À l’heure où le thème de l’identité nationale se réinvite dans le débat public et où, centenaire oblige, la Grande Guerre est mise à l’honneur, l’interrogation sur la notion de patrie prend subitement un sens renouvelé. Cette notion, il faut l’avouer, s’était un peu assoupie depuis quelques décennies, offrant pour beaucoup de nos concitoyens une image surannée et poussiéreuse. D’autres idées plus modernes comme la nation, la République, le civisme, l’Europe ont remplacé dans nos gazettes une idée de patrie considérée, sans agressivité aucune, comme un peu désuète et dépassée. La référence au creuset de notre histoire, à la terre nourricière, aux pères et au sol sacré dans lequel ils reposent semblait avoir passé la main à de nouvelles notions plus généreuses et volontaristes, offrant plus de perspectives que de références.
Devant ce mouvement de fond, l’idée même de patrie a peu à peu déserté le sens commun pour étrangement se rétablir depuis peu dans un nouveau substantif : le patriotisme, qui émerge peu à peu comme un sujet alors que la patrie n’en est plus vraiment un. Alors qu’il est si difficile d’engager le débat sur l’identité nationale, personne ne trouve rien à redire aux discours mobilisateurs sur le patriotisme économique ou le patriotisme sportif, considérés en soi comme de nouvelles valeurs.
Réflexe de survie dans un environnement mondialisé et agressif, le patriotisme économique vient contredire les lois générales du marché en affirmant qu’il est possible de consommer mieux en consommant de manière civique des biens produits sur son propre territoire. Au rebours d’une globalisation anxiogène, le sursaut patriotique constituerait une forme de résistance au marché. Comme si un bien devait être choisi davantage pour sa valeur sociale que pour sa simple valeur marchande.
Besoin identitaire encore lorsqu’il s’agit par procuration de soutenir ceux qui portent la marque et le symbole du pays. Personne ne pardonne aux équipes nationales de ne pas entonner l’hymne national avec le public des stades. Cause commune dans l’adversité comme dans la victoire, le patriotisme sportif nous renvoie étonnamment vers des sentiments spontanés qui produisent du collectif à peu de frais, alors que notre société semble glisser sur la pente de l’atomisation.
Il est difficile de croire que le retour de la notion de patrie sous des formes détournées ne soit que le fruit d’un hasard circonstanciel. Le patriotisme exprimerait-il davantage que ces mouvements de surface, c’est-à-dire une conception plus profonde et plus fondamentale d’un vouloir vivre ensemble qui semble aujourd’hui nous échapper ? Le croisement entre une approche historique, soulignant l’évolution de cette notion au cours du temps, et un regard militaire qui intègre au contraire la patrie comme une constante permet probablement de mieux comprendre les limites et le potentiel de ce concept renaissant.
- L’érosion progressive d’une notion
Il est vrai que l’époque contemporaine offre moins de prises à la classique notion de patrie, ressuscitée dans les tourments de la Révolution française. En effet, l’identité du peuple français s’incarnait depuis l’aube des temps dans la personne de son souverain. À défaut, il fallut bien trouver un substitut pour maintenir l’unité du pays et fédérer les énergies. C’est la patrie et ses références au passé qui prit le pas sur la nation, idée probablement encore trop neuve pour constituer un ciment assez solide pour affronter la tempête contre-révolutionnaire.
