La pratique réelle des unités militaires est toujours en décalage plus ou moins important avec la doctrine. Il en est des méthodes de combat comme de l’entraînement physique. Loin des concepts théoriques, il y a la réalité de la vie dans les régiments désormais tous professionnels de l’armée de terre et cette réalité n’est pas favorable à une politique cohérente.
Il faut d’abord comprendre combien la population des régiments est diverse. Prenons l’exemple d’un corps d’infanterie de marine. La cellule de base y est la section et cette section est un organisme vivant. Alors que son effectif théorique est de trente-neuf hommes, ils sont rarement plus de vingt-cinq sur les rangs lors du rassemblement du matin, les autres étant en mission, en stage ou en permission. Ces vingt-cinq ne sont donc jamais complètement les mêmes, du fait de ces mouvements quotidiens, mais aussi en raison des mutations et affectations – en moyenne, une section remplace un de ses membres tous les mois. Les hommes présents sont également très divers en âge, de dix-huit à quarante ans, et dans leurs origines sociales et ethniques. Une unité d’infanterie de marine comprend toujours une proportion importante d’ultramarins, des Polynésiens en particulier, aux caractéristiques physiques souvent très différentes des recrues de métropole. Ces hommes, enfin, ont des durées de service très variées, de quelques mois à plus de vingt ans parfois pour le chef de section. On peut alors concevoir toute la difficulté qu’il y a à établir une politique d’entraînement physique cohérente avec une population aussi hétérogène. Il en est d’ailleurs de même pour tout autre aspect de l’entraînement comme, par exemple, le tir ou le combat.
Cette difficulté est encore accentuée par le caractère très diversifié de la vie d’une unité de combat. Le soldat professionnel est un nomade qui saute d’une mission à l’autre, depuis celles, ponctuelles, effectuées au quartier ou en métropole, jusqu’aux opérations extérieures de six mois, en passant par les « rendez-vous » importants comme les tests opérationnels dans les camps de manœuvre.
Dans la vie courante, le sport est l’affaire du matin. Les compagnies se rassemblent vers sept heures trente, et, s’il n’y a pas de mission urgente, chaque section part ensuite sous les ordres de son chef, le plus souvent pour faire un footing et, parfois, en général une fois par semaine, pour un sport collectif de « détente ». Cet entraînement de base est, de temps en temps, complété par des marches en tenue de combat, généralement de nuit. Dans l’ensemble, la politique du sport dans les unités de combat ne brille pas par sa variété.
On peut y voir une certaine paresse d’esprit de la part des cadres de contact, mais aussi un manque d’incitation au changement de la part de l’institution. Il a existé dans le passé des politiques institutionnelles cohérentes, comme l’entraînement physique militaire (epm), issu de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale et visant à rapprocher le plus possible l’entraînement des réalités du combat. Le sport s’effectuait alors le plus souvent en treillis et comprenait des activités comme le parcours du combattant, les marches commandos ou le corps à corps. Après la guerre d’Algérie, l’epm a été remplacé par l’entraînement physique et sportif (eps), à base d’épreuves plus athlétiques, et le short a supplanté le treillis, comme si on voulait démilitariser le sport dans les armées. On en est venu ainsi à une absurdité : tester annuellement tous les militaires sur des épreuves aussi techniques et éloignées du métier que le lancer du poids ou le saut en hauteur. Les choses ont un peu évolué vers un retour à des activités plus militaires, mais sans que l’on perçoive, en régiment, une grande cohérence. Le résultat de ce manque de volontarisme du sommet et d’imagination de la base est un appauvrissement du contenu de l’entraînement physique sinon de son intensité. Le sport reste une activité noble dans les régiments, mais le héros presque unique y est désormais le champion de cross.
Nous avons ainsi formé des générations de soldats endurants – on le constate très clairement dès que nous nous comparons à nos camarades d’autres armées lors d’exercices communs –, mais pas forcément des soldats adaptés aux réalités du combat moderne. On ne combat pas en short et en baskets, mais en tenue de combat et gilet pare-balles ; on ne fait pas un effort modéré et prolongé, mais une série de courtes actions avec des alternances violentes de rythmes ! Qui plus est, si nous voulons garder nos bons soldats le plus longtemps possible (ils sont tous sous contrat à durée limitée), nous devons les intéresser à leur métier, enrichir leurs tâches, pour employer un terme de management, et cela doit exclure, entre autres, la routine.
