N°20 | L’armée dans l’espace public

François Lecointre

De la fin de la guerre à la fin de l’armée

Alors même que le mot a désormais envahi les commentaires de tous les observateurs d’une activité humaine qui semble se caractériser par les confrontations extrêmes et les grandes catastrophes à venir, il est délicat de supposer que la disparition de l’« objet guerre » entraîne la fin de l’institution militaire.

Et pourtant, si en matière d’économie, d’énergie, d’environnement, d’information ou même de civilisation le recours au vocabulaire guerrier paraît le plus approprié pour commenter l’actualité, le paradigme d’une certaine « guerre militaire », qui servait d’outil de référence à la réflexion polémologique autant qu’aux analyses géopolitiques, semble avoir définitivement perdu sa validité. Ou, du moins, n’est-il plus envisagé que comme un cas de figure parfaitement improbable, un artéfact pour film de science-fiction à partir duquel il serait aussi vain que dangereux de fonder une quelconque vision prospective d’un instrument militaire que l’on chercherait ensuite à bâtir avec patience et constance à travers la mise en œuvre de lois de programmation successives.

Une telle évaporation de l’échéance guerrière qui, pendant deux siècles, a rythmé la vie de la société française n’est évidemment pas sans effets sur les armées. Elle se traduit, depuis une vingtaine d’années, par une transformation aussi radicale que passée inaperçue, car comprise comme une simple série de modernisations et d’adaptations techniques destinées à prendre en compte à la fois les contraintes budgétaires croissantes et l’évolution technologique des équipements. Il faut donc rétablir la relation de causalité entre l’emploi et l’outil, entre le besoin et l’organe pour bien mesurer l’étendue des mutations vécues en deux décennies de révolution dans les affaires militaires avant de prétendre éventuellement juger de leur pertinence.

  • Une armée pour faire la guerre

Jusqu’à la fin de la guerre froide, l’engagement des armées est envisagé comme inévitable et légitime dès lors qu’il se fait contre un envahisseur qui veut asservir la nation. Cet engagement est également placé sous le signe de l’immédiateté, dans l’espace comme dans le temps, puisque l’ennemi est à la frontière et que le combat se déroulera sans préavis, sur le territoire de l’un ou l’autre des belligérants. Dès lors qu’il s’agira de la survie de la collectivité, le combat mobilisera toutes les ressources de la nation, conduisant à engager de grandes masses d’hommes et d’équipements dans des combinaisons d’effets très complexes sur un champ de bataille où les armées devront compter sur leurs seules ressources pour vivre et fonctionner. Enfin, la guerre étant une situation d’exception, ceux qui y sont engagés bénéficieront d’un statut à part et y agiront en se conformant à un droit spécifique qui autorise le recours à la mise en œuvre délibérée de la force, jusqu’à tuer au risque de sa vie propre.

Pour conduire cette guerre, l’armée est organisée comme un ensemble fortement hiérarchisé, selon un mode pyramidal par lequel chaque degré de commandement constitue un niveau de synthèse des attributions, des pouvoirs et des moyens, qui garantissent la possibilité d’être autonome dans l’action et de prendre des initiatives que requiert la confrontation à l’ennemi. Ainsi, tout en étant dirigée avec une stricte discipline rendue indispensable par la grande complexité que représente la coordination de tous ses éléments constitutifs, l’armée demeure souple d’emploi et aisément manœuvrable malgré les aléas que réserve toujours le combat. Et si l’action de chaque régiment est rigoureusement coordonnée au sein de la zone d’engagement de la division, elle-même parfaitement encadrée par les orientations du corps d’armée, chacun de ces niveaux demeure constamment capable de s’adapter à des configurations imprévues. De l’existence, à chaque échelon de commandement, d’une logistique dédiée, de stocks et de réserves indispensables à l’engagement, et de la capacité à gérer et à administrer en propre le fonctionnement courant de l’unité considérée, découle une redondance administrative et logistique coûteuse en termes d’efficience, mais qui garantit la robustesse de l’ensemble.

La guerre doit pouvoir être menée sans délai puisque l’ennemi est là, tout près, et peut être demain infiltré sur le territoire national, alors même qu’il faudra combattre sur le front. L’organisation du temps de guerre est donc adoptée dès le temps de paix, et des exercices d’alerte fréquents permettent de vérifier la réactivité effective du dispositif ainsi que l’aptitude à une augmentation rapide du format par le recours à la réserve. Coexistent alors, au sein de la société et du pays, deux appareils administratifs distincts, l’un, civil, pour la gestion de la vie ordinaire, l’autre, militaire, pour faire face à l’imprévisible (mais très probable) guerre, y compris à l’intérieur de nos frontières.

