N°50 | Entre virtuel et réel

Romain Desjars de Keranrouë  Xavier Rival

La mort à distance interrogée

Libye, août 2011. Deux avions de combat tournoient à plusieurs milliers de mètres d’altitude au-dessus du golfe de Syrte, observant les combats entre forces loyalistes et rebelles. L’autorisation de tir accordée, l’un d’eux ouvre le feu afin de détruire le lance-roquette qui menace ces derniers. La mort est donnée à distance, nette et sans bavures.

Mali, février 2020. Un drone mq-9 Reaper, en orbite à haute altitude, suit depuis plus d’une heure deux terroristes à moto. Sur ordre du commandement, il est placé en position de tir et délivre une bombe gbu-12. C’est le summum de la mort donnée à distance : aucune menace, même plus de risque de panne pour l’équipage.

À l’image des archers d’hier, les tireurs d’élite ou les artilleurs d’aujourd’hui, qu’ils mettent en œuvre leurs canons depuis la terre ferme ou depuis une frégate pour faire feu sur la côte, tout comme les équipages d’hélicoptères d’attaque et de chasse, peuvent opérer depuis une zone présentant beaucoup moins de danger. En l’absence de toute aviation adverse, à une altitude suffisante pour ne pas être inquiétés par les défenses antiaériennes ennemies, les pilotes et les navigateurs de combat ne redoutent que l’accident qui les conduirait à s’éjecter en territoire hostile. Les équipages de drones armés, bien qu’ils soient déployés sur les théâtres d’opérations où ils opèrent, courent encore moins de risques. Les développements technologiques actuels laissent d’ailleurs entrevoir de nouvelles façons de combattre à distance dans le milieu spatial ou le cyberespace.

Pour le général d’armée François Lecointre, le militaire ne peut accepter de porter l’exorbitante responsabilité de donner la mort sur ordre que s’il risque la vie de ses hommes ou sa propre vie en retour. Dans « La mort donnée et la mort reçue », il écrit : « Cette symétrie déontologique entre la mort que j’accepte de donner parce que c’est ma fonction de soldat de porter la puissance de l’État jusqu’à donner la mort, et cette mort que je suis prêt à risquer pour mes hommes et pour moi-même est absolument essentielle1. » Or, force est de constater que les armées françaises ont été largement engagées ces dernières années sur des théâtres d’opérations où la supériorité aérienne n’était pas contestée par leurs ennemis. Les équipages de chasse et de drones armés ont ainsi bénéficié d’un formidable ascendant opérationnel en étant capables de surveiller puis de frapper ceux-ci au moment opportun tout en restant à distance, c’est-à-dire sans risquer d’être blessés ou tués.

On pourra arguer que l’équilibre déontologique explicité par le général Lecointre existe bien. En effet, les équipages peuvent constituer des cibles privilégiées lorsqu’ils ne combattent pas, appuyer de leurs feux leurs camarades plongés au sol au milieu des combats, et prendre des risques importants à l’entraînement lorsqu’ils quittent la terre ferme. Mais force est de constater qu’ils ont pris part ces dernières années à des campagnes de bombardement offensif décidées avant tout déploiement de troupes au sol, en arrière de la ligne de front ou en plein cœur du dispositif ennemi, et qu’au moment précis de donner la mort ils ont pu ne pas mettre leur intégrité physique en jeu. Il est clair que ce constat ne vaut que dans le cadre d’engagements asymétriques, situations qui restent néanmoins assez particulières pour les équipages de chasse qui doivent également être en mesure de prendre part à des engagements de haute intensité durant lesquels ils retrouveraient le combat de mêlée dans la troisième dimension.

Ainsi, il nous est apparu pertinent de nous interroger sur la vision défendue par le général Lecointre. L’asymétrie technologique entre les forces armées françaises et celles de leurs ennemis, qui se manifeste notamment par la maîtrise de la troisième dimension, engendrerait-elle une asymétrie déontologique qui ferait perdre aux équipages ce qu’il y a finalement d’essentiel ?

