Obéissance et désobéissance expriment à leur façon ce que peut être la liberté humaine : l’une et l’autre revendiquent dans leur geste même leur autonomie. Elles proclament leur libre décision. Et c’est cela l’essentiel. Il est possible, en effet, d’obéir en toute liberté, de même que désobéir ouvre tout aussi volontairement le champ de bien des possibles. La liberté humaine est ainsi faite qu’elle se décline sur ces deux modes d’un obéir et d’un désobéir, et ce depuis les origines.
Au fond, pour comprendre ce qu’obéir ou désobéir veut dire, c’est la liberté qu’il faut d’abord fonder, saluer à nouveau, resituer dans l’histoire et enfin oser vivre. Or le protestantisme, tout au long de cette période de maturation qui court du xie au xve siècle, à travers notamment les efforts théologiques de ce que l’on appellera les pré-réformateurs, s’est constitué et a développé une compréhension de la liberté chrétienne et de la façon d’en vivre dans une double contestation : celle de l’autoritarisme d’une Église romaine se considérant en situation d’exclusivité dans son rapport à la vérité, puis celle de l’humanisme se comprenant progressivement comme étant en pure autonomie à l’égard de la référence chrétienne. Entre le totalitarisme doctrinal, qui met la main sur Dieu, et la prétention de l’homme à prouver qu’il est à lui seul sa propre origine, la Réforme conteste et interroge. Elle interroge et conteste à la fois le pape, alors Léon X, qui feint de raisonner, et l’icône de la raison humaniste, Érasme, qui feint d’être émancipé mais qui demande l’assistance d’un prêtre au moment de mourir.
- Les effets d’une désobéissance
Cette double contestation, ce « non », a été principalement portée par la théologie de Luther1, qui assume une posture de désobéissance. Une désobéissance qui ira jusqu’à provoquer son excommunication et l’amènera à créer une alternative chrétienne à la proposition romaine. Ce sera le début d’un processus complexe, aux conséquences multiples et de dimension mondiale que l’on nommera la « Réformation ».
Au « non » opposé à Rome par Luther sur la question de la doctrine2, nous devons toutefois ajouter le « oui » de Calvin, qui, quelques années plus tard, tout aussi opposé à Rome et pour les mêmes raisons, se pose dans la même posture de désobéissance doctrinale (il devra s’exiler d’abord à Bâle puis à Strasbourg et Genève, et ne pourra jamais revenir dans sa Picardie natale), mais avec un « oui » signifiant positivement l’urgence de l’entreprise consistant à construire délibérément une Église et, comme l’indique le titre de son ouvrage de référence, un « oui » qui lance le projet d’une institution de la religion chrétienne3. Ce projet, conjugué aux efforts des très nombreux autres réformateurs luthériens, anglicans, réformés ou (ana) baptistes présents dans la plupart des pays d’Europe, conduira à la mise en place d’un christianisme protestant qui se développera sur tous les continents, se recomposant sous des formes différentes et donnant naissance au paysage actuel qui fait droit à une diversité confessionnelle, organisationnelle et doctrinale.
Le « non » de Luther à la prétention totalisante de Rome et sa critique de la doctrine, comme le « oui » de Calvin à un projet « réformé » d’institution ecclésiale dans un rapport assumé avec les modèles ecclésiologiques présentés par les textes bibliques et non pas en continuité avec le modèle administratif de l’Empire romain tiennent tous les deux du même geste libre et osé d’une véritable désobéissance. Ils font courir des risques mortels à leurs auteurs : la mise au ban de l’empire pour l’un, Luther (quiconque le croisait sur sa route pouvait le tuer sans crainte d’être poursuivi), et la fuite puis l’exil pour l’autre, Calvin, jeune et calme intellectuel dont on sait combien il n’avait en rien recherché une vie aussi agitée4.
