Lieutenant au 27e bataillon de chasseurs alpins, d’août 2002 à août 2005, j’ai commandé la 3e section de la 4e compagnie pendant trois ans. Lors d’une projection du bataillon en Côte d’Ivoire, d’octobre 2003 à février 2004, dans le cadre de l’opération « licorne », vivant en poste isolé pendant quatre mois, ma section a rempli des missions très diverses dans un cadre général de « contrôle de zone ».
Missions extraordinaires, où la responsabilité du chef de section prend sa pleine valeur, à la mesure de l’autonomie dont il jouit. Missions complexes dans un contexte de gestion de crise, où la recherche délicate de l’équilibre entre action et réflexion s’impose comme une nécessité. « L’hyper conscience » qui en résulte nécessairement est constitutive des responsabilités qu’exerce le chef militaire en opération ; il peut se laisser submerger par celle-ci, où tout autant la rechercher. En le détachant par moment du cœur de l’action, elle peut engendrer incertitudes et hésitations, ou au contraire donner les clés nécessaires à des prises de décision justes et équilibrées, gages d’efficacité accrue pour l’action collective.
Un exemple : début janvier 2004, cela fait maintenant trois mois que ma section est en Côte d’Ivoire. Après avoir été détachée au profit d’un escadron du 4e régiment de chasseurs pendant deux mois et demi, sur un poste situé à l’entrée nord de la zone de confiance section, elle reçoit l’ordre, dix jours plus tard, de quitter sa zone, de démonter son poste et de relever la 3e section sur sa position, pour reprendre en compte sa mission de contrôle de zone. Le poste de la section se situe dans un village qui compte environ 10 000 habitants, appartenant à cinq ethnies différentes. La zone à contrôler est de 600 km2, avec une vingtaine de villages de taille plus ou moins importante, et un axe nord-sud principal. Cet axe relie notre village à une importante garnison des Forces nouvelles située à 15 km plus au nord. Forte d’environ 300 hommes, cette garnison est à trois kilomètres au nord de la zone de confiance.
Le 27 janvier 2004, vers 17 h 30, des rafales d’armes automatiques sont entendues depuis le poste de la section. Quelques minutes plus tard, un transporteur de bois venant du nord nous relate que trois hommes en tenues civiles, armés de fusils d’assaut AK47, seraient en train de commettre des exactions dans un village situé à 3 kilomètres au nord de notre poste, sur l’axe principal. Ce village est en zone de confiance, et la décision est prise d’intervenir avec 2 groupes ; le troisième groupe reste quant à lui au poste de la section, dont la sécurité est assurée en permanence par un groupe, de jour comme de nuit. À notre arrivée dans le village, des habitants nous indiquent que les trois hommes se sont enfuis vers le nord par la brousse. La nuit tombe, et les chances de les retrouver en tentant de les poursuivre en brousse sont presque nulles. Je décide donc de mettre en place des postes de surveillance, 5 km plus au nord, sur l’axe principal nord-sud et sur un axe secondaire parallèle au premier. Si les hommes armés sont, comme je le pense, des éléments incontrôlés des Forces nouvelles, ils devraient tenter de quitter la zone de confiance, où ils n’ont pas le droit de se trouver, et de rejoindre leur garnison en empruntant les axes importants et non les pistes de brousse, qui sont impraticables de nuit pour ceux qui ne sont pas originaires de la zone. Je m’installe aux entrées sud d’un village avec un groupe, aux abords de l’axe principal, qui n’est autre qu’une piste en latérite autorisant la circulation de tout type de véhicule ; bordée de hautes herbes à éléphants, elle est plongée dans l’obscurité la plus totale. Au bout d’une demi-heure, une dizaine de personnes et trois véhicules ont été discrètement contrôlés. Une autre personne s’approche en venant du sud, elle n’est pas armée. Elle s’enfuit en courant vers le nord lorsque l’on tente de la contrôler. Ayant assisté de loin à la scène, les villageois interceptent l’individu. Quelques-uns qui étaient présents dans le village où se sont déroulées un peu plus tôt les exactions affirment reconnaître en lui un des trois hommes armés. Une cinquantaine de personnes particulièrement vindicatives s’attroupent autour de l’individu. Certains réclament qu’on le pende immédiatement. La situation exige une décision rapide, quant à l’attitude que nous devons adopter. Pourtant, je ressens la nécessité de m’extraire