  • Un outil militaire pour gérer des crises

À la fin des années 1980, le délitement du Pacte de Varsovie vient bouleverser le référentiel militaire. Le haut commandement n’est cependant pas totalement pris au dépourvu, les engagements « autres que la guerre » ayant contraint les armées, depuis une trentaine d’années déjà, à imaginer des modes d’intervention différents et à penser à ce que pourrait être une organisation militaire adaptée à ces opérations nouvelles.

Que sont ces crises dans lesquelles sont engagés un nombre croissant de régiments professionnalisés au gré de l’augmentation des sollicitations internationales ? Tout d’abord, n’étant pas des guerres auxquelles la nation serait partie, elles semblent moins naturellement légitimes parce que moins évidemment en lien avec la survie de la collectivité. En outre, elles requièrent systématiquement un mandat international, et placent le plus souvent les contingents engagés dans la situation de tiers intervenant sur un mode arbitral pour rétablir l’ordre et le droit. Elles ne constituent donc pas des situations d’exception qui justifieraient qu’un statut dérogatoire soit accordé au soldat auquel on sera de plus en plus fréquemment tenté d’appliquer les règles du droit commun.

Ces engagements se passent à distance, laissant ainsi le temps d’une montée en puissance et même de la constitution d’un outil de combat à chaque fois particulier, répondant le plus précisément et le plus économiquement possible aux contraintes de situations conflictuelles toujours différentes. Par ailleurs, ils sont généralement conduits au sein de coalitions, ce qui, outre le fait de pouvoir signifier la dimension internationale dont procède la légitimité de l’engagement, permet d’en partager la charge. Aucun des partenaires de la coalition n’ayant à supporter seul la responsabilité de l’opération, chacun se trouve libre de définir son degré de cotisation à la force mise sur pied, non seulement en fonction des intérêts qui le lient à la zone considérée, mais aussi au gré des contraintes budgétaires du moment.

Ce nouveau cadre d’emploi de l’outil militaire entraîne tout d’abord la fin de l’impératif de vaste format des armées et, autorisant leur diminution drastique1, rend moins indispensable l’organisation très pyramidale qui prévalait jusqu’alors. Cette organisation figée comportait, outre la coûteuse redondance évoquée plus haut, l’inconvénient d’une moindre adaptabilité aux différentes morphologies des crises. Elle est donc remplacée par la constitution d’un vaste réservoir de briques capacitaires, compagnies, escadrons, batteries, ou bien, en fonction des spécialités, de composants encore plus réduits (groupes, sections) qui, comme autant de morceaux d’un grand jeu de Lego militaire, servent d’éléments d’assemblage pour de mini armées de circonstance, toujours différentes, et placées sous les ordres d’états-majors eux-mêmes préservés en temps ordinaire des contraintes de la gestion et du commandement d’unités subordonnées qui ne leur sont rattachées qu’au moment de l’engagement opérationnel.

Particulièrement audacieux et novateur, ce concept de modularité n’est, dans un premier temps, pas appliqué à tous les niveaux tant il paraît de nature à destructurer totalement une communauté humaine dont la cohésion est un facteur d’efficacité essentiel au combat. La prudence incite ainsi à consolider l’ensemble en conservant à chacune de ses extrémités deux niveaux de synthèse qui garantiront la mise en cohérence des objectifs et des moyens : le niveau régimentaire et le niveau d’armée deviennent alors, pour l’armée de terre, les deux points d’ancrage de l’édifice. Entre ces deux niveaux, sont créées des chaînes spécialisées dans les divers domaines de l’administration et du soutien, tandis que, symétriquement, s’élabore par abandons successifs d’attributions une chaîne « métier » dont la compétence est progressivement concentrée sur la technique combattante. Un pas conceptuel a cependant été franchi et plus rien ne s’oppose à la poursuite d’une évolution que la recherche d’efficience accrue du système va accélérer. Les derniers niveaux de synthèse du régiment et de l’armée sont donc supprimés, seul le niveau interarmées2 demeurant encore aujourd’hui, tout au sommet de l’institution militaire, le lieu d’arbitrage et de mise en cohérence des efforts.

