N°29 | Résister

Xavier Pineau

L’expression ultime de la liberté

« La vanité joue avec notre mémoire des farces sinistres. »

Joseph Conrad

Secteur de Sarajevo, 26 mai 1995, les Serbes de Bosnie tentent de s’emparer du poste de Krupac tenu par un peloton de l’escadron blindé du 5e bataillon d’infanterie de la force de protection des Nations unies (forpronu) qui contrôle le mont Igman au sud de la ville.

L’intervention de la forpronu en ex-Yougoslavie, s’interposant entre les belligérants serbes, croates et musulmans bosniaques, a figé la situation tactique en Bosnie et fixé la force. Sans réelle possibilité de manœuvre, celle-ci assiste impuissante à la dégradation de la situation, prisonnière de son mandat ou de la lecture restrictive – pour ne pas dire timorée – qui en est faite, trop naïve aussi face à des hommes qui, eux, font la guerre et en acceptent les conséquences.

Pour une bonne partie de mes hommes, comme pour moi, il s’agit d’une seconde mission dans ce pays déchiré. En Croatie, dans les Krajina, ou en Bosnie, au cours de missions d’escorte ou de contrôle de zone, nous avons vécu l’humiliation de l’onu, vu ses convois bloqués le long des routes par des miliciens à moitié ivres, ressenti, parfois douloureusement, l’impression de la faillite d’un système qui visait à maintenir la paix avant de l’avoir imposée.

Je note dans mon journal de marche et des opérations, en bilan du mois d’avril : « C’est le mois des grands travaux sur [mes postes]. C’est également le mois qui voit aboutir mon combat contre le pc du bataillon pour faire reconnaître le bien-fondé de mon appréciation de situation dans ma zone. Ce combat, je l’ai mené seul, car ma zone d’action est excentrée par rapport à celle de l’escadron (mon capitaine me surnomme “le seigneur de Krupac” ! C’est flatteur, mais également très révélateur). Enfin, le cessez-le-feu expire, ce n’est pas encore la guerre, mais c’est le début d’une période de tensions probable. C’est également le mois où la finalité de la mission Vade Retro [d’interdiction de la zone démilitarisée entre Serbes et Musulmans bosniaques] commence à nous échapper. Au début du mandat, il fallait empêcher les Bosniaques de traverser la [zone démilitarisée] en klaxonnant, sous les quolibets de ceux-ci qui passaient outre... La drôle de guerre n’était pas loin ! Maintenant, il faut s’efforcer de ne pas les voir passer ! Cette activité nous prend quand même un équipage et un engin six heures par jour. » À la relecture, je note le caractère un peu paranoïaque de ces lignes, mais ce contexte éclaire ce qui va suivre.

En fin de matinée, les Serbes isolent le poste de Krupac en minant ostensiblement ses accès. Même s’ils ne l’avaient jamais fait précédemment, c’est un mode d’action qui ne nous émeut pas, habitués que nous sommes à ce genre de gesticulations. En début d’après-midi, par une action coordonnée, ils forcent à la reddition plusieurs postes du bataillon dont un de mon escadron, dont je suis la chute minute par minute sur le réseau radio. Les Serbes nous fixent un ultimatum : nous avons dix minutes pour rassembler quelques affaires et nous constituer prisonniers en abandonnant notre poste et nos armes sans combattre ; sinon ils ouvrent le feu. Instinctivement, je réponds : « Non ! »

Compte rendu fait au pc de l’escadron, le dialogue de commandement qui suit efface les quelques doutes qui auraient pu subsister :

«  - Mission : tenir.

- Tenir, comme dans le manuel ?

- Affirmatif ; tenir comme dans le manuel.

- Reçu. Terminé. »

Le reste n’est plus qu’exécution de savoir-faire maîtrisés ou adaptés à la situation particulière d’un tout petit poste – une douzaine d’hommes – isolé, sans possibilité d’appui direct ni de renforcement. Le siège de Krupac durera dix-sept jours au cours desquels ce choix initial – dirimant – de résister à l’ultimatum des Serbes conditionnera tous mes autres choix et interdira de fait tout retour en arrière.

  • Mais on résiste à quelque chose…

On pourrait retenir de ces faits brièvement relatés qu’avec mon peloton, nous avons résisté aux Serbes. C’est la réponse la plus évidente : un ultimatum refusé suivi de dix-sept jours de guerre des nerfs où les forces morales ont inversé un rapport de force réel ou ressenti nettement en notre défaveur. Or, en choisissant le métier des armes, nous avions assumé, d’emblée, l’idée même de confrontation qui est consubstantielle à celui-ci. Dans ces conditions, accepter l’affrontement des volontés, le combat et les pertes éventuelles est implicite, même s’il n’est pas inutile de le rappeler. Ainsi, vingt ans après, je ne crois pas que ce soit aux Serbes que nous avons, véritablement, résisté. Ils étaient dans leur rôle et nous dans le nôtre, sans affect. C’est un simple fait.

