« Peu accordent aux légionnaires deux choses essentielles :
le sens de l’humour, qui aide à supporter la solitude
et sa cohorte de substituts à l’oubli, et l’espoir,
essentiel au cœur des hommes, vital pour un légionnaire »
Charles Villeneuve (préface de l’Anthologie
de la poésie légionnaire, 2000)
Difficile de cerner l’humour. Le terme, largement polysémique, trouve ses racines dans l’humeur, se dilue dans une « forme d’esprit » avec ses aspects incongrus, d’apaisement ou vaniteux. L’extension du champ des effets est tout aussi vaste : comique, dérisoire, absurde, nerveux, cynique, irritant avec son petit rire jaune, même thérapeutique à ce que prétendent certains. Autre paramètre complexe, le vecteur utilisé diffère selon la cible, son âge, l’époque, le pays, donnant à l’humour une dimension sociale, générationnelle, largement traçable historiquement dans les pages des journaux, avec leurs histoires drôles, articles et anecdotes humoristiques, ou encore dessins et caricatures. Aujourd’hui, l’avènement des réseaux sociaux, et leur ligne éditoriale réactive, jeune et spontanée, plébiscite un second degré ironique, débridé, devenu l’ethos de l’époque. L’exercice académique de la définition n’est donc pas aisé, chacun mettant le nez rouge sur le champ qui lui semble le mieux approprié. L’angle d’un « rafraîchissement mental »1 paraît très léger, quand l’approche de « communications amusantes qui produisent des émotions et des cognitions positives au niveau de l’individu, du groupe ou de l’organisation »2 semble trop scientifique, déjà prêt à être théorisé.
Dans le milieu militaire français, aborder le sujet est délicat : l’humour, cette comédie excentrique et frivole, est-elle audible dans le tragique violent de la guerre ou le sérieux de la discipline ? Une consigne lapidaire dans un fascicule officiel3 dédié à l’exercice du commandement évacue la réponse en une phrase que l’on imagine écrite hâtivement en nota bene : « Une grande fermeté peut être empreinte de courtoisie, voire d’humour. » Ailleurs, on trouve quelques volontés d’utiliser les bienfaits physiologiques et psychologiques de l’humour dans un processus de résilience du combattant. Mais l’humour ne saurait être conçu comme un moyen pouvant être planifié et mobilisé dans toutes les situations. Il conserve un aspect intuitif, juste pour le « plaisir de la bizarrerie »4. Nous resterons sur cette approche.
On prête alors au militaire français un humour particulier, cocasse, fait de pieds-de-nez à l’autorité, de légères grivoiseries que certains chants accompagnent, de patriotisme gaulois ; toute une manière pour se donner du courage ou faire oublier l’ennui. Le soldat français a donc de l’humour. Pas de manière institutionnelle, documentée, à l’anglo-saxonne, piquée d’une certaine autodérision, mais un humour conforme à l’humour habituel militaire. Un humour mobilisé, en vignettes dans les revues officielles ; en dilettante, en mode soft power ; ou généralisé, dans les moments de cohésion. Bref, le militaire français a de l’humour, la chose est acquise.
- L’humour à la Légion
Étrangement, il semble y avoir en revanche un consensus tranché lorsqu’on parle de la manifestation de l’humour à la Légion étrangère. Comme les Pères de l’Église affirmaient que « Jésus ne riait pas », un officier de Légion assenait, en assemblée, un terrible : « Il n’y a pas d’humour à la Légion. » Étant entendu, en creux, que la guerre ne pouvait être confiée à des farceurs, que la discipline, si forte dans l’institution, pouvait potentiellement être soluble dans l’incongruité irrespectueuse de la plaisanterie, et qu’en dernier ressort le légionnaire était exclusivement destiné aux choses graves de la guerre, voué à la boue et la mitraille. Un jugement sans appel, ramenant le légionnaire à ce que Jean des Vallières exprimait ainsi : « Seuls des plaisirs un peu brutaux, conformes à la vie qu’ils mènent, leur feront passer le souvenir d’autres joies, évidemment supérieures, mais qui ne sont plus pour eux5. » Le légionnaire, taxon militaire un peu fruste, en plus de règles de vie rigoureuses n’aurait donc aucun accès à quelque forme de légèreté, d’esprit, de complexité, d’humour, que ce soit ?