Cet article défend l’idée selon laquelle, dans le contexte des conflits asymétriques, les équipages, même quand ils agissent à distance, s’inscrivent pleinement dans cette symétrie déontologique. Ils prennent certes un risque physique faible, mais ils font surtout face à un risque psychologique, éthique voire spirituel en acceptant de tuer en restant à distance de l’ennemi. Ils doivent y être préparés par le commandement.

  • Décider dans l’incertitude

Aujourd’hui, dans la très grande majorité des situations en opération extérieure, l’environnement tactique est bien connu. Les équipages de chasse et de drones restent à distance pour observer avec précision l’ennemi, et ouvrent le feu au moment opportun en appliquant des règles d’engagement qui déterminent précisément la conduite à tenir. L’allonge dont ils bénéficient limite les risques qu’ils encourent.

Néanmoins, le « brouillard de la guerre » déjà décrit par Clausewitz au xixe siècle peut réapparaître, l’ennemi n’hésitant pas à utiliser la ruse pour créer la surprise. Il est alors impossible pour les équipages de connaître avec certitude ce qu’il se passe au sol. Des troupes amies au contact de l’adversaire peuvent les renseigner, comme ils peuvent aussi utiliser des équipements de haute technologie ou prendre plus de risque, en volant plus bas par exemple, afin de connaître davantage de détails, comme le type d’arme porté par un individu suspect. Ils peuvent également être en relation avec les centres de commandement qui combinent les informations provenant de différents intervenants et observateurs. Ces pratiques limitent l’incertitude, mais l’imprévisibilité des combats demeure, alors que la moindre erreur peut avoir de graves conséquences au plan tactique, au plan stratégique voire au plan politique d’une campagne militaire. Quelles auraient été en effet les conséquences d’une erreur de frappe lors des premiers bombardements au-dessus de la Libye en 2011, ou lors du raid Hamilton sur la Syrie en 2018 ? La responsabilité de l’équipage est ainsi immense.

S’il a un doute, l’équipage n’ouvrira pas le feu. Mais comment peut-il être certain de bien comprendre ce qu’il se passe au sol si, par exemple, les forces terrestres sont en position défensive et ne connaissent pas avec exactitude la position de toutes les forces ennemies… et amies, et réclament un appui aérien d’urgence ? Il ne peut que s’appuyer sur un faisceau d’indices et de présomptions plus ou moins fortes afin d’identifier une cible comme un objectif militaire, et pour prendre la décision d’ouvrir le feu. Il cherche alors à avoir l’« assurance raisonnable » d’avoir saisi la situation tactique dans son ensemble.

Observer davantage les événements pour recueillir plus d’information et affermir son jugement est toujours possible, mais certaines situations exigent parfois des réactions rapides. L’équipage doit alors faire face à une contradiction terrible, et décider en son âme et conscience : s’apprêtant à prendre la décision de donner la mort, qui exigerait, en toute légitimité, une absolue certitude, il ne peut tout savoir de l’action sur le terrain. Pire, lorsqu’il déclenchera le départ de la munition, celle-ci volera plusieurs dizaines de secondes, temps pendant lequel la situation tactique au sol est susceptible d’évoluer. Certes l’équipage connaît avec certitude la durée du vol de ses armes, mais il ne peut être sûr de ce qu’il se passera après le tir – des troupes amies à couvert pouvant soudainement apparaître par exemple.