Parallèlement, les contraintes budgétaires croissantes imposent une série d’adaptations aux canons de fonctionnement du domaine civil et de l’économie privée : suppressions des stocks, fonctionnements en flux tendus, mutualisations, externalisations… Ces concepts, jusqu’ici fondamentalement contradictoires d’un modèle militaire pensé comme instance de recours et d’assurance collective de la nation, vont désormais être considérés comme autant d’axes majeurs de la modernisation de l’institution.

  • Pour conclure

Il est très difficile de porter aujourd’hui un jugement définitif sur le bien-fondé d’un changement de paradigme militaire aussi radical que celui qu’a vécu l’armée de terre en deux décennies. Tout au plus peut-on constater qu’il a procédé d’un effort constant, courageux et particulièrement créatif d’adaptation aux bouleversements géostratégiques et aux contraintes financières qu’a fait peser sur l’institution militaire l’ère des dividendes de la paix. Et reconnaître qu’il a permis à la France de faire face à ses obligations de puissance de manière bien plus qu’honorable au cours de cette même période.

Il serait cependant bien présomptueux de s’avancer sur le fait que ce qui n’est plus qu’un outil militaire pourrait redevenir une armée dans des délais de montée en puissance compatibles avec la résurgence d’une menace majeure pourtant évoquée dans le Livre blanc de 2008. Pour les Européens, la guerre totale incluant les populations comme acteurs et otages, et représentant un choc intégral de sociétés et non plus seulement l’affrontement d’armées délégataires de souverainetés, a disqualifié la guerre comme objet politique. On peut cependant douter qu’une telle conversion à la paix soit universellement partagée, et il est pour le moins risqué de se résoudre, sous la pression de contraintes économiques, à ne calibrer un outil militaire qu’en fonction d’un emploi courant que l’on peut librement revoir à la baisse ou à la hausse au gré des ambitions et du rang que l’on se sent prêt à assumer.

On doit également relever trois paradoxes auxquels aboutissent aujourd’hui les considérables évolutions qui viennent d’être rapidement évoquées.

Tout d’abord, dans des opérations de rétablissement de l’ordre international qui exigent une approche systématiquement globale incluant des opérations de reconstruction des États et d’aide au développement économique, les nations occidentales se condamnent à l’inefficacité ou à l’impuissance dès lors qu’elles concentrent de plus en plus étroitement leurs armées sur la compétence technique combattante sans être capables, par ailleurs, de développer des instruments complémentaires d’intervention dans les champs civils.

Ensuite, alors que jamais on n’a autant utilisé le terme de résilience, et mesuré la vulnérabilité de la société aux crises et aux catastrophes naturelles qui semblent devoir se multiplier du fait de la dégradation environnementale, jamais on ne s’est privé avec autant de constance de toute forme de réserve, à commencer par la première d’entre elles, l’armée, dont les stocks, l’autonomie, l’organisation, mais aussi la culture et la totale disponibilité que lui confère le statut militaire faisaient la principale assurance de la nation.

Enfin, si la collectivité nationale a définitivement renoncé à la guerre, elle continue tout de même, en engageant ses soldats dans des opérations de plus en plus dures, à les confronter à des situations de combat extrêmes au cours desquelles ils devront donner la mort et risquer leur vie en surmontant la même peur, en assumant la même responsabilité morale que leurs devanciers de Verdun ou de Bir Hakeim. La tension de légitimité qui résulte d’une telle confrontation entre les exigences psychologiques et éthiques du combat et les motivations politiques variables de la gestion de crise internationale peut-elle être supportée par un soldat si la nation ne lui manifeste pas très clairement la reconnaissance que son engagement extra ordinaire doit lui valoir ?

1 Diminution dont on ne voit pas, au demeurant, quelle pourrait être la limite, les contrats opérationnels fixés aux armées par les différentes lois de programmation ou livres blancs successifs n’engageant contractuellement personne et n’étant définis que pour donner une justification aux formats que les budgets alloués permettent encore de préserver.

2 Encore ce niveau interarmées est-il en concurrence avec un niveau ministériel d’administration générale qui tend à accroître ses prérogatives au nom même des principes qui ont présidé jusqu’ici à l’évolution des armées, en attendant qu’un niveau interministériel s’impose selon une logique d’administration et de soutien territorial unique.

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