S’il est un sujet qui fait l’unanimité dans les esprits, c’est bien la place centrale que prendra à très court terme l’intelligence artificielle (ia) dans nos vies quotidiennes. Le rythme exponentiel de son développement suffit à la démonstration. Nous mesurons tous déjà à l’échelle de notre mémoire vive le rôle joué par le smartphone dans notre manière de vivre et de penser les problèmes du quotidien. La possibilité d’accéder instantanément à toute l’information utile a modifié le comportement, mais aussi le paysage mental de tout un chacun. Qui aujourd’hui prendrait la peine de planifier, d’anticiper, d’apprendre par cœur ou de se renseigner sur des sujets qui peuvent se gérer en deux clics et en trente secondes ? Dans le registre des opérations militaires, WhatsApp est devenu dans bon nombre de pays le moyen de commandement et de conduite des opérations le plus sûr et le plus employé.
Par une simple projection d’échelle, chacun imagine sans effort à quoi pourrait ressembler le monde de demain, lorsque la connexion des objets, les moyens de calcul et la fusion des bases de données donneront à l’ia le carburant nécessaire à son réel décollage. Imaginons alors un instant ce que cette mutation technique et comportementale pourrait apporter à la bataille de demain. Au-delà des nouvelles potentialités des capacités, des armes et des organisations, se pose en réalité une question bien plus fondamentale, celle de la manière de penser l’affrontement. En d’autres termes, la façon de concevoir et de conduire une manœuvre militaire dans un univers où les grandes lois de la guerre ne s’imposeront plus d’elles mêmes.
Que restera-t-il du brouillard théorisé par Clausewitz, qui donne à tout affrontement un fort coefficient d’incertitude et une part active aux aléas ? Il est pour une bonne part lié à la subjectivité de perception des acteurs. Dans ces conditions, comment gérer la temporalité et l’enchaînement des séquences d’une manœuvre dans un espace transparent et instantané dans lequel les algorithmes détermineront les mouvements et les missions des unités ? Où se situera alors l’effet majeur si cher à notre méthode de raisonnement tactique ? Enfin, comment pourra-t-on penser la dialectique des volontés face à un ennemi qui planifiera son action à partir des mêmes outils que les nôtres ? Que deviendront la chance et la malchance, la prise de risque, le bluff et le courage dans une manœuvre statistiquement paramétrée ? Paradoxalement, il semble que les marges de manœuvre se réduisent au fur et à mesure que le paysage opérationnel s’objective. Dans ces conditions, quelle place reste-t-il au tempérament pour peser sur le cours des choses ? Au total, il est certain qu’il faudra revoir en profondeur le cours de tactique générale qui prévaut aujourd’hui dans les couloirs de l’École de guerre.
Tout le monde connaît la citation qui unit Aristote à Alexandre. Elle permet de réfléchir à la question que les responsables d’aujourd’hui devraient se poser s’ils veulent permettre à leurs successeurs d’avoir une petite chance de vaincre dans le monde de demain : quelles qualités mentales et intellectuelles faudra-t-il forger et entretenir pour commander efficacement dans un espace qui aura peu à voir avec celui que nous connaissons aujourd’hui ? Quelle sera la plus-value du chef militaire dans une manœuvre sur laquelle il aura de moins en moins de prise directe. Au-delà de la force d’âme qu’il devra en toutes circonstances insuffler à ses hommes, au-delà de l’exemplarité et de la rusticité qui resteront des constantes du métier, se pose la question de la forme d’intelligence la plus appropriée à la maîtrise d’une autre intelligence, artificielle celle-là. L’anecdote du limogeage de certains chefs militaires en 1915 peut fait sourire, mais elle illustre bien le fait qu’une bataille se perd d’abord dans la tête de ses généraux dès lors qu’ils sont mal préparés à penser le réel.