C’est cette part d’incertitude, irréductible, qui peut troubler l’équipage. Pour continuer à agir et à remplir sa mission, il doit ainsi parfois être amené à prendre un risque fort, celui de penser qu’il a suffisamment d’éléments tangibles pour donner la mort alors que l’erreur, même la plus infime, est impardonnable étant donné l’enjeu moral et les technologies toujours plus sophistiquées utilisées pour comprendre la situation. Il doit être prêt à faire face à des situations exceptionnelles qui pourraient le blesser voire le traumatiser au plus profond de son âme, qu’il décide de ne pas tirer – il peut agir avec une précaution excessive et ne plus protéger les troupes amies qui seront finalement blessées voire tuées ; il se reprochera alors de ne pas avoir pris suffisamment de risques –, ou d’intervenir à tort en raison de la forte pression opérationnelle par exemple – il s’en voudra d’avoir été trop audacieux si son action a entraîné de graves conséquences pour les populations civiles ou les troupes amies.

Cette contradiction insoluble est profondément ressentie par l’équipage alors que la munition est en vol. Ce sentiment ne dure que quelques secondes et cette incertitude disparaît complètement dès que la mission est débriefée et qu’il est certain que l’objectif militaire ciblé a bien été détruit. Mais à l’instant où l’arme quitte l’aéronef, ce tourment terrible est bien présent. L’équipage se demande déjà s’il a fait le bon choix. Il peut douter également de la confiance qu’il a accordée à tous ceux qui lui ont donné les informations dont il avait absolument besoin pour prendre sa décision. Il se prend enfin à se méfier de la fiabilité technique de la bombe qu’il a larguée ainsi que de ses propres facultés cognitives qui lui ont permis de comprendre une situation tactique particulièrement complexe dans un temps très contraint. L’équipage prend alors pleinement conscience que, même s’il n’est que le dernier maillon d’une longue chaîne de spécialistes qui ont pris chacun, à leur niveau, leur responsabilité, il est le dernier à devoir juger de la nécessité de donner la mort.

Plus encore, s’il n’est pas en danger dans son intégrité physique, l’aviateur peut prendre le risque d’une « blessure d’âme » touchant sa dimension spirituelle. Après un tir, il peut ressentir « d’avoir agi comme Dieu », outrepassant un interdit structurant des sociétés occidentales judéo-chrétiennes, le « Tu ne tueras point ». Les rapports américains qui pointent le risque accru de syndrome post-traumatique au sein des équipages de drone le démontrent2.

  • Pour un surplus éthique dans les combats asymétriques

Lors des opérations aériennes, les équipages appliquent le droit de la guerre issu de la théorie de la guerre juste (jus in bello), déclinaison juridique des grands principes d’humanité, qui vise principalement à limiter le mal de la guerre et à éviter les souffrances inutiles. Les principes de discrimination, de nécessité et de proportionnalité doivent ainsi être respectés avant toute frappe. Les règles d’engagement, qui permettent de guider l’action des équipages dans la grande majorité des situations, sont issues de ces principes. Néanmoins, dans certaines conditions délicates, celles-ci ne suffiront pas à trouver les réponses adéquates. C’est en assumant cette responsabilité morale, cette prise de risque intérieure, où la décision de porter la mort est prise dans une situation critique, que la symétrie déontologique s’établit chez l’aviateur qui combat à distance.

L’équipage doit avoir la garantie de toujours agir de manière juste. Il lui faut donc développer une éthique exigeante, avec l’aide du commandement, afin de rééquilibrer l’asymétrie technologique et opérationnelle que procure la maîtrise de la troisième dimension. Il s’agit d’un véritable impératif qui lui interdit, alors qu’il possède une supériorité opérationnelle écrasante – pouvoir surveiller puis frapper son ennemi quand il le souhaite, sans mettre en jeu son intégrité physique –, de tomber dans la violence et la barbarie. C’est ce « surplus » éthique qui viendra alors rétablir l’équilibre déontologique au profit de l’équipage lui-même et lui apportera les forces morales nécessaires à l’acte de combat à distance. Parce que « toute facilité extérieure qui ne crée pas une exigence intérieure dégrade l’homme »3, il y a nécessité morale pour celui qui combat à distance de développer un sens aigu de l’éthique afin de conserver son humanité dans un environnement ultra-sophistiqué où il domine son adversaire par une technologie très aboutie.

