le choc de Crécy. Après celui-ci, il a bien fallu s’interroger. Une analyse froide et rationnelle de la bataille aurait montré que la déroute française était le résultat d’un système tactique anglais très supérieur à celui du roi de France, en grande partie grâce aux barrages constitués de plusieurs milliers d’archers équipés du redoutable arc gallois. Mais l’analyse ne fut pas rationnelle et même largement biaisée.
Dans l’image qui se dégagea de la bataille, l’analyse tactique compta peu au détriment de la comparaison des vertus. On retint donc la « lâcheté » du contingent d’arbalétriers génois, et qu’il fût engagé à la hâte, épuisé, sans protection des pavois, sous une pluie qui rendait délicat l’emploi des arbalètes et sous les milliers de flèches anglaises ne comptait pas. La bataille a même commencé par l’engagement de la chevalerie française contre ces mercenaires, alliés sur le terrain, mais si éloignés socialement et culturellement, qui se repliaient. Elle s’est poursuivie par plus de quinze charges désordonnées et impuissantes, brisées par les traits anglais. Une seule parvint à franchir les pièges, à mettre en fuite quelques archers pour se retrouver finalement arrêtée par les chevaliers anglais à pied et les fantassins disciplinés. Bien au-delà des gens de peu munis d’un arc, qui sont à peine évoqués dans les récits, c’est bien la discipline des « homologues » chevaliers qui est retenue. Aussi Jean le Bon croit-il pouvoir retrouver le chemin de la victoire non pas en créant à son tour un corps d’archers, mais en disciplinant sa chevalerie. Soldés par le roi de France, les membres de l’ordre de l’Étoile doivent ainsi jurer de ne jamais tourner le dos à l’ennemi ; lors de leur première réunion, ils promettent même de ne jamais reculer de plus de quatre pas face à l’adversaire.
Dans le délicat arbitrage entre virtus, le courage physique et homérique, et disciplina, le courage stoïcien du combattant aligné, que décrit Jon E. Lendon dans Soldats et Fantômes, le chevalier peut donc toujours témoigner de sa prouesse dans les duels, mais ceux-ci se feront à pied et en ligne au côté de ses pairs2. On connaît la suite. Dix ans après Crécy, l’armée du roi de France rencontre celle du prince de Galles près de Poitiers. Tactiquement, la bataille est une réplique de celle de Crécy, les masses françaises désordonnées se faisant à nouveau étriller par les archers anglais, à pied plutôt qu’à cheval cette fois, mais les résultats stratégiques sont encore plus désastreux puisque le roi, à la tête de ses chevaliers de l’Étoile, refuse de reculer conformément au code d’honneur. Tous sont donc tués, tel Geoffroi de Charny, ou capturés, tel Jean le Bon, ce qui conduira à une profonde crise dans le pays, au paiement d’une énorme rançon et à la perte du tiers du territoire au profit du roi d’Angleterre. L’attachement forcené d’un homme et d’une catégorie socio-militaire à une forme précise de démonstration du courage homérique, en décalage avec les nécessités du réel, aura ruiné le pays. Pour autant, le courage et l’infortune du roi provoquent une grande sympathie dans le royaume : le « Père, gardez-vous à droite ; Père, gardez-vous à gauche » de son fils cadet, Philippe le Hardi, a été pieusement conservé dans le roman national.
Moins flamboyant, Charles V, d’abord dauphin et régent puis successeur de Jean, n’apparaît jamais sur le champ de bataille. Il considère la défense du royaume comme une valeur supérieure à la démonstration de ses propres vertus guerrières, par ailleurs réduites. Il a aussi l’intelligence, en 1370, de désigner Bertrand du Guesclin comme connétable de France, c’est-à-dire chef des armées. Du Guesclin est l’antithèse d’un Jean de Luxembourg, grand noble chargeant à Crécy aveuglément, au sens premier comme au figuré. Il est même l’un des rares grands chefs français à utiliser la ruse, une qualité jugée vile par la noblesse. Mais nécessité fait alors loi et, à la manière athénienne et avec plus de succès, la ruse d’un du Guesclin permet d’obtenir finalement bien plus de résultats stratégiques que les folles charges droit sur l’ennemi.