La dimension humaine de ce positionnement de désobéissance, issue d’une réflexion et d’une pensée, n’est pas à négliger ici. Désobéir engage et persévérer dans ce chemin oblige ! Mais combien de fois faudra-t-il que ces deux, et tant d’autres après eux, rappellent que cette désobéissance est avant toute chose une obéissance plus grande encore. Une obéissance à une parole, à un message. Une obéissance à une autorité supérieure. On voit poindre derrière ce geste audacieux de la désobéissance la revendication inédite et moderne d’une liberté, la liberté, encore impensée, de conscience.
En ce xvie siècle, la désobéissance du protestantisme est à la fois civile et religieuse, à une époque où les pouvoirs ne connaissaient pas la séparation que le xviiie siècle consacrera en Europe ou en Amérique. Il est bon, pour illustrer ce fait, de se souvenir d’où vient le mot « protestant », comme de se rappeler que le mouvement de la Réforme, sans en avoir forcément la volonté, en ses débuts en tout cas, contribuera à ce processus de séparation des pouvoirs, marquant de plus en plus les spécificités de chacun, afin de préserver, précisément, la liberté de l’Église à l’égard des prétentions du Magistrat ou du Prince à gérer les affaires religieuses.
La volonté incessante d’un Calvin de préserver l’autonomie de l’Église par rapport au Petit et au Grand Conseil de la ville de Genève est un exemple intéressant à cet égard : il illustre ce choix du réformateur, qui n’avait d’autre autorité que spirituelle, de maintenir à tout prix son projet ecclésial soumis aux fortes pressions et aux menaces armées du royaume de France, de Berne ou de la Savoie, et aux tentatives politiques de déstabilisation des élus des conseils. Cette volonté de distinguer pour mieux la protéger la sphère du religieux du champ politique sera l’un des traits de la pensée de Calvin dès les années 1540-1550 et, par la suite, de la théologie réformée de manière générale5. Lors de la seconde diète de Spire, en 1529, ce sont les magistrats des villes passées à la Réforme et les princes des États allemands qui contestent fermement la position de l’empereur Charles Quint et sa politique d’union catholique destinée à s’imposer sur tous les territoires ; ils « protestent devant Dieu ainsi que devant les hommes », énonce la déclaration, et refusent de reconnaître un décret qu’ils jugent contraire à la conscience.
Cette protestation, qui donnera le mot de « protestants » pour désigner tous ceux qui partagent cette position critique, est un acte de désobéissance et d’obéissance tout à la fois. Comme l’indique le double sens du verbe latin protestare (« contester » et « attester »), il s’agit en effet à la fois d’une contestation du décret impérial et de l’attestation d’une foi, et d’une liberté de conscience qu’aucune autorité politique ou religieuse ne peut prétendre contraindre. Elle amènera une période d’affrontements politiques et religieux jusqu’à la signature de la paix d’Augsbourg (1555)6, de la même façon qu’en France, la « désobéissance » protestante et la violence des guerres de Religion (que l’on appelait alors guerres civiles) amèneront le roi Henri IV à mettre à distance le politique d’avec le religieux par la proclamation de l’édit de Nantes (1598)7. La révocation de cet édit novateur par l’édit de Fontainebleau (1685), à l’initiative de Louis XIV qui pensait pouvoir revenir au statu quo ante, provoquera une situation civile et religieuse aux conséquences désastreuses, et contribuera à freiner dans le pays la conscience d’une possible diversité confessionnelle ainsi que le développement d’une « laïcité de reconnaissance », comme le souhaitait encore récemment le philosophe Paul Ricœur. Il faudra attendre, après le temps du Concordat, les efforts des républicains et de bon nombre de protestants8, dont les rédacteurs de la loi de 1905, pour voir enfin inscrite dans les textes cette séparation des Églises et de l’État, et la réalisation d’une forme de laïcité à l’image de ce qui se vit finalement dans tous les pays d’Europe9.