Le rôle du chef est de venir rappeler la profondeur de ce questionnement et de pousser ses subordonnés à y réfléchir, de les inciter à se pencher sur l’acte de donner la mort tout en garantissant que cette introspection ne va pas les inhiber, car « côtoyer la mort, s’exposer à des blessures, tuer ou blesser d’autres personnes frappent les esprits, attaquent la psyché, inquiètent les âmes4 ». Rude tâche, mais combien motivante, qui doit donc créer les conditions de ce surplus éthique, pour qu’en toutes circonstances, les équipages puissent exercer leur liberté de jugement, et décider avec justice et une intention droite.

  • Prendre la décision juste, dans l’instant des combats

Les équipages de chasse et de drones armés suivent une formation longue et sélective. Elle vise à les rendre capables d’affronter les situations les plus incertaines, en développant chez eux les automatismes et les réflexes qui leur garantiront de conserver leur lucidité dans l’action, en leur donnant les connaissances nécessaires à l’exercice de leur liberté de décision et en les aidant à acquérir une éthique exigeante, gage d’une juste décision prise « à temps » avec droiture.

Cette formation passe tout d’abord par l’aguerrissement du corps, puis par la maîtrise de la machine, du geste technique. Les cockpits d’avions de combat ou de drones sont des environnements déconcertants qu’il faut apprivoiser. Sont bien sûr travaillées les procédures normales et de secours, mais aussi, de façon progressive, l’adaptabilité des équipages, c’est-à-dire leur capacité à vivre l’instant présent, le réel, pour qu’ils puissent être pleinement concentrés sur ce qu’il se passe sur le champ de bataille. Il s’agit ensuite de développer leur résistance psychologique, en injectant progressivement à l’entraînement des situations de plus en plus stressantes. Même s’il semble difficile d’aborder avec sérénité la réalité d’un tir, la préparation opérationnelle permet de conditionner le combattant pour que, le jour venu, il sache réagir en gardant la tête froide. Les exemples illustrant cette importance du drill5 dans des conditions toujours plus proches de celles de la guerre abondent au sein des troupes d’élite. Le geste devient réflexe, la confiance en soi naît de cette répétition, qui permettra d’appliquer avec efficacité les actes du combat.

Cependant, l’ouverture du feu, le rapport à la mort, engage la personne humaine. Il ne faut pas l’oublier, surtout lorsque la technique est très présente voire invasive comme dans un cockpit d’avion de combat ou de drone. Si les deux premières dimensions de l’être viennent d’être abordées et sont travaillées à l’entraînement, il reste la densification métaphysique, la plus essentielle, celle de la vie intérieure. « Ce questionnement métaphysique concernera le sens de la vie (avec en creux celui de la mort), […] celle de la certitude et de l’incertitude, […] du bien et du mal6

Les équipages évoluent au sein d’opérations aériennes très complexes. La réussite de celles-ci dépend de leur capacité à faire face aux imprévus. C’est une grande responsabilité dont ils prennent très tôt conscience lors de leur formation. La préparation des missions est minutieuse et permet de définir le plan le plus adapté, notamment l’armement qui sera utilisé car considéré comme le plus proportionné entre nécessité militaire et limitation des dégâts occasionnés. Mais l’imprévu est certain lors de l’exécution. Les équipages le savent et apprennent à rester humbles face aux événements qu’ils pourraient devoir affronter, des conditions météorologiques qui rendent la mission délicate à accomplir ou une situation tactique fortement évolutive par exemple. Cette humilité se travaille au quotidien, dans l’honnêteté des débriefings de mission à l’entraînement comme en opération. Rechercher sans relâche l’excellence tout en acceptant les erreurs, c’est aussi accepter de ne pas tout maîtriser.

