La Révolution française ne s’est pas contentée de couper la tête du roi, elle a entendu attribuer les places que les princes et les saints occupaient dans les imaginaires à des figures nouvelles, législateurs, savants et soldats, tous hommes méritants de la patrie. Or, dans la chaleur des affrontements, des individus se sont fait remarquer, obtenant, le plus souvent provisoirement, un rang en quelque sorte intermédiaire entre les « grands hommes » et la foule : celui des héros. Véritables demi-dieux, désignés par un coup d’éclat militaire, cette catégorie d’acteurs s’est développée de façon spontanée avant d’être bientôt institutionnalisée, si bien que c’est une véritable fabrication des héros que la Révolution suscite, l’encadrant tant bien que mal, puis la contrôlant totalement. C’est à une brève histoire des héros issus des combats que sont consacrées les quelques pages qui suivent, organisées autour de quelques grands protagonistes pris comme exemples.
Si la plupart de ces héros sont désormais oubliés, bien que leurs statues ornent encore leurs villes natales, des groupes entiers sont passés dans la légende, soldats de l’an II ou grognards de Waterloo. Or ces soldats exemplaires ont été d’autant plus héroïsés qu’ils gardaient une dose d’insubordination quelque peu « civile » et qu’ils prenaient le relais de héros plus problématiques, liés à des polémiques politiques ou à des engagements militants forts. Ainsi ceux qui marquèrent initialement une partie de la mémoire nationale furent les « héros de la Bastille », tandis que pour une autre partie, les héros s’appelaient Charlotte Corday, Charette ou La Rochejaquelein, voire Cadoudal. L’héroïsation, accélérée par la Révolution, n’a pas été qu’une mode ou une manipulation. Elle a correspondu à une mutation plus profonde, alliant un changement de sensibilité, un poids accru de l’État et des pratiques nouvelles de formation de l’esprit public, repérables au même moment, sous d’autres formes, dans d’autres pays que ce soit en Europe ou aux Amériques. Comprendre le rôle du héros, c’est donc comprendre que la période révolutionnaire a rompu le cours ordinaire des choses et lancé des milliers de personnes dans la « grande histoire ».
Concernant la France, il convient d’établir les principales étapes, complémentaires et différentes, qui ont créé ce nouveau climat, afin de comprendre comment attentes collectives et mobilisations politiques se sont rencontrées à ce moment particulier. Sans cette conjoncture, la fabrication des héros n’aurait eu aucune réussite. Sans la reconnaissance sociale passant par de nouvelles hiérarchies, la valeur des sacrifices n’aurait pas été reconnue. C’est ce double lien qu’il convient de présenter en suivant quelques cas, qui jalonnent la décennie révolutionnaire.
À vrai dire, pour la naissance de nouveaux héros comme pour d’autres domaines de la vie quotidienne, la « Révolution » est effective dès 1788, puisque c’est le 10 juin de cette année-là que le lieutenant Blondel de Nouainville accède à la notoriété nationale en s’interposant avec panache entre la foule et l’intendant du roi, à Rennes, alors que celui-ci est chargé de réprimer l’opposition parlementaire. Légèrement blessé au bras, Blondel s’est « sacrifié » pour que la nation vive, malgré l’absolutisme royal, mais aussi malgré les menaces d’une insurrection populaire. Cette figure du soldat-patriote marque les deux années suivantes, jusqu’à ce 31 août 1790, où le lieutenant Désilles tente d’empêcher l’affrontement qui se produit entre les Suisses mutinés de la garnison de Nancy et les troupes commandées par le général Bouillé, chargé par La Fayette de restaurer l’ordre militaire de la monarchie parlementaire. Désilles meurt de ses blessures, fin septembre, ce qui lui vaut de voir son nom désigner des rues dans de multiples villes désireuses d’exalter la paix sociale. Cependant, le développement des luttes politiques fait évoluer l’opinion contre ces officiers-patriotes, suspectés d’être ou trop ou pas assez révolutionnaires.
Entre-temps, le 14 juillet 1789 a donné le branle à l’héroïsation politique. L’abbé Fauchet devient, avec sa soutane trouée par les balles, le premier curé-patriote obtenant un succès d’audience qui va durer plusieurs mois. Il incarne le courant, oublié souvent depuis, qui voit les événements comme l’application de l’Évangile sur terre, révolution et catholicisme se confondant pour assurer le bonheur de l’humanité. Des cultes religieux sont rendus à tous les martyrs tombés le 14 juillet, tandis que les prêtres, même ceux qui quelques mois plus tard vont refuser la Constitution civile du clergé, bénissent les drapeaux des milices patriotiques, essaim de futurs héros à n’en pas douter. Mais déjà, d’autres « héros » de la Bastille se mettent sur les rangs, regroupés derrière des militants ambitieux et peu favorables au clergé, comme Santerre et surtout le très remuant Palloy, qui, en tant qu’entrepreneur, s’est déjà fait adjuger la destruction de la Bastille. Après un an d’attente, ces « héros » sont officiellement reconnus comme tels, créant une véritable nomenklatura révolutionnaire. Commence pour beaucoup une carrière politique qui procurera à certains des carrières militaires et politiques brillantes, éventuellement écourtées par la guillotine.