« La patrie est en danger » apparaît pourtant comme un slogan en complet décalage avec les principes mêmes du mouvement révolutionnaire qui se voulait plus un projet qu’un héritage. Alors que l’on rasait le passé pour établir un nouveau référentiel politique et social, c’est paradoxalement à la patrie que l’on fit appel pour sauver l’essentiel lorsque les armées étrangères approchaient de Paris. De même, lorsqu’en 1804 Napoléon donne un statut militaire à la toute nouvelle École polytechnique destinée à fournir au pays de nouvelles élites, il lui assigne une devise forte qui ne fait en aucune manière référence à la nation française en devenir : « Pour la patrie, la science et la gloire. »
Lorsque les temps se firent plus cléments, la notion ne disparut pas pour autant. Au cours du tumultueux xixe siècle, c’est toujours vers la patrie que se tournent les soldats qui montent au front. « Honneur et Patrie » sont cousus en fil d’or dans les plis de tous les drapeaux. Loin des idéaux révolutionnaires, telles sont les valeurs pour lesquelles les soldats de l’Empire et de la République iront combattre et mourir aux quatre coins du monde.
C’est même encore vers la patrie que se retournent paradoxalement les soldats étrangers qui viennent se battre au service d’un pays qui n’est pas le leur. Qu’à cela ne tienne, par un étonnant glissement de sens, la Légion étrangère s’érige elle-même en nouvelle patrie « hors sol », élargissant par là le sens du mot, perçu avant toute chose comme un idéal à conquérir beaucoup plus qu’un bien à conserver. C’est d’ailleurs pour cette Legio Patria Nostra et les valeurs universelles qu’elle recouvre que plusieurs milliers de soldats étrangers viendront s’engager dans cette institution lors des deux conflits mondiaux.
Enfin, lorsque la nation s’effondre en juin 1940 et qu’il ne reste au régime de Vichy qu’une illusion de pouvoir et de souveraineté, c’est encore une fois vers la patrie qu’il se retournera. « Travail, Famille, Patrie » : comme si ces mots exprimaient le seul patrimoine qu’il reste en toutes circonstances à un peuple, fût-il vaincu.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’idée européenne viendra écorner un peu plus la patrie. D’abord parce qu’elle se veut unificatrice, appelant à un ambitieux projet de vivre ensemble à l’échelle d’un continent, elle ne pouvait s’appuyer sur une notion directement liée au passé, au sol et aux frontières. Probablement faut-il également considérer qu’elle entrevoyait dans la patrie comme dans la nation la partie sombre de l’âme des peuples, responsable du suicide collectif de la civilisation européenne.
Force est de constater que depuis cette époque, la notion de patrie perd du terrain. La fin de la guerre froide et des systèmes de conscription ont probablement rendu cette référence moins nécessaire dès lors que le service du pays ne s’imposait plus avec autant d’acuité. Seule la société militaire a semblé résister aux modes et aux pentes. La patrie y représente toujours la valeur supérieure au nom de laquelle les soldats acceptent de donner leur vie. D’où un évident décalage autour de cette notion dans les débats publics. Lorsqu’ils abordent cette question, civils et militaires ne parlent probablement pas exactement de la même chose.
- La patrie du militaire
Plus que de s’interroger sur la patrie, le soldat la pratique au quotidien de façon instinctive et naturelle. Tout, en effet, le porte au patriotisme. Son métier tout d’abord, qui ne peut se concevoir que de façon extrêmement collective. Comme un sportif au sein de son équipe, le soldat ne vit dans sa section ou dans sa compagnie que par le service qu’il rend au groupe. Aucun espace pour l’individualisme dans un engagement au combat dont l’extrême complexité ne peut être maîtrisée que par la complémentarité des savoir-faire mis en œuvre par chaque homme et finement coordonnés par les différents niveaux de commandement. Par nécessité, le militaire est donc étroitement solidaire de ses congénères. L’action militaire, en outre, parce qu’elle confronte à l’ennemi et à l’aléa, conduit au sein d’un ensemble très hiérarchisé1 à déléguer une grande liberté d’action et à fortement encourager l’initiative des niveaux subordonnés. Le militaire n’est donc pas seulement solidaire. Parce qu’il commande autant qu’il obéit, il est également responsable d’une communauté au destin de laquelle il participe pleinement et vis-à-vis de laquelle il se sent engagé.