Pour pouvoir trouver une solution juste « à temps » dans cet environnement complexe, l’équipage jouit d’une grande liberté de décision et d’action. Il évolue pour cela à l’intérieur d’un cadre strictement défini par le chef, qui donne ses intentions. Ce cadre d’action lui assure qu’il participe à un engagement collectif dont la cause est légitime et l’intention droite selon les critères de la guerre juste définie par saint Augustin7.

C’est aussi le moment où la confiance mutuelle s’établit. Le chef exige de ses subordonnés la réalisation de la mission et, dans une réciprocité essentielle, s’engage à les défendre, à ne rien cacher à ses supérieurs des difficultés qu’ils pourraient rencontrer. Avoir conscience d’être au service d’une cause juste qui transcende l’individu au profit du collectif, c’est la garantie d’agir avec honneur en vue du bien commun, « cette façon de combiner obéissance et responsabilité »8, obéissance à des règles bien déterminées mais responsabilité et courage moral lorsque celles-ci ne suffisent plus.

Face à la fulgurance d’une situation vécue, où le dilemme va se jouer dans l’instant et l’action prendre le pas sur la réflexion, l’honneur du combattant sera alors le rempart contre la tentation de l’hubris, du tir à tout prix, à laquelle l’excitation du moment peut conduire. Cet honneur s’exprime par la liberté intérieure, où l’équipage est au seul service d’une mission qui le dépasse. Ainsi, si une situation critique survient, il cherchera à avoir l’assurance raisonnable de bien comprendre les événements, exercera son esprit d’analyse tout en sachant faire preuve de caractère, cette « vertu des temps difficiles »9. L’action de retenir le feu face à une situation floue et malgré un cadre légal qui paraît justifié en est le meilleur exemple. Elle s’apparente à un code d’honneur de l’équipage de bombardement qui, alors même que sa supériorité opérationnelle est indiscutable, préfère, pour paraphraser Hélie Denoix de Saint Marc, l’« Honneur aux honneurs ». Car c’est grâce à l’honneur que le comportement au moment de donner la mort sera mesuré et choisi librement face à la tentation de « se servir ».

La formation impose enfin un travail sans relâche des jeunes équipages et de leurs cadres afin de maîtriser les nombreuses procédures, de transmettre des connaissances précises sur les systèmes d’arme, mais surtout l’expérience des plus anciens. Ce travail est réalisé en vue de l’obtention par les plus jeunes d’une qualification opérationnelle, mais reste indispensable pour tous les équipages à chaque déploiement sur un théâtre de guerre (compréhension des règles d’engagement, connaissance culturelle des zones survolées et surveillées ainsi que des forces ennemies, lecture et analyses des retours d’expérience…).

Cette connaissance forge leur intuition, complémentaire de tout processus analytique, qui leur permet de juger les conséquences de leur action en élargissant leurs vues. Fruit de l’expérience et d’une analyse sans concession du réel, elle procède non pas seulement d’un sixième sens ou d’une intelligence prémonitoire, mais de longues heures de travail et de réflexion tactique. « L’intuition réside dans la connexion en une fraction de seconde d’années d’expérience, de réflexions, de rencontres ou de lectures accumulées en vrac au fil du temps, des hypothèses sans liens apparents entre elles. Ne devant rien au hasard, elle ne jaillit pas du néant10.» Elle se déploie dans le temps long, par le travail de réflexion et de méditation car « ce qui caractérise l’homme d’action, c’est la promptitude avec laquelle il appelle au secours d’une situation donnée tous les souvenirs qui s’y rapportent »11.

Ainsi, face à l’incertitude, l’intuition déploie l’initiative qui devient compréhension du sens de la mission et décision d’action. Elle apporte ce supplément d’âme à la décision indispensable à un agir moral intègre. Le courage moral qui s’y adosse est essentiel pour juger et pour décider alors que la conscience est pleinement sollicitée face à l’incertitude de l’immédiat du combat. Ce courage moral est donc partie prenante de cette éthique de l’action en se conjuguant avec le sens de l’honneur et l’humilité pour répondre aux questions essentielles portant sur l’acte de donner la mort, son intention et ses conséquences.

