Fin 2012, Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, profite d’un déplacement dans le Sud-Ouest pour visiter le 5e régiment d’hélicoptères de combat (5e rhc) que je commande alors depuis plus d’un an. Je choisis de lui faire découvrir le centre de simulation où se fait la préparation opérationnelle des équipages sur le plan technique. Cet outil permet en effet de simuler un vol sous toutes les formes possibles, y compris jusqu’au poser sur des bâtiments de la Marine nationale par mauvaise mer, avec les procédures d’urgence de pannes ou autres avaries, mais aussi l’environnement météorologique, même très dégradé… Ce centre permet également la préparation opérationnelle des équipages sur le plan tactique, autour d’exercices reproduisant l’environnement complexe d’un dispositif tactique complet.
Au moment de cette visite, les opérations en Côte d’Ivoire, en Afghanistan et en Libye sont derrière nous. Avec mes principaux subordonnés, j’ai fait le choix d’orienter la préparation opérationnelle du régiment autour du Sahel et de la Syrie, deux régions où les armées françaises ne sont pas engagées, mais qui sont des sujets de préoccupation sur la scène internationale. Devant l’étonnement de Claude Bartolone, j’explique que la simulation et le choix de théâtres « virtuels » aident les soldats à tourner la page des engagements antérieurs aux contraintes désormais bien connues, et les obligent à penser autrement, en intégrant des difficultés nouvelles, comme l’élongation des distances au Sahel ou un adversaire qui pourrait nous surprendre même si nous pensons déjà bien le connaître. Le soldat doit en effet en permanence sortir de sa zone de confort et développer cette capacité à acquérir de l’expérience dans des situations simulées réalistes et parfois extrêmes. Une expérience paradoxalement virtuelle, car obtenue en simulation lors d’exercices complexes ainsi rendus possibles. Elle lui permettra de dépasser la technique du pilotage, même difficile, pour se concentrer sur la situation tactique, c’est-à-dire le combat en cours, et sur l’optimisation de l’utilisation du système d’armes de l’hélicoptère.
- Les contraintes du réel
La simulation existe dans la formation de base des unités militaires et dans la préparation aux engagements opérationnels depuis le xixe siècle. Pour autant, elle s’est considérablement développée durant les dernières décennies pour occuper désormais une place prépondérante dans cette préparation. Globalement, une heure d’entraînement au pilotage d’un hélicoptère de combat sur deux est effectuée sur simulateur, aussi bien en école que dans les régiments, et ce ratio se retrouve dans toutes les fonctions opérationnelles et dans toutes les armées.
Plusieurs facteurs ont conduit les armées à s’engager dans cette voie, le principal étant la préservation des matériels de moins en moins nombreux, y compris les munitions, et dont la sophistication de plus en plus grande engendre un coût d’utilisation croissant. En outre, l’engagement opérationnel, qui connaît un niveau élevé, a conduit les états-majors à déployer massivement ces matériels sur le terrain : la priorité est donnée aux soldats engagés, qui, de plus, doivent bénéficier des technologies les plus récentes. Depuis 2006, les régiments conservent un parc de service permanent de volume variable leur permettant juste de conduire les activités d’instruction et d’entraînement réalisables dans leur garnison. Les entraînements de niveau supérieur sont, eux, effectués en centres d’entraînement spécialisés ainsi que sur des parcours de tir définis. L’entraînement se conclut par les contrôles opérationnels des unités de combat conduits à chaque niveau : régiment, brigade et division. Si ceux des régiments peuvent encore être réalisés avec le déploiement de leurs matériels propres, ceux d’une brigade ou d’une division exigent un niveau de simulation important pour faire jouer les voisins, les régiments et les unités subordonnés, ainsi que le niveau hiérarchique supérieur. C’est donc ce contexte général qui a favorisé voire imposé l’utilisation de plus en plus fréquente de la simulation par le soldat, de sa formation à son engagement opérationnel.
- Application au domaine militaire
La géographie et la cartographie ont été très tôt des sciences indispensables pour caractériser les possessions et les positions des unités. L’accès à l’outil informatique a généré un besoin de numérisation pour lire les cartes, pour les faire vivre par la virtualisation d’unités ou de ressources et pour les transmettre via des systèmes d’information. La simulation est arrivée en organisant le virtuel selon des doctrines ou des procédés connus et validés. L’évolution récente est la simulation hybride, qui combine opérations réelles et opérations virtuelles. Et l’info valorisation, qui permet de prédire ou de mieux présenter des informations cachées ou dont la pertinence directe n’est pas immédiatement visible ou compréhensible. L’intelligence artificielle rend possible la présentation des solutions ou des hypothèses avec des critères de vérification et des points de décision beaucoup plus factuels. Toutes ces notions distinguent en fait plusieurs types de numérisation aux vocations différentes, mais complémentaires.
- Numérisation et simulation
La numérisation des actions se distingue de la simulation, ayant pour finalité la transmission d’informations réelles, modélisées et organisées afin de gagner en réactivité de transmission et d’analyse. On la retrouve dans les systèmes d’information géographique, à base de cartographie, point clé pour emporter la bataille, mais aussi dans les systèmes d’information tactique : ce système informatique permet de présenter et de partager une action tactique plus ou moins simple en agrégeant différents niveaux afin de pouvoir analyser une situation du niveau section de combat jusqu’au niveau régiment voire brigade. Au plan supérieur, on parle de système d’information et de commandement.