en pensée de la confusion ambiante pour analyser ce cas de figure que je n’avais pas envisagé au préalable. Cette réaction de recul semble s’imposer à moi, et paraît presque contre nature au regard des événements. Dois-je faire prendre des risques à mes hommes en récupérant un individu au milieu d’une population plus qu’agitée, alors que celui-ci n’a pas voulu se soumettre à notre contrôle, ayant certainement des choses à se reprocher ? Puis-je laisser une personne seule être tabassée puis lynchée par une foule qui l’aurait prétendument reconnue, alors même que c’est notre poste de surveillance qui a révélé sa présence aux villageois ? La présomption d’innocence serait-elle pour nous une donnée à géométrie variable, selon le contexte dans lequel on se trouve ? La force Licorne que nous représentons peut-elle rester inactive devant un tel déchaînement de violence et un simulacre de procès populaire, alors que notre intervention vise justement à juguler les expressions désolantes de la violence humaine ? Pour la crédibilité de notre action dans la zone, et le refus absolu de céder à l’engrenage de la violence sous toutes ses formes, il nous faut intervenir. L’individu est extrait de la foule et mis à l’écart. S’il fait partie des trois hommes armés que nous recherchons, il doit savoir où se cachent les deux autres et leur armement, qui représentent encore pour nous et les populations une menace. Il jure pourtant ne pas être au courant de cette histoire, et qu’il revenait des champs quand nous l’avons interpellé ; surpris, il aurait pris peur et se serait enfui en croyant avoir affaire à des racketteurs. Sa figure porte la trace des coups reçus lors de l’arrestation par les villageois, et fait peine à voir. Je suis proche de croire à une méprise de la part des villageois. Après l’avoir fouillé, on retrouve cependant des munitions d’AK47 dans ses poches. Il avoue alors spontanément qu’il est de ceux qui ont commis des exactions dans le village voisin. Sa facilité initiale à mentir et à jouer la victime innocente offensée apparaît comme scandaleuse, au vu des exactions commises auparavant. J’aurais maintenant envie d’en savoir plus sur l’endroit où se trouvent les hommes qui l’accompagnaient. Pourtant, une fois encore, je ressens la nécessité de m’extraire de l’action et de cet interrogatoire. Non pas pour analyser une situation jamais envisagée, mais au contraire parce qu’elle m’en rappelle d’autres déjà étudiées. J’ai l’impression d’avoir déjà lu ou entendu raconter cette scène. Je saisi alors le mécanisme qui est en train de se mettre en place et comprend l’attitude qu’il me faut désormais adopter. Le soir même, je n’en saurai pas plus sur les deux comparses en fuite et leur armement. Ramené au poste de la section, l’individu sera interrogé le lendemain par l’officier de police judiciaire togolais de notre zone. Il n’y a pas eu d’exactions similaires dans notre zone dans les jours qui suivirent.
Mais, si une conscience aiguë de la complexité de la situation a permis en l’occurrence de la dominer, elle est inséparable d’une « hyper conscience » couvrant tous les aspects de l’engagement, véritablement problématique et pourtant seule capable de donner à l’action sa pleine efficience.
Ainsi, le conflit qui sévit en Côte d’Ivoire depuis maintenant quatre ans n’est pas, loin s’en faut, la préoccupation première de nos compatriotes. (Cette observation n’est pas le fruit d’une amertume ressassée du chef militaire, mais plutôt une observation réaliste qui ne peut manquer d’être faite). Ce sont pourtant ces mêmes compatriotes, qui par l’intermédiaire de nos responsables politiques, ont souhaité que la France intervienne militairement en Côte d’Ivoire. Ils ont donc accepté que des Français, engagés au service de la Défense, assument des missions délicates et risquent parfois leur vie pour que la paix revienne dans ce qu’on appelait il y a peu « la perle de l’Afrique ». On peut se désintéresser du soutien populaire, si l’on considère que la maîtrise de la violence par la force est une affaire qui ne concerne que les armées et les forces de police ; ils ont reçu cette mission et s’entraînent au quotidien pour maintenir cette aptitude à son plus haut niveau. Ce serait commettre une grave erreur, car à l’inverse des mercenaires ou des milices fanatiques, nous ne pouvons envisager l’usage de la force que lorsqu’il a été légitimé par la nation, dont les forces armées sont l’émanation.