C’est alors au chef militaire, et au commandant d’unité en particulier, d’ouvrir le dialogue avec ses équipages afin de leur donner le sens de leur action létale et développer chez eux une déontologie spécifique. Cela incitera les aviateurs à réfléchir, à trouver des réponses au pourquoi agir, au profit de qui, car « ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort »12. Il pourra les conseiller au travers de lectures, de réflexions personnelles et organisera des rencontres dédiées à cette réflexion. Le général Benoît Royal évoque ce type de réunion dans L’Éthique du soldat français13. Ce travail collectif, face à des cas concrets, rencontrés ou tirés de l’expérience de plus anciens, est une bonne base de départ, en s’appuyant sur les psychologues militaires et les aumôniers militaires. Il s’agit ici non pas d’apporter des réponses toutes faites, car la conscience est un sanctuaire inviolable, mais bien de faire grandir la vie intérieure de ses subordonnés et de leur faire saisir que la force d’âme est le dernier rempart face à l’ivresse et la fureur du combat. C’est un devoir et une exigence du commandement, afin qu’à l’aune de cette densification de l’être, éthique, honneur et courage moral se combinent pour répondre à cet engagement singulier.

Ce jugement personnel, profondément humain, qui évalue l’assurance raisonnable d’agir, n’est pas réalisable par une machine, même douée d’intelligence artificielle. Ce risque pour l’intégrité des équipages, c’est finalement aussi le « prix à payer » pour ceux qui ont une écrasante supériorité technologique sur leurs adversaires qu’ils combattent à distance dans les airs ou depuis d’autres milieux. Comme le rappelait le maréchal Ferdinand Foch, « la réalité du champ de bataille est que l’on n’y étudie pas : simplement on fait ce que l’on peut pour appliquer ce que l’on sait »14, le chef militaire devant privilégier la vertu de prudence, qui sauvegarde l’initiative, au principe de précaution, qui sclérose l’action sur le champ de bataille.

1 F. Lecointre, « La mort donnée et la mort reçue », in J.-P. Pakula (dir). Le Soldat et la Mort, actes du colloque anopex, Paris, Historien Conseil Éditions, 2019, pp. 125-132.

2 Hardison et al., Stress and Dissatisfaction in the Air Force’s Remotely Piloted Aircraft Community, rand Corporation, 2017, Focus Group Finding, www.rand.org/t/RR1756.

3 G. Thibon, La Violence au service de la liberté, actes du congrès de Lausanne VII, 29 et 30 avril-1er mai 1972.

4 13e rapport thématique du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire.

5 Terme anglais qui signifie « entraînement répétitif ».

6 G. Chaput, Ch. Venard et G. Venard, La Densification de l’Être. Se préparer aux situations difficiles, Paris, Pippa Éditions, 2017.

7 Saint Augustin, De Civitate Dei.

8 H. Drévillon, « Qu’est-ce que l’honneur ? », Inflexions n° 27, 2014, pp. 19-30.

9 C. de Gaulle, Le Fil de l’épée, rééd. Paris, Perrin, « Tempus », 2015, p. 60.

10 G. Rety, « Plaidoyer pour l’intuition en gestion de crise », Les cahiers de la Revue Défense nationale, « Un monde en turbulence. Regards du chem », 68e édition, 2019.

11 H. Bergson, Matière et mémoire [1896], chapitre III, Paris, puf, 1965, pp. 167-170.

12 A. de Saint Exupéry, Terre des hommes, Paris, Gallimard, 1939, p. 176.

13 B. Royal, L’Éthique du soldat français, Paris, Economica, 2008.

14 F. Foch, Les Principes de la guerre. Conférences faites à l’École supérieure de guerre, Paris, Berger-Levrault, 1903.

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