Alors, si ce n’est aux Serbes, à quoi avons-nous résisté ? Sûrement à nous-mêmes. Il est si difficile de supporter le stress au combat, de résister aux privations, d’accepter ses camarades comme ils sont avec leurs qualités et leurs défauts, leurs doutes et leurs faiblesses... Il est difficile aussi de résister à l’agacement vis-à-vis de ses chefs, que l’on juge hésitants et toujours trop lents à décider. Comme la jeunesse est ingrate ! Il est plus difficile encore de résister à soi-même, de s’accepter comme nous sommes avec nos maigres qualités, nos doutes et nos faiblesses, d’apprendre à vivre quotidiennement avec la peur, vieille compagne qui nous protège de nous-mêmes quand elle ne nous lamine pas…

Pour le jeune lieutenant que j’étais, il m’était difficile aussi de faire preuve de modération, de résister à la tentation du beau geste, du coup d’éclat, et de me commander à moi-même dès lors que j’étais isolé de mon capitaine et – presque – incontesté par mes subordonnés. Certains parmi les plus anciens, sans jamais remettre en cause mon autorité, m’ont fait part de leurs doutes sur le bien-fondé du choix initial de résister à l’ultimatum, de s’engager dans la confrontation et de tenter l’aventure. Pourtant, dans l’action, ils ne m’ont jamais fait défaut, bien au contraire.

Mais, en définitive, c’est surtout à l’air du temps que j’ai résisté, à la logique de renoncement qui semblait dominer au sein de la forpronu à cette période, à la culture de « l’à-quoi-bon ? ». Depuis des années, un découplage était perceptible entre des intentions politiques affichées mal traduites en ordres militaires et la réalité tactique vécue par les troupes sur le terrain. Alors, quand, au cours du siège, nous avons reçu l’ordre de préparer une exfiltration en force du poste en pleine nuit – qui finalement n’a pas eu lieu –, j’ai posé deux actes dont la portée symbolique ne m’a pas échappé à l’époque. Ceux-ci sont révélateurs à la fois de la distance que j’avais prise vis-à-vis de l’action de la forpronu, d’une part, et de l’attachement à mon pays et à mes hommes, d’autre part. J’ai amené le drapeau français et l’ai fourré dans mon gilet pare-balles afin de le soustraire aux Serbes, abandonnant sur le mât, et sans regret, le drapeau de l’onu, puis j’ai fait camoufler les casques bleus.

À cette période, j’avais l’impression que l’intention des chefs se résumait au « zéro mort ». À un officier général qui visitait un de mes postes, je faisais part de mon amertume sur ces ordres qui n’arrivaient jamais, ou jamais à temps. Il me dit alors : « Parce que tu crois que j’en reçois des ordres, moi ? » « Parce que vous croyez que je n’en donne pas des ordres, moi ! », lui répondis-je. C’est pourquoi les Serbes qui sont venus ce 26 mai 1995 à Krupac ont payé pour ces heures de patrouilles ineptes, ces jours d’attente devant des check-point branlants et ces comptes rendus qui débouchaient sur… l’inaction. En disant « non », j’ai dit « assez, ça suffit ! ».

  • Comment en arriver à résister, à refuser ?

Question ardue à laquelle chacun trouvera sa propre réponse. Car tenter d’analyser les ressorts de son action fait naviguer entre Charybde – l’introspection – et Scylla – l’indulgence.

Pour ma part, un mélange subtil d’histoire de France dans laquelle s’inscrit l’histoire familiale, de valeurs surannées, d’éléments de contexte, de rencontres, d’orgueil aussi et, toujours, de providence m’a amené à résister… Ce choix est ainsi très intime et assez conjoncturel ; qui résiste aujourd’hui cédera peut-être demain.

Résister est aussi la marque d’un goût prononcé pour l’indépendance et la liberté qui, seules, garantissent l’obéissance, car il n’est pas d’obéissance qui ne soit consentie. L’éducation que m’ont donnée mes parents a développé cette soif de liberté, couplée à une grande exigence de responsabilité.

Ce goût des responsabilités – pas du pouvoir – et cette exigence morale soutiennent, portent dans l’épreuve. En me confiant l’une des positions les plus exposées de l’escadron, mon capitaine m’avait témoigné sa confiance. J’avais le devoir de ne pas le décevoir, de même que je ne voulais décevoir ni mes proches ni mes camarades de promotion ou de régiment ni même mes enfants à naître.

De façon un peu présomptueuse, en refusant l’ultimatum, je crois avoir répondu, à ma façon, aux deux questions suivantes : mes actes sont-ils en conformité avec les valeurs que je prétends défendre ? Mes valeurs sont-elles en accord avec celles du groupe auquel je prétends appartenir ? Ainsi, c’est au terme de ce double questionnement, à la fois sur moi-même et sur ma place au sein du groupe, que j’ai fixé l’image que j’avais de moi. En disant instinctivement « non » à ce moment-là, je réalise, aujourd’hui, que j’ai repris ma liberté, non seulement parce que les conditions m’ont permis de le faire, mais aussi grâce, sans doute, à une bonne dose d’inconscience. Si nous avons résisté aux Serbes ce jour-là et si nous nous sommes inscrits en avance dans le revirement marqué par la reprise du pont de Verbanja quelques jours plus tard, c’est que nous n’avons pas présupposé que c’était impossible.

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