À la différence de nombreux numéros d’Inflexions qui traitent d’un objet unique, celui-ci est d’abord une réflexion sur l’état d’une relation, d’un écart et d’un équilibre entre deux notions, deux concepts « lourds », dont les périmètres et les fondations semblent profondément intriqués. Plutôt que de creuser un thème, il s’agit donc cette fois-ci d’approfondir la nature et la qualité du lien et des interactions qui unissent deux termes.
De quoi s’agit-il ? La sociologie offre un balcon utile pour entrer pratiquement dans le débat. Elle décrit d’un côté le champ des valeurs, compris comme une collection d’idéaux et de références fondamentales permettant à l’individu et aux sociétés humaines de se donner des repères et des objectifs partagés. L’article d’Antoine Bondaz sur la Chine et celui de Wassim Nasr sur les combattants du djihad armé illustrent bien, par un détour extérieur, les contours de ce terme très générique. À l’autre bord, l’espace des vertus, entendu comme un recueil de qualités humaines fondamentales, se fonde sur une base éthique permettant à chacun de poser ses actes avec droiture. C’est ce que met en lumière l’article de Michaël Fœssel sur la morale militaire. Pour le dire autrement, il s’agit de deux repères essentiels pour l’action, de quelque nature qu’elle soit, relevant l’un du registre des finalités et l’autre de celui des modalités.
Profanes ou religieuses, on trouve trace de ces notions dans toute l’histoire humaine. Les articles de Sophie Cotard et de Benoît Rossignol, qui traitent respectivement du monde grec et de l’armée romaine, en témoignent. Entre elles existe un champ sémantique assez poreux, fondé sur une racine latine commune (vir) exprimant la force, la solidité, c’est-à-dire à la fois l’énergie vitale qui permet de conduire l’action et la boussole intérieure qui en garantit la bonne exécution. Cette proximité, créatrice de mélanges et de confusions, a permis au cours des âges un emploi différent des termes, tantôt en les distinguant nettement, tantôt en les rapprochant dans un même espace de sens. Aujourd’hui, pour peu que l’on écoute la sphère médiatique ou nos conversations courantes, le champ des valeurs apparaît comme prédominant et englobant, que ce soit dans les motivations individuelles, l’espace public et politique voire la réflexion philosophique. Le terme de vertu, plus discret car probablement plus connoté moralement, sert plutôt de synonyme utile. Prenons pour exemple de cette ambiguïté de sens la dénomination de « valeur militaire » pour la décoration décernée aux soldats pour des faits relevant essentiellement de leur vertu au combat !
Si l’on en juge par l’omniprésence du terme dans l’espace public, la période actuelle semble particulièrement propice à ce débat sur les valeurs et sur les vertus. L’article de Bénédicte Chéron est illustratif de ce point lorsqu’elle indique que le recours aux valeurs est probablement « l’indice d’une situation dans laquelle toutes les figures de la transcendance sont brouillées », ce qui correspond objectivement à notre temps. Universelles pour les uns, civilisationnelles pour les autres, personnelles et relatives également pour bon nombre de nos contemporains, les « valeurs » qui nous définissent apparaissent désormais en compétition là où les vertus, plus discrètes, semblent plutôt consensuelles. Joséphine Staron décrit d’ailleurs l’enjeu de cette opposition dans les institutions européennes, confrontées aujourd’hui à un questionnement profond sur le sens du projet politique. N’aurait-on pas là également un point d’entrée utile dans ce débat qui interroge autant le soldat que le citoyen ?
Penser le lien entre ces deux notions nous fera principalement voyager dans la sphère de la guerre et du monde de la force armée. Pour ouvrir le débat, François Lecointre précise l’articulation principale entre ces deux notions pour le soldat engagé dans l’action « pour des valeurs et par des vertus ». L’article de Michel Goya apporte quant à lui une profondeur historique sur le sujet en mettant en exergue la relativité des valeurs et des vertus militaires confrontées à la réalité et à l’interactivité du combat. Autre exemple historique intéressant, l’approche de Xavier Boniface sur l’affaire des Inventaires en 1906, qui met en relief les cas de conscience pouvant apparaître lorsque les convictions personnelles sont en contradiction avec les orientations politiques et les ordres reçus. Dans un registre plus récent, Frédéric Gout dépeint avec précision le questionnement des combattants de l’opération Serval au Mali en 2013 sur les motivations profondes de l’adversaire qu’ils affrontent, comme si cette question devenait une donnée d’entrée essentielle de l’équation opérationnelle. Autre angle d’approche : la perception différenciée que peuvent avoir des officiers des trois armées sur le sujet. Loin d’être un objet commun, on constate que le milieu opérationnel forge des approches très distinctes dans cette perception et dans la déclinaison de ces notions. Dans le même ordre d’idée, il est intéressant de voir comment ces sujets sont enseignés dans les écoles de formation initiales des cadres de l’armée de terre. Loin de faire l’objet d’un enseignement académique, elles servent en réalité de support à une praxis du quotidien.
Au-delà du fait militaire, une réflexion sur cette relation entre valeurs et vertus intéresse l’ensemble de la société et les individus qui la composent, dès lors qu’il s’agit de penser dans le champ éthique le substrat de l’action. Je parle là de ses motivations, de ses contours et de ses garde-fous. Pour ouvrir une large parenthèse historique, je mettrais en regard les articles de Marc Vigié sur l’exercice du pouvoir par le Roi Soleil et d’Hervé Gaymard sur la pensée du général de Gaulle. L’un et l’autre décrivent le lien étroit qui s’établit entre la pensée et l’action dans l’exercice politique, et l’importance du tempérament comme élément de régulation des tensions qui apparaissent nécessairement à l’épreuve des faits.
L’approche philosophique apporte également des angles intéressants pour cerner les interactions entre les termes du sujet. Dans son article intitulé « Nietzsche ou l’épreuve de la guerre », Alexandre Martin montre en quoi cette dernière constitue pour le philosophe un révélateur et un mécanisme essentiels au processus de destruction créatrice des valeurs par la vertu.
Dans les plis de chaque drapeau et étendard de l’armée de terre figurent les mots « honneur » et « patrie ». Ils se font face et renvoient, je le pense, à notre débat du jour. D’un côté, la référence à la Nation, celle qui nous confie ses armes et qui définit les valeurs pour lesquelles le soldat devra s’engager au combat. De l’autre, un rappel à ce qui fait le cœur de la déontologie militaire, l’honneur, comme résumé des vertus guerrières. Les opposer, les comparer ou les mettre en compétition dans un mécanisme dialectique viendrait nécessairement affaiblir la cohésion du corps social militaire, et donc son efficacité.
En réalité, ce que nous dit le drapeau flottant au cœur de la bataille, c’est que le soldat ne peut vaincre que s’il parvient à fonder son action à la fois dans un référentiel de valeurs, qui lui donne une légitimité dans l’exercice de la violence collective, et dans un corpus vertueux qui subordonne toujours la fin aux moyens. Quels que soient son niveau, son grade ou sa conviction personnelle, chaque soldat doit veiller à ne pas choisir entre ces deux horizons. Sans quoi il sera emporté par le vide qu’il aura lui-même créé. Tel est probablement l’enseignement que nous apporte l’article de Jean-Luc Leleu sur la Wehrmacht.
Sens de l’équilibre : là se situe peut-être l’essentiel du lien intime qui unit les notions de valeur et de vertu, au-delà du sens relatif que chaque situation leur donne. Là se trouve peut-être aussi le point d’application principal de la force d’âme de celui qui doit, en toutes circonstances, maîtriser la tension qui s’exerce sur son fil d’Ariane.