Cette désobéissance au nom d’une obéissance supérieure, Luther l’avait conceptualisée dans un de ses écrits majeurs, De la liberté du chrétien (1520)10 : « Premièrement. Pour que nous puissions bien connaître ce qu’est un chrétien et savoir ce qu’il en est de la liberté que le Christ lui a acquise et donnée, et dont saint Paul parle abondamment, je veux poser deux thèses : le chrétien est un libre seigneur sur toutes choses et il n’est soumis à personne ; le chrétien est un serviteur obéissant en toutes choses et il est soumis à tout un chacun. » Cette thèse, qu’il développera au long de trente affirmations, reprend la théologie paulinienne et pose les fondements de la liberté de conscience. Le texte se termine ainsi : « Trentièmement : Regarde ! Voilà la véritable liberté spirituelle et chrétienne, qui libère le cœur de tous les péchés, de toutes les lois et de tous les commandements, la liberté qui surpasse toutes les autres libertés autant que le ciel est au-dessus de la terre. Que Dieu nous donne de bien la comprendre et de la conserver. »
On se souviendra de l’immense vent de libération qui soufflera sur l’Europe à partir d’un tel cheminement de pensée. Et de l’actualité toujours vive dont il témoigne, comme de la force évocatrice qu’il porte au bénéfice de l’Évangile : bon nombre de croyants s’y réfèrent et l’audace protestante trouve ici l’un de ses accents les plus prometteurs11.
- Les méfaits d’une obéissance
Il faut toutefois se souvenir que la Réforme connaîtra dès ses débuts en Europe deux modes d’expansion, deux modalités différentes d’inscription dans la société. D’une part celle que l’on nommera magistérielle ou classique, principalement de type anglican-luthéro-réformé, et qui sera reconnue progressivement par les autorités politiques des différents pays. Elle sera présente en Angleterre, en Écosse, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suisse et dans les États du Nord de l’Europe. En France aussi, mais dans une moindre mesure, puisqu’il faudra attendre l’édit de Tolérance (1787) et la Révolution pour que les protestants soient reconnus dans leurs droits. D’autre part la Réforme que les historiens appelleront radicale ou anabaptiste, elle-même contestant la Réforme classique à cause de son lien trop étroit avec le pouvoir politique et peinant, par conséquent, à trouver des lieux et des territoires où se développer. Présente dès le début du mouvement avec ses accents de dissidence, elle sera l’aiguillon qui replacera les Églises protestantes installées devant certaines exigences de l’Évangile comme celles de la pauvreté, de la tolérance, de la non-violence, de la vraie piété, de la liberté à l’égard des pouvoirs, de l’acceptation des diversités de doctrines, de la remise en question des dogmes établis...
Ici, la Réforme radicale résonnera comme un rappel et une urgence : il y sera question de fidélité à l’Évangile, de liberté, de renoncement aux compromissions avec les pouvoirs, d’obéissance à l’Évangile et de désobéissance civique (et aux xixe et xxe siècles d’objection de conscience, de pacifisme, de droits des minorités religieuses, de droits des femmes, d’émancipation…). Pendant l’affaire Dreyfus, où le choix protestant a souvent été de défendre l’honneur du capitaine12, ou encore pendant la Seconde Guerre mondiale, le geste de désobéissance aura été un marqueur important.
Mais il faut en venir aussi à la puissance de l’impératif d’obéissance et à la prédication de la soumission aux autorités, si présente en christianisme et donc aussi en luthéranisme. Les Églises, en général, ont obéi, mais pas, heureusement, tous ses membres : Dietrich Bonhoeffer13 et l’« Église confessante » contre les « Deutschen Christen », la désobéissance contre l’aveuglement, la désobéissance au prix de la vie pour de nombreux chrétiens, telle a été l’alternative dans le secret des consciences au moment des choix décisifs face au nazisme. Quoi qu’il en soit, il faut cependant prendre acte de la réalité : la majorité des chrétiens a obéi. Au nom de la légitimité du pouvoir14, au nom de la loi et de l’ordre. Trop d’arguments, en somme, ont milité pour l’obéissance, y compris celui, biblique, de l’apôtre Paul écrivant aux chrétiens de Rome qu’il fallait se soumettre aux autorités (Rm 13, 1ss).