Certains, des plus généreux, modulent ce verdict en lui reconnaissant quelques rares échappées d’humour noir, ce que semble certifier le film La Grande Inconnue (1938), lorsque l’on voit un légionnaire taguer une affiche affirmant « L’alcool tue ! » d’un « Mais le légionnaire ne craint pas la mort ». Mais là encore, l’humour n’est pas bien loin du cafard, cet état nostalgique qui bivouaque à côté de la tristesse.
D’autres encore, dans la même veine sombre, prêtent au légionnaire une posture nietzschéenne – « L’homme souffre si profondément qu’il a dû inventer le rire » –, flattant l’idée que tout légionnaire s’engage pour ensevelir ses tourments cachés sous un voile d’ironie. Le cinéma a joué de cette perception romantique des deux légendes noire et dorée du légionnaire sans foi ni humour, mais beau gosse et follement téméraire.
Enfin, quelques-uns aimeraient faire entrer l’humour de popote dans le registre du possible à la Légion. Ce type d’humour de pieds nickelés a pris sa source dans les régiments d’appelés, véhiculant un peu de cette méchanceté binaire contre « les gradés », de guerre des boutons lorsque le terrien charrie l’aviateur, voire un syndicalisme larvé mâtiné de blagues faussement viriles. Mais la greffe ne prend pas. Le légionnaire se trouve mal à l’aise avec ce type d’humour qui introduit, mine de rien, la discordance d’une provocation, d’une opposition, d’une revendication.
- Avant tout, un humour de situation et de mots
En réalité, il n’y a pas une quelconque manière philosophique dans la façon dont la Légion pratique l’humour. Celui-ci ne s’entend donc pas comme le contre-pied ironique de la souffrance de l’existence de ces hommes, de leur désarroi ou de leurs coups de cafard. Même s’il reste encore quelques étranges fantasmes là-dessus, il est plus honnête d’établir comme postulat que l’humour advient chez l’individu légionnaire et dans le groupe Légion étrangère comme partout ailleurs. Il emprunte une certaine liberté, un entrain, une forme de supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive, et cette naïveté feinte qu’impose ce type de jeu d’esprit.
Il convient cependant de souligner une vraie singularité de la Légion étrangère qui recrute les ressortissants de près de cent cinquante nationalités aux habitudes linguistiques, socio-éducatives, politico-culturelles, humoristiques différentes. Ces disparités ne se dissolvent pas dans la méthode d’intégration de cette arme (amalgame) ; elles s’agglutinent et se lient dans un bloc qui devient cohérent en dépassant les complexités de la psychologie individuelle au profit d’un collectif construit autour de valeurs (code d’honneur), d’une langue (le français) et d’une histoire (celle de la Légion) communes. Dans cette transmutation, l’humour intime, de naissance, dont se réclament celui qui l’exerce de même que celui qui en est l’objet, s’enrichit de cette nouvelle appartenance culturelle, sous toutes ses formes. Sans chercher à théoriser sur l’existence d’un humour légionnaire, on peut cependant parler d’une forme d’humour « espéranto », agrégeant cette multitude de sensibilités d’esprit : noir anglais, binaire américain, didactique allemand, thérapeutique d’Afrique du Sud, rude d’Australie, auto-parodique juif, ironique français, picaresque espagnol…
Le quotidien des quartiers de la Légion rend compte de sources intarissables d’effets et de situations cocasses engendrées par les nécessaires efforts de communication qui conditionnent les échanges dans ce nouveau collectif. La dissociation, entendue comme confrontation de plusieurs champs sémantiques incompatibles, est à la source de la métaphore drôle, de la rencontre incongrue entre différents accents, de quiproquos, de calembours qui créent autant d’incompréhensions hilarantes. Héléna Maniakis6 parle d’un « légiolecte » particulier, un sabir linguistique hybride où tant la syntaxe que le vocabulaire sont devenus spécifiques. Il y a une connivence, un humour de complicité, à vocation interne, qui fait appel à des références communes, une drôlerie pour happy few, essentiellement orale, instantanée. Comme on lave son linge sale en famille, à la Légion on blague entre soi, et celui qui ne perçoit pas la pointe d’humour s’exclut ou est exclu.

