Qu’y a-t-il entre le virtuel et le réel ? La question peut surprendre tant le réflexe de l’esprit nous conduit d’abord à opposer schématiquement les termes. En vérité, le sujet porte principalement sur la conscience humaine en prise avec deux systèmes de référence avec lesquels elle doit composer en permanence : celui du monde perçu et celui du monde pensé.
Cette question est aussi vieille que le monde puisque, nous disent les spécialistes du cognitif, les deux hémisphères de notre cerveau recherchent à chaque instant un point d’équilibre entre ce que nos sens nous donnent comme informations objectives et des imaginaires collectifs très puissants qui viennent les interpréter et les mettre en perspective. C’est même par cette capacité à s’arracher au réel, par une subjectivé collective, qu’Homo Sapiens a su organiser une collaboration de masse lui permettant de dominer le monde et de trouver, par le développement de son imagination, des solutions à tous ses problèmes. Le virtuel serait donc la clé de la maîtrise du réel.
Ce sujet anthropologique devient sujet d’actualité avec le développement exponentiel des technologies du numérique. Le virtuel, qui depuis longtemps permettait de simuler le réel pour en faire un objet d’entraînement, de loisir ou de compétition, élargit son espace naturel et prend une place croissante dans les sociétés développées. Aujourd’hui, il amplifie le réel pour le prolonger un peu plus loin que son état naturel. Dans certains cas, il construit même un réel alternatif dans lequel la conscience doit s’adapter à une autre réalité. Certains imaginent même déjà des scénarios d’existence purement virtuelle.
Pour autant, toutes les expériences, sagesses et philosophies renvoient sur la nécessité de garder un pied dans le réel pour trouver le bonheur ou l’équilibre. L’écologie nous le démontre prétextant que la nature, c’est-à-dire le réel, ne ment pas. Il y aurait donc dans les temps qui viennent une tentation contradictoire entre un retour au réel pour éviter le dérapage d’un virtuel déconnecté de la vie et un appel aux nouvelles capacités du virtuel pour imaginer de nouvelles solutions aux problèmes du monde.
Pour tenter d’organiser un peu le débat, Inflexions balise sommairement le chemin en proposant de voyager dans deux grandes sphères. Celle des sciences humaines et sociales d’abord, en observant l’évolution des relations entre réel et virtuel dans nos sociétés numérisées. Patrick Clervoy, Laurie Bonin et Julie Corver ainsi qu’Éric Letonturier ouvrent la voie en proposant des approches scientifique, artistique ou philosophique qui, chacune, tentent de discerner les interactions entre les deux termes. De leurs côtés, Jacques Tournier et Arnaud Chevreul organisent leurs réflexions autour des risques et des menaces qui pèsent sur les sociétés modernes aux prises avec une irruption massive de la virtualité dans la vie quotidienne. Le rapport entre les deux termes pourrait-il s’inverser, faisant du réel un moyen de réduire l’incertitude produite par le virtuel ?
La chose militaire semble également avoir beaucoup à dire sur le sujet. L’article de Romain Desjars de Keranrouë et de Xavier Rival décrit les implications éthiques et culturelles des nouvelles armes aériennes qui permettent une conduite de la guerre à distance. Les pilotes de drones nous amènent en effet à nous interroger sur les modalités des combats de demain. Pour autant, d’autres articles, comme celui de Michel Goya, de Christophe Gué, d’Antoine Bourguilleau ou de Frédéric Gout, décrivent ce recours permanent au virtuel comme un procédé éprouvé. La simulation, le jeu de guerre, la théorisation de la conflictualité ou la méthode de raisonnement tactique sont de nombreux exemples d’un virtuel qui s’invite depuis toujours dans le sujet de la guerre en préparant les cœurs et les esprits à l’épreuve qui vient. Dans le domaine de la stratégie, le bluff en est une bonne illustration, comme le montrent Estéban Georgelin et Jean-Vincent Holeindre. De manière plus transgressive, il en va de même sur l’apport de la science-fiction qui est décrit dans l’article de Jean-Baptiste Colas sur la Red Team ou dans celui l’Amal Silva Da Cruz sur les jeux vidéo.
Que tirer de ce numéro qui nous entraîne quelque peu vers le futur ? Il nous renvoie probablement à une légitime interrogation sur la place de l’humain, du citoyen et du soldat dans le monde numérique qui vient. Que deviendront le libre arbitre, le bon sens, la prise de risque ou le recours à l’intuition dans des métavers organisant la convergence entre les mondes physiques, augmentés et virtuels ? Une réponse nous est peut-être suggérée par Monseigneur Ravel qui, comme le faisait en son temps André Malraux, note que le xxie siècle sera spirituel ou ne se sera pas. Une dialectique opportune permettant de sortir par le haut de cette interrogation sur la nature profonde du réel et du virtuel.