L’affaiblissement du royaume avec la folie de Charles VI consacre pourtant le retour de celles-ci. Il y a d’abord la victoire sur les Flamands à Roosebeke, en 1382, revanche de Courtrai, où on s’empresse de massacrer impitoyablement ceux dont les ancêtres avaient trahi les conventions humanitaires de la noblesse. Cette dernière refait enfin de la « vraie guerre » et les choses semblent rentrer dans l’ordre après une parenthèse malheureuse, jusqu’à ce que les mêmes causes produisant les mêmes effets : les charges de chevaliers viennent à nouveau se briser sur les lignes anglaises, à Azincourt cette fois, en 1415.
- Épées et machines
La leçon porta, non pas dans la noblesse française, mais chez le roi de France Charles VII et le connétable de Richemont, qui, non sans mal, imposèrent leur autorité et créèrent un nouveau modèle d’armée. Fut alors instauré, presque définitivement, un nouveau contrat social où la bourgeoisie acceptait d’échanger l’impôt contre la sécurité assurée par l’État détenteur du monopole de l’emploi de la force. Dans une sorte de partenariat public-privé, le roi finançait ainsi une armée encadrée par ordonnances où coexistaient l’aristocratie et l’armée royale faite de mercenaires et d’entrepreneurs, en particulier dans l’artillerie et les armes à feu. La fougue, plus ou moins contrôlée, côtoyait la science et l’esprit de géométrie des jardins à la française, selon des dosages qui allaient varier en fonction des époques.
En ce milieu du XVe siècle, cet équilibre est plutôt bon et l’armée du roi de France est irrésistible. Elle écrase les Anglais en quelques années, puis, à la fin du siècle, sous la conduite de Charles VIII, pénètre en Italie pour la première fois. Le pays est voisin et pourtant l’apparition des Français y est aussi bouleversante que celle des Turcs dans les Balkans ou des Espagnols chez les Aztèques. Les guerres entre les cités italiennes étaient en effet confiées à des entrepreneurs guerriers, les condottieres, qui prenaient soin du capital humain dont ils avaient le commandement, un peu par humanité, beaucoup par intérêt économique. À l’instar de celles des cités grecques, elles s’y déroulaient selon des règles communes, mais la forme y était inverse, toute de manœuvres et de sièges savants, avec le moins de risques possibles.
L’arrivée des Français bouscule ces équilibres. L’artillerie française met à bas les châteaux avec une grande facilité, et les compagnies de gendarmes, la chevalerie soldée et encadrée ne font pas de quartier. La première guerre d’Italie est, au moins initialement, une guerre éclair pour les Français dont le roi, très chevalier, poursuit le rêve de libérer Jérusalem des mahométans. Et puis les adversaires s’adaptent, imitent leur modèle et les batailles redeviennent indécises – on en fait donc moins –, et les sièges plus difficiles – on y passe à nouveau plus de temps.
On assiste alors à un basculement de valeurs. La conjonction du développement de l’esprit scientifique et des techniques nouvelles, sur terre ou sur mer, transforme les troupes et les navires en grandes machines où le soldat n’est qu’un rouage. La fougue, incarnée par le prince de Condé, vainqueur de la bataille de Rocroi en 1643, reste une valeur sûre, mais la mode est plutôt aux beaux ordonnancements. Pour savoir ce qui est prestigieux en France, il faut observer où se montre le roi. Or, Louis XIV, le « grand roi », n’apparaît que lors des sièges. Les batailles sont confuses et donc déplaisantes à l’esprit du temps ; les sièges en revanche, surtout ceux conduits par Vauban, membre de l’Académie des sciences, sont sûrs et donc beaux – lorsque l’on invente les premières décorations, comme l’ordre de Saint-Louis, celles-ci ressemblent d’ailleurs étrangement à des forteresses en étoiles3.