« Une barbe taillée en grenade », Képi blanc, 2009, dessin du capitaine® Perez-y-Cid.
On retrouve cette jovialité de bocage lors du charivari quasi carnavalesque de la Fête des rois ou lors des sketches de Noël. Ces journées sont autant de moments d’autodérision, de contrefaçons des stéréotypes de commandement, de critiques de l’institution, immédiatement allégés d’un clin d’œil. Ils présentent des déformations impertinentes du quotidien. Alors l’humour en vient à réduire la distance culturelle tout autant que les disparités de statut.
Les sketches de Noël, Képi blanc, 1977, dessin de l’adjudant-chef Rudolph Burda.

- Mais aussi un humour illustré, digital, de son époque
L’humour est donc éminemment oral à la Légion ; avec sa forme fragile, réactive la plupart du temps, il ne souffre guère d’être expliqué. Il reste dès lors difficile de retranscrire ces instantanés sur une feuille ou dans des illustrations. Il peinerait à y rester perceptible.
Les « dessins de presse » sont alors une autre façon, mineure, d’exprimer l’humour à la Légion. Ils diffèrent finalement assez peu des illustrations humoristiques militaires traditionnelles, hors une contextualisation d’arme. Les pages humoristiques de Képi blanc7 restent très semblables à celles de la fin du xixe siècle avec ses vignettes dans la veine des illustrations populaires qui contribuent à détendre les esprits, sans gravité inutile, en pavoisant parfois. On retrouve dans ce magazine, lettre de famille de la Légion, des dessinateurs tels Rudolph Burda, Jacques Brouillet ou Ignace Fiedois, avec leurs traits de crayon à l’humour léger, facile, aux interprétations limitées. Le rire vient aisément, car rien n’interpelle sur la société ou l’actualité, l’institution ou les hommes, rien ne condamne ou n’humilie. S’il y a critique, alors un trait d’esprit vient alléger l’allusion. Les caricatures sont sages, les dessinateurs ne mettent rien en cause ; là n’est pas l’objectif de ces dessins.
Et puis l’humour légionnaire a fini par se décloisonner ; par s’ouvrir vers le grand public, avec l’émergence des réseaux sociaux, leur rapidité, leur diffusion incontrôlée, extravertie, démultipliée, leur modernité assurément. Mèmes et punch lines ont remplacé les dessins d’illustration et l’humour de presse. Présente depuis 2017 sur différentes plateformes sociales, la Légion s’est adaptée. Cela suppose une conversion interne, plus qu’une quête de l’extériorité. Un ton nouveau s’est affirmé dans une forme d’humour qui repose sur le paradoxe. Pour Henri Bergson8, ce qui fait souvent rire, c’est une raideur mécanique là où l’on s’attend à de la souplesse. Sur les réseaux sociaux, la Légion a fait le choix inverse, celui de la souplesse et de la flexibilité là où chacun s’attendait à une certaine rigidité. L’effet reste le même.
Dérision et sarcasme sont exclus, et les communicants sont dans une quête d’authenticité avec des traitements plus directs : l’humour devient une émotion forte. Le langage interpelle en sortant du registre purement Légion, ou au contraire en l’affirmant avec excès, sans fausse pudeur. Sur le fond, le message institutionnel reste le même, seule la forme change, elle se régénère en adoptant de nouveaux codes plus drôles. L’authenticité affichée, la franchise directe, dans une société effarouchée, en arrivent à tenir lieu d’humour décalé : « Ils ont osé le dire. » Un humour qui réside dans le télescopage délicat et étrange entre le subtil et l’osé, entre le normé et le décalé, entre le convenu et l’inattendu, la puissance du second degré résidant dans le risque que l’on s’autorise. L’innovation et la performance plaisent, attirent l’attention, font sourire.