La simulation est mise en œuvre dans plusieurs domaines. Le premier est la préparation des forces, en complément et/ou en substitution des moyens organiques (ou réels). Dans ce cadre, elle doit aider les forces à maîtriser, à optimiser et à valoriser l’utilisation de leurs systèmes réels, tout en apportant un espace de manœuvre virtuel réaliste et varié ainsi que le cadre pédagogique indispensable à cette préparation. Le deuxième est celui de l’appui aux opérations pour aider les forces à planifier et à conduire les opérations, à préparer et à répéter les missions, à maintenir les savoir-faire et à conduire les analyses d’anticipation. Le troisième est celui de la préparation de l’avenir pour aider à construire et à évaluer des modèles capacitaires, à élaborer ou à actualiser les concepts et les doctrines, et à concevoir ou adapter les systèmes en maîtrisant les risques et les innovations. La simulation permet ainsi de représenter de manière quasi parfaite une action précise et limitée.
- La virtualisation
La virtualisation apparaît dans la réalisation d’exercices en partie ou totalement simulés et qui se couplent avec des exercices réels. Ainsi dans l’exercice Orion, programmé en 2023, le réalisme de l’exercice réel sera décuplé par la simulation, qui viendra en complément. Les actions des niveaux supérieurs (corps d’armée par exemple) ou des autres acteurs du théâtre (autres composantes de l’armée de terre, mais aussi autres armées) apporteront bien entendu des solutions dans la conduite de l’action, mais contraindront aussi le joueur à composer avec l’environnement complexe de ces unités extérieures (gestion de l’espace, élaboration et communication des ordres, coordination…). La virtualisation permet aussi d’intégrer toutes les spécificités des opérations multi-domaines : influence, communication, gestion des populations, actions cybernétiques…
Pour l’animation de l’exercice, des documents complets d’« ennemis d’exercices » de niveaux différents peuvent être générés par les systèmes informatiques afin de proposer un exercice à double action avec un contrôle permanent du réalisme. L’intelligence artificielle propose ainsi un mélange optimisé des capacités.
Les limites de la virtualisation doivent bien entendu être intégrées. « Virtualiser » le combat des hommes ne permet ni de se projeter de façon absolue et totale dans la réalité d’une opération ni de se focaliser sur la guerre informationnelle ; cela ne peut donner toutes les clés d’une intervention militaire. Lors des exercices otan de division de type Warfighter, par exemple, les pertes en vies humaines annoncées par la simulation sont du même ordre que celles de la Première Guerre mondiale, or il n’est pas certain que nos sociétés soient encore capables d’assumer des coups aussi violents. Les chefs militaires doivent se préparer à la haute intensité sans « virtualiser les pertes », mais bien en intégrant la nécessité de préserver les combattants.
- L’info valorisation
Le combat multi-milieux et multi-domaines couvre aujourd’hui les milieux air, terre et mer, mais aussi l’espace et le cyberespace, le spectre électromagnétique et la sphère informationnelle. Il impose de pouvoir présenter à tous les niveaux de décision des synthèses priorisées des combinaisons d’actions de l’adversaire, concurrent ou ennemi. L’info valorisation est également nommée « simulation embarquée » dans le monde anglo-saxon, car il s’agit de simuler des informations complémentaires pour des équipages ou des états-majors ne disposant pas de ces éléments qui peuvent être prédictifs (calculés) ou transmis par d’autres sources (fusionnés).
L’intelligence artificielle simule de plus des scénarios complets en fonction de faits marquants relevés dans des domaines très divers et en priorise les probabilités. Elle permet ainsi de présenter des situations d’ensemble fondées sur des faits sans signification pris individuellement, mais auxquels elle donne une cohérence tactique en les mettant en relation. Le système scorpion utilise l’info valorisation pour, par exemple, intégrer des éléments normalement invisibles : un véhicule caché détecté par une unité hors de portée de tir est répertorié et présenté virtuellement à tous les autres membres du réseau ; personne ne sera surpris par son arrivée et il sera mis hors de combat par le moyen le plus adéquat. À terme, le char posté derrière les arbres, invisible à l’œil nu, sera révélé en raison de sa radiation électromagnétique, pris en compte en info valorisation et ainsi rendu visible sur les écrans des équipements scorpion qui pourront mettre en place un tir de neutralisation.
Des exercices de contrôles hybrides, comme le futur exercice Orion, vont désormais pouvoir mélanger la simulation virtuelle et constructive à des exercices réels pour déployer et entraîner des niveaux division et corps d’armée.
- Conclusion
Les armées ont depuis longtemps appris à composer entre le monde réel et le monde virtuel, avec pour seule finalité la nécessité de se préparer au mieux aux engagements opérationnels à venir. Simuler le réel pour économiser un matériel rare et onéreux, l’amplifier pour durcir la préparation en accentuant à volonté des phénomènes naturels tout en introduisant des avaries sur le matériel servi, le compléter par des informations indisponibles directement aux acteurs de terrain sont des solutions largement développées. La tactique n’échappe pas à la simulation, qui permet de rejouer une séquence complexe ou de durcir à l’envi un scénario, et ce sans mobiliser de nombreux moyens sur le terrain.
La génération actuelle de soldats, notamment les plus jeunes, est née dans un monde où le virtuel et la simulation ont pris une place évidente et très souvent maîtrisée. Elle ne rechigne donc pas à consacrer la moitié de son temps à la formation puis à la préparation opérationnelle dans un tel environnement. La simulation aide à gagner en expérience, probablement en agilité et en confiance, ce qui permet ensuite au combattant de mieux se consacrer au cœur de sa mission en maîtrisant davantage son environnement global. Pour autant, il faut garder à l’esprit qu’elle ne remplace pas et ne remplacera jamais totalement la réalité du terrain. Elle ne procure pas les sensations du réel, avec cette notion de risque et la conscience bien présente que, lors d’un engagement opérationnel, on peut donner comme recevoir la mort.