Avons-nous alors le droit d’exposer la vie de nos hommes au service d’une France qui semble bien peu s’intéresser à l’opération à laquelle elle leur demande pourtant de participer ? Dans la phase qui précède l’engagement opérationnel, nos hommes, militaires professionnels, sont accaparés par les préparatifs matériels de la mission et sont conscients que l’intervention armée est une des finalités de leur métier. Les interrogations sur le sens de la mission ne viendront que plus tard, une fois qu’ils seront impliqués dans l’action, sur le théâtre des opérations. Les réponses à ces questionnements ne pourront être apportées par le chef militaire qu’à la condition qu’il ait eu préalablement conscience de ces difficultés, qu’il s’y soit confronté avec sa culture et son intelligence, et qu’il ait choisi de les assumer pleinement, comme partie intégrante des responsabilités qui lui ont été confiées. Cette réflexion préalable du chef est d’autant plus indispensable que, si la vie de ses hommes n’est que rarement mise directement en danger, leur équilibre social et familial est quant à lui très souvent menacé par ces missions qui sont parfois source de tensions chez leurs proches, toujours source d’inquiétude.
Après s’être interrogé sur les raisons qui prévalent à la mission qu’il va mener avec ses hommes, le chef de section ne peut se passer d’envisager les objectifs qui seront poursuivis au cours de cette mission. Dans un contexte de « guerre traditionnelle », les acteurs et les enjeux du conflit sont relativement simples à définir ; la situation est beaucoup plus complexe lorsqu’il s’agit d’une intervention armée dans le cadre de la gestion de crise. Les États-Unis ne s’y trompent d’ailleurs pas quand, pour communiquer sur leurs interventions en Afghanistan ou en Irak, ils évoquent le concept de « war against terrorism », et non celui de résolution de crise. Pour les soldats, comme pour le peuple américain, la sémantique tient une place fondamentale pour la légitimité de l’intervention armée. L’art de la politique n’est-il pas de proposer des réponses simples aux problèmes les plus complexes, et d’y faire adhérer la majorité d’une population ? En Côte d’Ivoire, le contexte est clairement celui d’une crise, avec sa multiplicité d’acteurs et d’enjeux locaux, régionaux ou nationaux. De Marcoussis à Pretoria, en passant bien sûr par Abidjan, véritable nœud géopolitique du problème ivoirien, le chemin qui mène à la sortie de crise paraît bien tortueux et mal aisé, et la tentation de considérer de manière globale l’intervention militaire comme relativement inefficace est réelle. La conscience de ces facteurs limitants permet de mieux identifier l’objectif prioritaire de nos unités sur le terrain : la protection des populations civiles en butte à la violence armée. Pour cela, il s’agit de faire respecter les accords signés et de redonner la primauté à la part d’humanité qu’il y a en chacune des forces en présence.
Au cours de la préparation à une intervention opérationnelle, le chef militaire se retrouve également confronté à une interrogation cruciale : suis-je prêt individuellement et sommes-nous prêts collectivement à agir en situation difficile ? Cette question capitale trouve une partie de sa réponse dans les actions quotidiennes menées pour l’amélioration des capacités individuelles et collectives, et son réel accomplissement dans l’engagement opérationnel lui-même. Elle justifie l’impérieuse nécessité d’un entraînement régulier, réaliste, et de l’établissement puis du maintien d’un esprit d’équipe très développé. Si le chef doit avoir une claire conscience du niveau de ses hommes et de son unité, il ne peut se permettre de cultiver des états d’âme ou des regrets quant aux lacunes techniques ou tactiques qui auraient pu être comblées et qui ne l’ont pas été avant le départ, faute d’organisation aléatoire ou de gestion approximative des priorités. Ces sentiments teintés de pessimisme auraient des conséquences particulièrement néfastes dans la conduite de l’action.
Ainsi, de l’hyper conscience du chef militaire au cours de la phase préparatoire à un engagement opérationnel naissent des questionnements et des doutes légitimes. Ils sont salvateurs s’ils le font réfléchir à nouveau sur les choix qui ont prévalu à sa décision d’exercer le métier des armes en tant que meneur d’hommes, et lui permettent de renouveler son engagement personnel de manière plus forte et plus sûre, gage évident d’une efficacité collective accrue.
Immergé pendant quatre mois dans un théâtre d’opérations, le chef militaire est sans cesse confronté à la réalité du terrain et à des situations très diverses, qui nécessitent de sa part des prises de décision rapides et des interventions indiscutables. Dans l’action, son recul sur les événements et sur les situations qui lui sont données à vivre peut être source d’inhibition ou d’erreur d’appréciation. Mais il peut également être le facteur déterminant d’une action collective réussie.