Cet humour présente une utilité autre que le seul plaisir, il a mué en se chargeant d’objectifs stratégiques. Il sert aujourd’hui officiellement de moyen de communication. Les contenus drôles, apparemment anodins, recèlent un potentiel d’influence réel et constituent un puissant levier, en particulier pour le recrutement. Une publication humoristique suscitant plus d’engagement, la communication de la Légion a misé sur cette tactique sur son compte Twitter dédié au recrutement. Un ton singulier qui s’est fait remarquer : la Légion a donc de l’humour, la chose ne se fait plus en huis clos mais en public. Mais cet humour-là, intégré dans une communication institutionnelle, doit se prodiguer par petites touches afin de ne pas s’essouffler en de quotidiennes réparties qui finissent par user, lasser et par être mal comprises : faire de l’humour en ligne, c’est forcément prendre ce risque-là. Cette ligne éditoriale a été mise en sommeil en juillet 2022, non pas faute de combattants ni sous les coups de ciseaux de Dame Anastasie ni même du fait d’une trop stricte autocensure, mais juste comme un clap marquant la fin de la première saison d’une série de publications qui a tenu ses promesses, qui laisse les abonnés sur leur faim, qui appelle une suite.

Montage pour le compte Twitter du recrutement, 2021, lieutenant-colonel Bourban.

Montage pour le compte Linkedin, 2020,
lieutenant-colonel Bourban.
- Pour conclure
Les « amuseurs » étaient des ministri satanae (« serviteurs de Satan ») au Moyen Âge et des anarchistes un peu plus tard. Le légionnaire n’est assurément ni l’un ni l’autre. À tout le moins, on peut reconnaître qu’il a longtemps été freudien quand il envisageait « le gain de plaisir humoristique comme autant d’économie de dépense affective » : il était drôle parce que pas trop sensible quand il s’exagérait, perdu dans les sables du désert. Puis, il fut baudelairien avec son rire et son humour à la fois « signe d’une grandeur infinie et d’une misère infinie »9. Ce légionnaire-là, légendaire et romantique, a fait son cinéma aux côtés de Marlene Dietrich.
Enfin, la société évoluant vers le spectacle permanent, l’humour est devenu, au-delà d’un état d’esprit, un mode de pensée, « une manière de voir le monde », disait Ludwig Wittgenstein10, où l’expérience directe et réelle du monde est refusée à l’homo numericus, dans une trajectoire qui va de l’humour à la manipulation. Dans cette civilisation ludique, le légionnaire émancipé, derrière la sévérité de sa réputation et l’intensité objective de sa vie, porte la marque d’un humour démystificateur, libérateur, un peu crâne, « qui retient quiconque de devenir un courtisan, de faire des courbettes, de perdre son âme », comme l’affirmait Rudy Ricciotti11 dans Manifeste légionnaire.
1Selon l’expression de William F. Fry citée dans J. J. Wittezaele et T. Garcia, À la recherche de l’école de Palo Alto, Paris, Le Seuil, 1999.
2“Organizational Humor” selon Eric J. Romero et Kevin W. Cruthirds, “The Use of Humor in the Workplace”, Academy of Management Perspectives, 2006.
3« L’exercice du commandement dans l’armée de terre » (Livre bleu), 2016.
4J. Morreall, The Philosophy of Laughter and Humor, Suny Press, 1987.
5J. des Vallières, Les Hommes sans nom, Paris, Albin Michel, 1933.
6H. Maniakis, Le « Légiolecte ». Le français de et à la Légion étrangère, Paris, L’Harmattan, 2020.
7Képi blanc est un magazine mensuel de la Légion étrangère édité depuis 1947, « un organe de liaison, une lettre de famille, un journal sans politique et sans polémique ».
8H. Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Félix Alcan, 1900.
9Ch. Baudelaire, De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques, 1855.
10L. Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, Flammarion, 2002.
11R. Ricciotti, Manifeste légionnaire. 88 pas-minute au service de la démocratie, Paris, nbe éditions, 2021.