L’imaginaire demeura longtemps réticent à ce grand basculement. Plus les batailles échappaient au code de chevalerie, plus on demandait de la discipline, et plus on développait joutes et tournois pour montrer sa virtus, son courage individuel. Ce qui était au départ un entraînement au combat réel devient une guerre idéale de substitution. Les choses y sont parfaites puisque l’on s’affronte entre pairs, selon des codes bien précis et sous le regard des dames de la noblesse, avant de banqueter. Lorsqu’en 1559 Henri II est tué des suites d’une joute, la schizophrénie est totale. Les tournois ne sont plus qu’un sport, forme très abstraite et aseptisée, quoique toujours violente, des vrais combats que le roi a lui-même conduits en Italie. Il faut ce choc pour éteindre cette lumière résiduelle d’une étoile disparue. La reine Catherine de Médicis interdit tous les tournois et les joutes sur le sol français.
Ils persistent pourtant sous la forme des duels individuels ou collectifs, bien plus excitants pour l’imagination que la laborieuse guerre de siège ou que les batailles à tirs de ligne sous la fumée des poudres. Ce sont des duels que décrit Alexandre Dumas dans Les Trois Mousquetaires, pas des batailles rangées ! Par un étrange effet de décalage, duels et joutes sont remplacés dans les cérémonies par des parades et des manœuvres en ordre serré, désormais, et depuis longtemps, encore moins réalistes que les tournois de l’époque d’Henri II. Peut-être en est-il toujours ainsi… La guerre réelle produit une imagerie qui perdure souvent bien au-delà de sa disparition, dans les démonstrations, les films, les sports ou les jeux d’enfants, notamment de ceux qui envisagent d’être soldats et qui sont souvent surpris lorsqu’ils le deviennent.
- Turbulences
La réalité du combat change à la fin du XVIIIe siècle avec la transformation de son contexte. Ce n’est alors pas tant une évolution des techniques qui modifie tout qu’un nouveau regard. En prenant modèle sur les cités antiques grecques et romaines, les nouvelles républiques américaine et française considèrent chaque citoyen comme une soldat potentiel, capable d’initiative et de courage, des vertus que jusqu’alors s’arrogeait l’aristocratie. Une vision qui permet d’enrôler des masses inédites de combattants par conscription, mais qui modifie aussi la forme des combats. Les armées des guerres en dentelles étaient étroitement contrôlées et encadrées, car on craignait la désertion ; on était donc réticent à l’emploi des tirailleurs, ces soldats combattant seuls en avant des troupes et surtout à la poursuite de l’ennemi en repli, de peur de disloquer son propre dispositif. Toutes ces craintes disparaissent dans les armées de la Révolution et de l’Empire, et les affrontements deviennent d’un seul coup plus décisifs. Avec en plus le développement des routes et de la cartographie, l’heure n’est plus aux sièges savants, mais aux manœuvres et aux grandes batailles. Avec de surcroît le génie de Napoléon, un homme qui n’aurait jamais accédé à de hautes fonctions dans un autre système politique, les petites armées professionnelles des monarchies, où le soldat rare et cher est à la fois préservé et contrôlé, sont balayées par les armées françaises avant, une nouvelle fois, de les imiter4.
Vient ensuite la transformation des conditions matérielles du combat dans une révolution technique militaire qui s’étend des années 1840 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sa première poussée est une augmentation phénoménale de la puissance de feu. Les fusils à âme rayé tirent toujours plus loin, plus vite et plus précisément, suivis des canons et des armes automatiques. Et pendant ce temps on se déplace toujours à pied ou à cheval et on commande avec des messagers. Cela place les penseurs militaires dans la perplexité. Que va-t-on demander aux soldats pour s’adapter au nouveau contexte ? Faut-il combattre de manière dispersée pour échapper aux feux ? C’est l’esprit des bataillons de chasseurs, mais cela suscite de nombreuses réticences. Combattre caché, camouflé voire couché, et qui plus est en tenue terne, est qualifié de « combat d’Indiens » par les adeptes du combat debout, en ligne et en bel uniforme, qui constatent aussi plus sérieusement que les soldats non contrôlés ne parviennent pas à s’emparer d’une position et se contentent de « tirailler ». Il y a donc une autre tendance qui considère qu’il faut surmonter le blocage par un surcroît d’énergie et d’esprit de sacrifice, par des assauts résolus sous la conduite d’officiers ardents5.