Un chef d’entreprise performant doit être capable d’apprécier convenablement une situation socio-économique, d’anticiper ses variations futures et de donner des orientations permettant à la structure qu’il dirige de répondre aux défis à venir. Un bon joueur d’échecs joue avec plusieurs coups d’avance, tout en envisageant les multiples combinaisons possibles pour son adversaire. Un chef militaire doit également pouvoir imaginer toutes les menaces que font peser sur son unité les différentes situations auxquelles il se trouve confronté, et ainsi prévoir les modes de réaction les plus appropriés. Cette conscience exacerbée du danger, qu’il se doit de cultiver, risque de le pousser à surestimer certains dangers objectifs, le rendant trop prudent, voire frileux dans l’action. Dans le nord de la Côte d’Ivoire, sous contrôle des Forces nouvelles, comme dans le sud, contrôlé par les FANCI fidèles au président Laurent Gbagbo, de nombreux check points sont installés sur les axes principaux et aux entrées des villes et des villages ; ils sont censés permettre le contrôle des éventuelles infiltrations ennemies, et sont surtout des péages très efficaces pour l’entretien matériel des forces armées de part et d’autre. Ils sont bien sûr également les signes ostensibles de la mainmise qu’ils exercent sur leurs zones respectives. Les éléments de la force Licorne, qui sont installés à la fois en zone de confiance et au sud ou au nord de celle-ci, empruntent très régulièrement les axes sur lesquels sont installés ces check points. L’attitude des soldats qui arment ces points de contrôle vis-à-vis des éléments de la force Licorne peut beaucoup varier, allant de l’indifférence à la franche hostilité, en fonction de la situation géopolitique du pays, de leur humeur du moment ou de leur taux d’alcoolémie. Ils peuvent représenter une menace réelle pour ceux qui se retrouveraient « englués » avec leurs véhicules entre barrières, chicanes, herses, et soldats armés aux réactions imprévisibles. Quelles réactions adopter lorsque certains soldats tenant ces check points désignent ostensiblement nos hommes et leur montrent qu’ils leur trancheraient volontiers la gorge ? Des hommes de l’opération Licorne sont morts à cause de « balles perdues », alors qu’ils étaient en train de franchir un de ces points de contrôle. Face à cette menace très mouvante, la décision peut être prise de limiter les déplacements et les patrouilles, pour ne pas exposer de manière inconsidérée la vie de ses hommes. Envisager le pire est nécessaire pour le chef, mais doit-on pour autant se résigner à ne plus contrôler certaines zones et, de fait, à ne plus porter assistance à des populations civiles menacées par des exactions ? A contrario, l’hyper conscience de certains dangers peut entraîner l’adoption de postures trop agressives de la part du chef militaire, favorisant ainsi l’escalade de la violence. Confronté à des comportements irrationnels, l’inconscience du danger est parfois considérée comme une forme de courage, et le fait d’envisager toutes les menaces liées à celui-ci comme un facteur limitant à l’action. Analysé de manière rationnelle, le courage de David allant défier Goliath avec une fronde recèle à n’en pas douter une part certaine d’inconscience. La prise en compte des menaces qui pèsent sur une unité ne doit pas briser l’élan nécessaire à ses actions.
Sensible aux risques qu’il fait courir à son unité, dont celui, heureusement exceptionnel, de perdre la vie, le chef militaire peut être tenté de considérer son action au travers du prisme déformant du mythe de l’engagement ultime. Cela fait peser sur lui un vrai danger de sclérose intellectuelle, entraînant une incompréhension des buts poursuivis par les autres organismes internationaux qui oeuvrent dans les pays en guerre ou en proie à l’instabilité. Conscient qu’il agit aux fondements de la crise lorsqu’il tente avec ses hommes d’opposer une force maîtrisée à la violence humaine, le chef militaire peut être amené à considérer comme de doux utopistes ces organismes qui se déplacent dans des zones ravagées avec des véhicules qui arborent le slogan et le logo « no weapons », surtout lorsque cela se double d’une attitude de défiance vis-à-vis des militaires français ou de l’onuci, qui de fait portent des armes. L’incompréhension mutuelle tend à se développer quand chacune des parties en présence considère son action comme la seule vraiment digne d’intérêt. Pourtant, les uns comme les autres sont là pour apporter des solutions à un pays en crise et soulager des populations qui ne peuvent que subir les conséquences dramatiques de cette instabilité. Cette défiance réciproque doit être dépassée par une mutuelle ouverture intellectuelle et humaine, qui permet de réaliser que les champs d’action de chacun sont très différents, même s’ils se situent dans la même zone géographique, et qu’ils sont à l’évidence complémentaires.
