« Par un épais brouillard du mois de septembre deux enfants, deux frères, sortaient de la ville de Phalsbourg en Lorraine. Ils venaient de franchir la grande porte fortifiée qu’on appelle “ porte de France ” » : ainsi commence le voyage initiatique d’André et de Julien, ces deux orphelins vosgiens qui partent à la rencontre de la mère patrie après la défaite de 1870 et l’amputation des « provinces perdues ». Ces quelques mots ouvrent le vieux guide Joanne de la géographie civique et morale d’une France-personne, le best-seller, le chef-d’œuvre de « lecture courante » en classe ou ailleurs, qui a aidé des millions de Françaises et de Français à cultiver la tendresse géographique, physique et spirituelle pour leur pays, à fortifier leur intelligence civique et à défendre quoi qu’il en coûte, avec du Bellay, la « mère des arts, des armes et des lois » : Le Tour de la France par deux enfants. Devoir et Patrie de G. Bruno.
Sa première édition, chez Eugène Belin en 1877, a été diffusée à trois millions d’exemplaires dix ans plus tard. Sa deuxième mouture, modifiée en 1906, était forte de sept millions quatre cent mille volumes en 1914. Puis le livre a poursuivi sa carrière (huit millions quatre cent mille exemplaires répandus au total en 1976, à la veille de son centenaire) dans les maisons d’école, les associations, les bibliothèques, les patronages, les lieux de rencontre entre peuple et culture et, il va de soi, les familles. Mais sa pratique en classe et sa lecture à haute et basse voix ont été abandonnées dès les années 1920 et le fil du xxe siècle l’a relégué, jauni et parfois maculé à l’encre violette, au hasard des tables de nuit, des greniers puis des brocantes.
Autant dire que malgré ce délaissement d’aujourd’hui, par l’effet cumulatif de sa lecture et du souvenir de ses vignettes (de Jeanne d’Arc à la quenouille au marteau-pilon du Creusot qui savait casser si délicatement une noix), il n’est guère de livre plus massivement, étroitement et singulièrement tricolore ; guère de « lieu » resté aussi longtemps, aussi intimement constitutif d’une mémoire et d’une identité. Si Ernest Lavisse fut, via l’Histoire de France, notre « instituteur national » (Pierre Nora), G. Bruno, dans son exaltation amoureuse de toutes les disciplines scolaires éclairant des paysages humanisés et des labeurs d’intérêt général, a été le voyageur de commerce et le répétiteur de la devise affichée au sous-titre de son petit volume : devoir et patrie.
L’auteur, qui tiendra à garder ce pseudonyme et à ne jamais éclaircir le G. de son prénom fictif, est une femme, fait unique à l’époque pour un manuel scolaire : Augustine Tuillerie (1833-1923), épouse du philosophe Alfred Fouillée, un normalien bien introduit dans les milieux de l’édition à usage pédagogique. Elle n’en est pas à son coup d’essai puisqu’elle a donné en 1869, à l’heure de Victor Duruy, ce fier prédécesseur de Jules Ferry sous l’Empire libéral, un premier livre « de lecture courante » chez Belin, Francinet, qui détaillait déjà des « principes élémentaires de morale, d’économie politique, de droit usuel », puis « d’agriculture, d’hygiène et de sciences usuelles » à mettre au service du pays.
Augustine a persévéré dans son ambition édifiante en donnant, en 1887 et toujours chez Belin, un nouveau livre de lecture courante, mais cette fois « d’instruction morale et civique en action », Les Enfants de Marcel, où les fils d’un sergent de l’armée de l’Est de 1870, devenus à leur tour très patriotes puisque « toute l’armée des travailleurs […] soutient l’honneur de la patrie », faisaient eux aussi leur initiation itinérante et l’aîné, c’est tout dire, entrait à Saint-Cyr. Ils héritaient même in fine d’un parent alsacien et, grâce à lui, d’une ferme dans cette Algérie qui ne manquerait pas de rester, grâce à eux, « cultivée par des bras français » : selon Bruno, sachons-le, « la propriété est un droit sacré dont le respect va croissant avec la civilisation même », et surtout sur une « terre bénie », « presque aussi chère que la mère patrie », la « nouvelle Alsace » du Constantinois. L’inlassable Mme Fouillée a même repris la plume en 1916, en pleine guerre, à quatre-vingt-trois ans, pour rédiger un Tour de l’Europe pendant la guerre qu’elle voulut prémonitoire, où des héros cousins de ceux du Tour de la France exploraient une sorte de Société des nations européennes sortie des tranchées, fustigeaient l’impérialisme allemand et prônaient à la fois l’union nationale, la solidarité internationale et la paix universelle selon Kant, après ce qui devait être la « der des ders ».