- Que reste-t-il ?
Que reste-t-il de toutes ces compromissions, de toutes ces obéissances chrétiennes et honteuses ? Celles du temps, heureusement révolu, de l’Inquisition, des bûchers de sorcières, de la terreur armée des dragonnades et des exécutions publiques, des bannissements et des tortures, celles du national-socialisme qui a brisé l’espérance des Églises, celles de la France vichyste qui délibérait férocement sur le statut des Juifs sans même qu’on l’y pousse, ou celles, récentes, d’une Argentine de dictature où l’Église fait attendre un mea culpa public qui ne viendra sans doute jamais, même de la part d’un pape qui ne devrait pourtant pas, s’il avait les arguments, hésiter à en donner les termes... Que reste-t-il sinon des raisons sérieuses de se détourner et de passer à autre chose ?
Il reste les textes bibliques et le message qu’ils contiennent, ces textes qui nous sauvent du naufrage. La Genèse, où l’inaugurale désobéissance d’Adam et Ève à la parole de Dieu, qui provoque les humains par un interdit énigmatique et fondateur, les fait entrer de plain-pied dans l’histoire tels qu’ils sont, nus et sans défense, entrer dans l’histoire violente des hommes, une histoire, par bonheur, ou par miracle, marquée d’un pardon et d’une grâce contre toute désespérance. Eux qui désobéissent, eux qui refusent l’ennui ou le non-sens d’un monde clos sur lui-même, de ce Jardin de tous nos fantasmes et image de la fin de l’histoire, eux qui quittent le paradis et retombent les pieds sur terre, les voici graciés par Dieu, vêtus (Gn 3, 21) et convoqués à de nouvelles promesses. Les voici, comme nous, prêts à entrer libres dans l’histoire, dans notre histoire. Sans crainte de l’avenir et dans la confiance que Dieu les aime, comme un père aime ses enfants, ceux qui lui obéissent comme ceux qui lui désobéissent, comme un père aimant et miséricordieux, un père qui garde sans hésiter chacun de ses enfants dans ce qu’il considère comme un même amour, selon ce que la parabole du fils prodigue de l’Évangile de Luc (15) nous enseigne. Un même amour, pour une même liberté.
1 Marc Lienhard, Martin Luther, un temps, une vie, un message, Paris/Genève, Le Centurion/Labor et Fides, 1983.
2 C’est Dieu qui sauve, en Christ, et lui seul, non l’Église, qui, par ses actes, ses rites et ses œuvres pieuses, participerait à ce sauvetage.
3 Les œuvres de Calvin éditées au xixe siècle comportent cinquante-neuf volumes et le titre de son ouvrage principal est L’Institution de la religion chrétienne (1542).
4 Bernard Cottret, Calvin, Paris, Jean-Claude Lattès, 1995.
5 Voir les innombrables travaux de recherche à l’occasion du 50° anniversaire de sa naissance.
6 Étienne François, Protestants et catholiques en Allemagne. Identités et pluralisme, Augsbourg 1648-1806, Paris, Albin Michel, 1993.
7 Pierre Joxe, L’Édit de Nantes, Paris, Hachette,1998.
8 Alain Boyer, 1905. La Séparation Églises-État, de la guerre au dialogue, Paris, Cana, 2004.
9 Jean Baubérot, Religions et laïcité dans l’Europe des douze, Paris, Syros, 1994.
10 M. Lienhard et M. Arnold (s.d.), Luther. Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999.
11 Alain Joly et François Clavairoly, L’Insolence de Martin Luther, Paris, Onésime, 2010.
12 Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France, xvie-xxie siècle, Paris, Fayard, 2012.
13 Ferdinand Schlingensiepen, Dietrich Bonhoeffer, Paris, Salvator, 2005.
14 Bernard Reymond, Une Église à croix gammée ?, Le protestantisme allemand au début du régime nazi (1932-1935), Lausanne, Symbolon/L’Âge d’homme, 1980.