Pour commander ses hommes en opération avec la plus grande efficacité, il faut les connaître de manière approfondie, avoir conscience de leurs capacités et de leurs limites. Cette connaissance permet l’établissement d’une relation de confiance forte entre le chef et celui qui sert sous ses ordres. Elle est indispensable pour que les missions qui sont confiées aux uns ou aux autres aient une probabilité de réussite la plus élevée possible, et que les agissements individuels et collectifs soient en cohérence avec l’esprit et la lettre des ordres donnés. Cependant, en cultivant une clairvoyance indispensable sur les limites de certains de ses subordonnés, le chef peut être amené à émettre des doutes sur l’existence de capacités qui pourtant leur ont déjà été reconnues, à sous-estimer leurs facultés d’adaptation et leur réactivité. De ce fait, il choisira de ne plus leur confier certaines missions, perdant ainsi le bénéfice d’une partie des ressources humaines qui lui ont été confiées. Entre une confiance aveugle, relevant parfois de l’inconscience, et une méfiance systématique liée à une hyper conscience quasi pathologique, le chef doit trouver sa voie dans les méandres d’une humanité aux multiples facettes et aux contours qui peuvent être les plus inattendus.
Dans le tumulte quotidien d’une vie en poste isolé, au cours d’un engagement opérationnel, le chef de section ne doit pas redouter la solitude. Il doit même rechercher ponctuellement des moments d’ermitage intellectuel, habités d’une hyper conscience nécessaire. Ces moments ne sont pas synonymes de fuite de l’action en cours ; ils permettent au contraire une salutaire prise de conscience.
Il n’y a rien de plus dramatique pour un chef militaire qu’une solitude inhabitée. Son action doit être mue par une appréciation de la situation la plus clairvoyante possible, par des principes éthiques et une réflexion approfondie sur le sens de son engagement, plus spécialement encore dans le contexte des crises actuelles. Le recours à la force armée, ou l’éventualité de son utilisation ne doit servir qu’à un seul objectif : maintenir le niveau de violence à son plus bas niveau. La confrontation directe avec la mort, concept bien abstrait aujourd’hui, permet de s’inscrire en faux par rapport au laisser-aller permissif qu’induit l’aphorisme simpliste « nous sommes tous des morts en sursis ». Dépasser cette évidence, c’est considérer que la finitude de notre nature humaine lui donne au contraire une valeur indéfinissable. Dans un contexte de crise, on expérimente dans des proportions incroyables la malignité de l’homme et on redécouvre tout autant que sa plus grande richesse réside en son humanité. René de Naurois exprime remarquablement ce dilemme philosophique : « La guerre est destruction, et voilà pourtant qu’elle est déjà une occasion de construire, réparer, œuvrer de façon très positive. » La violence est au cœur de la nature humaine, tout comme le sont également l’altruisme et la capacité de dépassement de soi. On peut regretter que les sujets concernant la Défense ne soient pas de ceux qui intéressent le plus nos contemporains, tout comme se réjouir que ce ne soit pas leur préoccupation première, preuve que la guerre ne gronde plus à nos frontières ; cette paix chèrement gagnée face aux idéalismes totalitaires est également le fruit le plus remarquable de la construction européenne. Passer tout cela sous silence serait faire preuve d’une amnésie collective bien irresponsable.
Si la réflexion croisée est indispensable au chef militaire avant et pendant l’action, elle n’est pourtant pas toujours cultivée avec une grande assiduité, faute de temps et d’une certaine fausse modestie, forme d’orgueil qui tente de taire son nom. Pourtant, l’hyper conscience du chef, partagée avec ses hommes, expliquée convenablement et de manière adaptée, permet à chacun d’accéder à une autonomie responsable, gage d’une plus grande efficacité dans l’action. Une hyper conscience nourrie par la réalité des choses et par la réflexion, permet à tous d’exprimer leur pleine verticalité, d’être des hommes debout.
Mal vécue, l’hyper conscience peut être un frein à l’action, en induisant une distance trop importante entre la réalité des problèmes posés par une situation particulière en opération et les analyses préalables aux solutions envisagées par le décideur. Assumée convenablement, elle permet de canaliser la réflexion et favorise la mise en œuvre d’actions pertinentes. En tant que chef militaire impliqué dans un engagement opérationnel, il faut s’efforcer d’agir avec enthousiasme et humilité : sans engagement réel et concret, il ne peut y avoir de bonne compréhension de la situation ; sans recul, il ne peut y avoir de bonnes décisions.