On n’en était pas tout à fait là en 1877 quand parut son Tour de la France. La défaite de 1870 y est très prégnante et jamais le livre ne peut être pris en défaut au chapitre de l’amour de la patrie, des devoirs civiques, du service militaire et de l’impôt du sang : c’est évidemment sur ce point que quelques instituteurs pacifistes, après 1900, critiquèrent ses enseignements sans pour autant l’abandonner. Mais, fort habilement, Bruno n’a eu de cesse d’aller au succès en affichant la seule ambition dans laquelle la France d’alors voulait se reconnaître : rappeler que la désunion, la division puis la guerre civile avaient été et resteraient à jamais funestes pour une nation digne de ce nom. Ni la Commune ni la Terreur ni même la Révolution ou la Saint-Barthélemy n’étaient mentionnées, mais c’est ce refus de rappeler des événements qui auraient pu être fatals à la patrie qui explique que le livre soit si tendrement jalonné par les seules belles images choisies de bienfaiteurs de l’humanité, de militaires héroïques sans brutalité, d’explorateurs hardis et tout évangéliques, d’écrivains et d’artistes bienfaisants, de grands commis de l’État populaires ; que les hérauts de la paix, de la concorde et du mieux-être aient été préférés aux sabreurs, aux saints, aux rois et même aux politiques revanchards et exaltés. Signe évident de cette vocation non belliciste : ni Louis XIV ni Napoléon ne sont particulièrement signalés, et jamais André et Julien ne croisent un régiment, une caserne ou n’abordent, même dans les squares à nounous, un pantalon rouge. Cette « lecture courante », on l’a compris, prônait le juste milieu. Elle refusait tout éclairage partisan et restait imprégnée d’équanimité.
Néanmoins, cette vocation centriste teintée de conservatisme a pu rendre et nous rend encore sa lecture irritante, parce que Bruno a, notamment, répandu au-delà du raisonnable une vision rurale de la France, nié la question sociale et proclamé sans l’ombre d’un doute la supériorité de la race blanche. La grande ville, il est vrai, n’est jamais chantée et le petit Julien se fatigue étrangement vite en parcourant Paris, alors qu’il saute de joie sur les rives du canal du Midi. Flottage des bois dans le Morvan, vache bretonne, fromagerie du Jura, coq de Crèvecœur et même boissellerie : cette France sépia n’est peuplée que de paysans, d’artisans et de marchands ; la carriole et le maquignon n’y seront jamais tout à fait vaincus par le chemin de fer et la ville de tous les dangers. Pour Bruno, soucieux de ses lecteurs encore majoritairement ruraux et promoteur d’un avenir sans errance, la terre, l’atelier et la boutique ne pouvaient jamais mentir, et seules l’agriculture et la petite épargne, au bout du compte, font la richesse d’un pays.
Par ailleurs, au Creusot, un M. Gertal montrait sans déplaisir à Julien de très jeunes enfants qui travaillaient « de tout leur cœur ». Le capital et la plus-value étaient ignorés, puisque « ce qui donne du prix aux choses, c’est surtout le travail et l’intelligence de l’ouvrier ». C’est même un « chenapan » et un « infâme » qui se permettra de dénoncer les maîtres qui « regorgent d’argent » et « paient mal ». Peu importe, finalement, qu’il y ait plus de pauvres que de riches : l’essentiel est qu’il se trouve partout des « bons », des laborieux, des sobres et des moraux, à l’image d’une France qui n’entendait abandonner ni ses rythmes séculaires ni ses modèles éprouvés.
Cette philosophie très courte était restée sensible à l’effet social et moral de toute énergie spirituelle créatrice. Elle n’a pu, finalement, inviter qu’à jouer sur la solidarité et a fait de la seule complémentarité des êtres la recette de l’ordre et du progrès. Dieu, l’âme et le destin des individus et des peuples, tout reste une combinaison vaguement solidariste et largement idéaliste. À une condition, que le livre a remplie médiocrement. Dès lors que l’esprit de pèlerinage y circulait partout, puisque sortir de chez soi était une initiation très recommandée, que sortir de soi-même en voyageant devait aguerrir et transformer l’enfant qui rentrerait ensuite, adulte averti, vivre en paix au pays le reste de ses jours, il aurait fallu que Bruno réfléchît davantage à l’universalité de cette démarche émancipatrice.