À cette réalité très concrète du métier militaire, il faut ajouter le rapport à la mort qui est consubstantiel à l’état de soldat. La mort et la souffrance potentielles de chaque camarade auquel le soldat est lié par le sang qu’il faudra verser. Cette éventualité, vécue au sein de toutes les unités de l’armée de terre constamment engagées en opérations depuis plusieurs décennies, transforme la solidarité déjà évoquée en fraternité. La mort et la souffrance, ensuite, qu’il faudra infliger à l’ennemi en vertu d’une raison supérieure qui transcende les considérations individuelles et privées de chacun. Du rapport à la mort découle donc la prise de conscience d’une nécessaire verticalité de la relation sociale, de l’aspect indispensable d’une autorité s’exerçant au nom de la collectivité et suffisamment incontestable pour que l’outil militaire auquel chaque soldat prend part obéisse sans discuter pour mettre en œuvre la volonté commune. Le militaire est ainsi voué au patriotisme, comme le croyant à la sainteté.
Ce patriotisme est d’autant plus évident que la patrie est incarnée dans les emboîtements successifs de solidarités/fraternités qui, du groupe de combat au régiment, en passant par la section et la compagnie, lient physiquement et affectivement les hommes entre eux, et les relient tous au drapeau qui symbolise la collectivité nationale. Cette fraternité qui perd en intensité au gré de l’élargissement du groupe gagne ainsi en force symbolique au fur et à mesure de sa traduction en rites militaires et républicains. Ainsi, la remise aux jeunes recrues de leur insigne régimentaire constitue la première étape d’une véritable initiation militaire patriotique qui, en passant par la présentation au drapeau de l’unité et la participation aux cérémonies commémoratives ou au défilé de la fête nationale, fait de chaque soldat un citoyen imprégné du souvenir de ses anciens2, des sacrifices qu’ils ont consentis et des grandes choses qu’ils ont faites ensemble.
Reste alors à l’autorité politique à veiller à ce que l’énergie de ces jeunes soldats soit renforcée encore par l’identification très claire des grandes choses auxquelles on va la vouer et de leur relation intime avec le bien commun de la nation dont découle la légitimité indispensable à l’action militaire.
Il existe donc une évidente divergence de perception autour de cette notion entre la société civile et le monde militaire. Si, pour la première, la patrie apparaît comme une variable liée aux fluctuations du sentiment national dans un environnement changeant, elle constitue pour le second une constante intimement liée à un fonctionnement spécifique. La patrie apparaît donc consubstantielle à l’état militaire.
Que peut-on conclure de cette rapide présentation d’un sujet qui à l’évidence semble avoir plus de ressources que de surface médiatique ? Loin d’être un concept éculé, la patrie constitue probablement un capital ignoré qui sommeille dans l’âme des peuples. Moins politisée que l’idée de nation, moins théorique que la République, elle semble renvoyer à un substrat solide, à un seuil de consensus naturel qui réconcilie de manière pratique l’héritage et le projet. Ce trésor inexploité peut s’avérer capital dans les situations difficiles et la crise économique que nous connaissons aujourd’hui n’est certainement pas étrangère à la réémergence de certaines de ses formes détournées. Le monde militaire qui a toujours considéré cette idée comme le ciment de son unité et comme le moteur de son engagement opérationnel pourrait certainement apporter au débat public son expérience du sujet.
1 Dès qu’une cellule atteint quatre hommes, elle est dotée d’un chef.
2 Là encore, il ne s’agit pas d’une figure de style. « L’ancien » n’est pas seulement le poilu de la Grande Guerre tombé lors d’une des batailles dont le nom est inscrit dans les plis du drapeau. « L’ancien », dans une armée professionnelle engagée en opérations extérieures, c’est le camarade que l’on a connu et aimé, qui a été blessé ou tué au combat, et qui vit encore au régiment si son nom n’orne pas le monument aux morts qui se dresse sur la place d’armes.