Plus j’y pense et plus il me semble évident que les temps qui viennent imposent de faire évoluer le commandement militaire d’une force de conviction vers une force d’inspiration. Le fond restant intact en tant que transmission d’énergie et de volonté dans le domaine de l’usage de la force légitime. Seules varient les modalités, la manière et le style de poser les relations entre acteurs. Car la pression de l’environnement technico-opérationnel obligera de plus en plus à penser l’action dans un registre indirect, seul à même de stimuler la créativité et la subsidiarité que les échelons subordonnés vont nécessairement devoir assumer. Comment donc conserver le contrôle de la force en libérant davantage l’autonomie des échelons d’exécution engagés dans une trame d’interactivité toujours plus complexe ? Dans les armées comme dans la vie, l’inspiration me semble être un levier suffisamment puissant pour transgresser sans les affaiblir les limites de l’ordre hiérarchique et faire valoir en toutes circonstances et de manière transparente la maîtrise du comment par le pourquoi.
À travers cette nouvelle approche du commandement, je pressens des variations importantes, qui viendront modifier en profondeur l’impensé de nos usages et de notre éducation. En première approche, le chef devra, de manière paradoxale, savoir s’effacer pour peser davantage. Trouver en quelque sorte une nouvelle colline à partir de laquelle il pourra interagir avec les événements. La question de sa place sera donc reposée. L’intelligence artificielle, qui entre en lice sur les nouveaux champs de bataille, viendra immanquablement réduire sa plus-value dans la gestion des modalités. Il faudra alors, par un jeu subtil de positionnement, savoir encager le cours des événements, c’est-à-dire conduire à son terme l’intention formulée.
Par le haut d’abord, en stimulant l’esprit de ses collaborateurs par un questionnement utile qui devra devenir le moteur de la doctrine, l’axe et le cadencement d’une nouvelle méthode de raisonnement. Étrange démarche socratique entrant dans le champ de la bataille. Là où chacun recherche une référence, une vérité, un point fixe, le commandement devra entretenir un doute fécond, une stimulation de l’incertitude dans un espace de plus en plus certain. L’effet majeur deviendra alors l’art de savoir poser la bonne question au bon moment.
Par le bas également, de manière proportionnée, en maîtrisant sans discontinuité les turpitudes de l’action par la pédagogie du détail utile. Sans cette indispensable stimulation, la masse des informations viendra immanquablement opacifier les fins. Aptitude très intuitive et qui relève autant du coup d’œil que de l’expérience. Car dans la turbulence des événements, seul l’esprit qui aura été clairement inspiré pourra encore avoir la lucidité de percevoir le potentiel d’un grain de sable mal ajusté et l’instant de l’opportunité décisive.
Par le cœur enfin, car pour qui connaît un peu la vérité des relations humaines, c’est bien le lien de confiance qui permet à l’inspiration de percoler lentement vers l’esprit pour produire le résultat attendu. Sans lui elle perdra tout son sel.
Ce n’est qu’au prix de cette profonde évolution de la forme de son commandement que le chef lui-même inspiré saura devenir inspirant. Il pourra alors façonner utilement la manœuvre dans la tête de ses subordonnés, la manipuler, l’amener à sa main pour prendre le sens étymologique du terme, pour en maîtriser à tout instant le cours sans se perdre dans le flux. Tel est probablement le plus bel avenir que l’on pourra donner à la notion de subsidiarité qui constitue depuis toujours un évident facteur d’efficacité opérationnelle.
Au-delà des tempéraments qu’il faudra savoir choisir sur d’autres critères, c’est par une nouvelle éducation que devront être façonnées les élites de demain. Peut-être faudra-t-il davantage insister sur le fait que si dans l’incertitude c’est la volonté du chef qui prime, dans la transparence c’est plutôt l’intelligence des subordonnés qui fait la différence. On le voit d’ailleurs de plus en plus dans les films de science-fiction américains, dans lesquels c’est souvent le caporal plus que le général qui trouve la faille chez l’ennemi. Encore faut-il qu’il ait été correctement conditionné pour la trouver…
Il y a certainement un laboratoire utile à cette nouvelle gymnastique de l’esprit. C’est le cyberespace que nos armées ont déjà structuré en un commandement autonome. Il est probable que dans les batailles qui s’y déploient déjà, se trouvent en germes les ferments de la pensée militaire de demain.