À la tête de ma section pendant trois ans, et surtout de ma compagnie d’infanterie de marine pendant deux ans, je me suis efforcé de faire évoluer ce schéma en imposant de revenir à l’esprit de l’epm et de faire preuve d’un peu plus d’imagination. Pour faire face à un rythme de vie fragmenté, j’essayais, par exemple, de faire comprendre à mes hommes que faire du sport dans l’après-midi, surtout lorsqu’on n’a rien d’autre à faire, pouvait ne pas forcément être considéré comme un amusement, et que les chefs de section pouvaient faire confiance à leurs subordonnés pour arriver à faire quelque chose de bien. J’imposais une activité nouvelle inspirée de l’hébertisme, le parcours tactique, sorte de footing en tenue de combat et en armes dans lequel on utilise le terrain environnant pour sauter, ramper, courir, démonter son arme… L’idée était de pallier le manque de temps disponible en combinant entraînements physique et tactique. Je mettais également l’accent sur la musculation, indispensable pour soutenir le port de plusieurs dizaines de kilos d’équipements, et sur les sports collectifs, le rugby en particulier, qui ont le triple avantage d’être ludiques, de favoriser la cohésion et d’imposer un effort par alternance d’allures proche de celui du combat. Cette approche, jugée plus dure, présentait toutefois le risque d’user les hommes tout en les formant, et surtout de les « casser », véritable catastrophe à quelques semaines d’un départ en opération extérieure.
L’entraînement physique du soldat professionnel comprend aussi quelques moments forts grâce à des stages dans les centres d’entraînement commando (cec) ou d’adaptation à certains milieux spécifiques comme la montagne, la jungle ou le désert. Ce sont des rendez-vous importants pour la formation physique, qui placent les hommes dans des cadres éprouvants et stimulants. Ils contribuent également à l’intérêt du métier. Malheureusement, pour de pures questions d’économies budgétaires, plusieurs d’entre eux vont disparaître. Cela ne sera pas sans conséquence sur la condition physique des hommes et leur moral.
Le cœur du métier du soldat professionnel moderne est l’opération extérieure, l’opex, annuelle. Celle-ci dure en général quatre ou six mois, dans des lieux et des conditions les plus variés. Dans le pire des cas, l’unité vit dans une base ou un bâtiment. À Sarajevo, en 1993, nous avons vécu six mois entassés dans un parking souterrain au cœur d’un complexe sportif, sans possibilité d’en sortir autrement que sous le blindage minimum d’un gilet pare-balles. Toute la difficulté était de maintenir la condition physique des hommes dans cet espace confiné. Cela supposait un effort sur l’hygiène de vie mais, surtout, un effort d’imagination. Les habitudes sont dures à dépasser. Tous les matins, une bonne partie du bataillon se retrouvait à faire des dizaines de tours du seul espace disponible, un modeste terrain de basket situé au-dessus du parking, qui demeurait vide le reste de la journée. Je m’efforçais donc de l’utiliser dans la journée et d’exploiter d’autres possibilités comme les escaliers ou des cordes à sauter. Le régiment a mis en place des filets de badminton et des instruments de musculation. Le confinement présentait cependant l’avantage d’avoir l’ensemble du personnel en permanence et j’ai profité de l’occasion pour explorer d’autres champs comme le stretching et, surtout, la sophrologie, afin de tenter de réduire le stress, en particulier de mes tireurs d’élite, très sollicités.
Pour conclure, je pense que la politique d’entraînement physique n’est plus complètement adaptée aux conditions d’exercice du métier. Les évolutions de l’École interarmées des sports, des cellules de sport des régiments et des centres d’entraînement spécialisés font craindre peu d’innovations institutionnelles. Pour autant, nos soldats resteront quand même parmi les mieux formés physiquement au monde grâce à une culture qui place le sport parmi les activités nobles et à l’initiative de quelques cadres de contact.