Or ce pèlerinage n’a pas d’horizon hors frontières et outre-mer, sauf pour échantillonnage d’exotisme : il reste implicitement en sentinelle sur le Rhin. Et surtout, il perd de sa vertu dès qu’il tente de mesurer un rapport français à l’inconnu, à l’étranger ou à l’étrange, qu’il aborde la question de l’Autre. Il se refuse même à manier l’argument de la diversité française hexagonale, si cher déjà à Michelet et que Braudel reprendra après tant d’autres pour tenter d’approcher et de comprendre l’altérité. Bruno, c’est vrai, cultive l’entre soi en toute bonne conscience. Il dit que la race blanche est « la plus parfaite », qu’elle porte aux colonies la civilisation européenne. Pire : ce sont des « sauvages » dont « plusieurs sont anthropophages » qui ont fait son affreux sort à La Pérouse. L’édition de 1906 dira certes le surplus de puissance que la France pourrait tirer de ses colonies tout en y installant la santé et l’instruction, tant ce pays, « toujours généreux, donne à tous, sans compter, ses bienfaits et ses secours ». Il n’empêche : malgré une échappée sur la Corse, la géographie de ce Tour réserve ses effets bienfaisants aux frontières du seul Hexagone.
Il y eut pire, au moins sur le moment. Mme Fouillée, croyante, a bientôt pu être accusée tantôt de cléricalisme larvé, dès 1899 dans La Revue socialiste par Eugène Fournière, tantôt de laïcisme militant, à la Chambre le 17 janvier 1910 par un député de droite, Groussau. À l’édition de 1877 avait en effet succédé en 1906, aussitôt après la Séparation de 1905, une nouvelle édition « révisée » et augmentée d’un « épilogue », parce que le monde changeait. Cette actualisation, intervenue de surcroît en pleine bataille scolaire, relancée précisément à propos des manuels « sans Dieu », faisait au texte et à ses images un toilettage laïc très soigneux, mais qui n’attestait d’aucun anticléricalisme. Sur les neuf images supprimées, six avaient trait à la religion : André et Julien ignoreront désormais Bossuet et Fénelon, saint Bernard prêchant la croisade, Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille, la cathédrale du sacre à Reims et l’intérieur de Notre-Dame de Paris (on ne saura jamais pourquoi la source du Rhône, les résiniers et le berger des Landes avaient été mis dans la même charrette : si les uns avaient été victimes de la grande dépression économique de la fin du xixe siècle, l’autre, elle, coulait toujours…). Plus aucune église n’affectait la vue des petits pèlerins, plus aucun « Mon Dieu ! » ou « Ciel ! » n’émaillait leur surprise, leur émotion et leur peine.
Cela suffit à agiter le parlementaire bien-pensant cité tout à l’heure. En vain d’ailleurs, puisque l’enseignement libre se garda bien de condamner trop haut la nouvelle édition et que la grande majorité des instituteurs laïques convinrent de leur côté, tout aussi sagement, que le « fait » religieux, à condition qu’il fût soigneusement pesé et relativisé, ne devait pas être ignoré dans l’enseignement public. Et l’ancien philosophe métaphysicien et normalien Jean Jaurès, devenu le leader socialiste que l’on sait, sut alors rappeler à la tribune de la Chambre que la référence à Dieu ne le gênerait jamais et qu’au demeurant la dizaine d’images de l’épilogue du livre entonnait le seul hymne qui convînt aux vraies déesses du temps : la Patrie sur la défensive et la Science au service du progrès. Jaurès résumait ainsi le sentiment général : à l’image de la « ferme réparée par la paix », dernière image du livre, le pays saura toujours faire face en cas de guerre, mais c’est son labeur civil qui garantit la paix, la tranquillité et la prospérité.
Que la patrie en version pacifiante ait pris ainsi la plus large place dans ce Tour de la France n’étonnait pas à la veille de 1914, quand la défense nationale l’emportait déjà sur la Revanche. Mais, aujourd’hui, c’est la pérennité ou non de cet allant civique et moral qui nous importe. La découverte du savoir et celle du prochain vont de pair, l’éducation est un cheminement, le spectacle raisonné du monde cultive la sensibilité et élève l’esprit, le vivre-ensemble se cultive et la patrie, ainsi, se fait tous les jours : ainsi, « je vais finir par savoir ma géographie sur le bout du doigt », déclare le petit Julien. Qu’avons-nous à lui répondre un siècle plus tard1 ?
1 On trouvera une première version de ce texte dans Tableaux de la France, présentés par Jean-Pierre Rioux, Omnibus, 2007, pp. 813-820. Ce volume contient, outre ce Tour de la France par deux enfants (1877) de G. Bruno, le Tableau de la France (1833) de Jules Michelet, l’Introduction générale à l’histoire de France (1865) de Victor Duruy et La France. Tableau géographique (1903) de Paul Vidal de la Blache.