La nouveauté de l’époque est aussi que l’on sait ce qui se passe ailleurs. En 1905, les Français sont frappés par la victoire des Japonais sur les Russes, et s’identifient facilement à eux face aux Allemands. Le courant « sacrificiel », soutenu par un renouveau spirituel catholique, s’impose et est connu depuis sous l’appellation « offensive à outrance ». L’idée, portée initialement par de jeunes officiers contre leurs anciens, est de terminer la guerre au plus vite, car, croit-on, la France ne peut concurrencer la puissante Allemagne sur la durée ; pour cela il faut faire preuve de la plus grande agressivité possible en portant le maximum de troupes à l’avant et « sauter à la gorge de l’ennemi dès qu’on le rencontrera » selon les mots du colonel de Grandmaison, le représentant le plus connu de cette école de pensée.
La guerre est un révélateur, et la confrontation de cette vision avec la réalité montre un décalage catastrophique. À la fin du mois d’août 1914, on compte plusieurs milliers de soldats français tués (jusqu’à plus de vingt mille en une seule journée), la plupart dans des assauts stériles. La figure du soldat qu’il aurait fallu former apparaît dans l’épreuve : résistant plus qu’ardent, stoïque plus qu’homérique, travailleur, technicien et tacticien précis sur quelques centaines de mètres encombrés. Dans un mépris peu différent de celui des armées d’Ancien Régime, on avait cru cela impossible. Dans ses deux années de service avant-guerre, le conscrit artilleur n’était formé que sur quatre types de tir au canon de 75 mm. On pensait alors avoir atteint sa limite cognitive. Pendant la guerre, il en fera six fois plus. La contradiction entre la dispersion nécessaire et le contrôle obligatoire des fantassins, qui hantait tant les esprits, est résolue en faisant confiance aux jeunes sergents auxquels on confie le commandement tactique d’un groupe de combat. À l’inverse de la Révolution française, où la redéfinition des valeurs et des vertus, ou plus exactement la redéfinition de ceux qui pouvaient les porter, avait modifié la réalité, c’est cette fois la guerre industrielle qui impose ce qui est désormais vertueux et ceux qui le sont.
Si ce sont les sociétés qui sécrètent les valeurs à défendre, ce sont les contextes qui modèlent les vertus qui serviront à cette défense. Or ces contextes, en raison des évolutions politiques, idéologiques, techniques ou autres, sont désormais très changeants. Il faut donc régulièrement se demander si le comportement que l’on croit vertueux sur le champ de bataille est vraiment adapté ou s’il ne va pas conduire à une catastrophe.
Le 9 février 1933, à l’issue d’un débat célèbre de l’Oxford Union Society, les membres de la prestigieuse université, marqués par le souvenir des horreurs de la Grande Guerre, votent à une écrasante majorité leur refus de mourir « pour le roi et la patrie » si ceux-ci se trouvaient menacés. Six ans plus tard, au même endroit, la Royal Air Force viendra recruter des pilotes parmi les étudiants et les volontaires afflueront en masse. Le contexte avait changé, et il est vrai qu’on ne leur demandait pas alors de mourir de la même façon.
1 Sur cette question voir Victor David Hanson, Le Modèle occidental de la guerre, Paris, Les Belles Lettres, 1990, et sa discussion par John Lynn dans le premier chapitre de Battle : A History of Combat and Culture, Basic Books, 2003.
2 J. E. Lendon, Soldats et Fantômes. Combattre pendant l’Antiquité, Paris, Tallandier, 2009.
3 Sur la guerre dans la période classique, voir H. Drévillon, L’Individu et la Guerre. Du chevalier Bayard au soldat inconnu, Paris, Belin, 2013.
4 J. Lynn, The Bayonets of the Republic: Motivation and Tactics in The Army of Revolutionary France, 1791-94, University of Illinois Press, 1984.
5 P. Griffith, Forward into Battle: Fighting Tactics from Waterloo to the Near Future, Presidio Press, 2008.