Ce mélange militaire-civil, qui caractérise cette périodisation, mérite l’attention, car les rapports entre soldat et citoyen changent radicalement entre 1788-1789 et 1796-1799. La séparation qui existait entre l’armée de ligne et la société avant la Révolution disparaît sous l’effet des mutations politiques et de l’attente d’une fusion des fonctions dans la nation, avant de réapparaître à la fin du Directoire et pendant l’Empire, quand les guerriers moustachus prennent leurs distances avec les « pékins ». Pendant quelques années donc, la porosité entre les statuts est considérée comme essentielle, car elle permet une redistribution de l’honneur et du mérite parmi les Français, donnant, en théorie, à tous les chances réservées auparavant à la noblesse.
L’ouverture provoquée par ce bouleversement des valeurs est illustrée de façon exemplaire par le « héros des deux mondes », La Fayette, noble-patriote. Parti contre l’avis du roi se ranger aux côtés de Washington, il illustre l’impétuosité du militant promu général. De retour en France, il recycle la renommée qu’il a gagnée dans la guerre d’Indépendance, devenant en 1789 le commandant en chef des gardes nationales du royaume. Il légitime la création de celles-ci et d’autres milices patriotiques, tous ces corps de volontaires qui quadrillent le pays dans des fédérations sûres de leur bon droit. Ces troupes de citoyens-soldats se sentent fortes de leur légitimité populaire dès l’été 1789, quand elles s’affrontent aux troupes de ligne, considérées, pour beaucoup, comme hostiles à la Révolution. Devenus les vrais défenseurs de celle-ci, les citoyens-soldats comblent, dès 1791, les rangs de l’armée désertés par les émigrés, se posant d’emblée en héros prêts à tous les sacrifices. Un type nouveau est né, qui va être incarné par Drouet, passé à la célébrité pour avoir reconnu Louis XVI le 21 juin 1791 et l’avoir fait arrêter à Varennes. Même s’il demeure d’abord un militant politique, il est ce protagoniste typique de la Révolution bâtissant sa renommée, sa gloire et sa réussite sur ses hauts faits et les risques encourus.
L’esprit du temps confirme cette sensibilité en rassemblant les grands hommes dans l’enceinte du Panthéon, église réinterprétée pour les besoins du régime nouveau. L’objectif est affirmé : il s’agit bien de proposer des exemples à l’admiration et à l’imitation des Français, de remplacer les rois et les saints. Les premiers occupants sont Mirabeau et Voltaire. Le législateur et le philosophe sont, à cette date, prioritaires dans l’entreprise ; ils seront rapidement rejoints par le militaire. Relevons au passage que le premier est « panthéonisé » en même temps qu’il bénéficie de nombreux cultes religieux, faisant de lui, à ce moment-là, le symbole de l’unité du pays autour de la Révolution ; le second l’est au contraire en tant que héraut d’une révolution dénonciatrice de la royauté et de l’Église, dans une perspective ouvertement polémique, afin de donner une légitimité à la Révolution.
La guerre, après avril 1792, confirme toutes ces tendances. L’exemple emblématique est donné par l’écho exceptionnel des événements qui se produisent sur le front en septembre 1792. Alors que les ennemis avancent victorieusement, la ville de Verdun cède après que le commandant de la place, Beaurepaire, a été retrouvé mort, tué d’une balle dans la tête. L’indécision pèse toujours sur les raisons de ce décès, mais l’Assemblée fait de Beaurepaire un martyr révolutionnaire ayant préféré le suicide au déshonneur et décide de l’envoyer au Panthéon – ce qui n’aura d’ailleurs jamais lieu. Mais au moment où se déroulent les massacres de septembre à Paris, l’évocation de ce héros permet aux députés de trouver des exemples capables de marginaliser les tueries, sans désavouer ouvertement les sans-culottes. C’est pour la même raison que, trois semaines plus tard, la bataille de Valmy devient le haut fait d’armes inaugurant la République, en insistant sur le rôle, très exagéré, des volontaires dans la victoire. Les « savetiers » de Paris, pour reprendre l’image accolée souvent à ces hommes, ne sont plus associés aux tueries mais à la résistance devant les Prussiens, renforçant le sens de l’unité républicaine qui est à créer. Tant pis pour les soldats de ligne gommés dans cette réécriture de l’histoire. Si l’on peut détourner une formule, apocryphe par ailleurs, la République a besoin de héros.
L’Assemblée reçoit alors régulièrement les soldats revenus du front qui viennent exposer leurs cicatrices ou leurs moignons, les parents qui apportent les vêtements tachés du sang des morts ; pendant les séances, elle écoute les déclarations martiales d’hommes décidés à verser leur sang pour le salut de la patrie ou cite les derniers mots de blessés, comme ce grenadier Pie souhaitant que ses camarades l’achèvent pour qu’il puisse mourir sans voir la défaite ! Ce qui s’exprime ici traduit cependant un tournant dans les mentalités.
À côté de l’héroïsation politique, dont on reparlera ensuite, le rapport à la violence change manifestement dans tout le pays. Les actes violents étaient habituels dans la vie quotidienne comme dans l’exercice du pouvoir, mais la politisation qui touche toutes les populations donne un sens qui transcende les faits les plus triviaux. Entre adversaires politiques, souvent voisins au demeurant, on se promettait mutuellement de faire des fricassées du foie de l’autre, de marcher dans son sang ou de fouiller parmi ses tripes. En 1792, les promesses commencent à être tenues et les meneurs de l’opinion prennent, logiquement, la tête des manifestations et des combats.
Ce qui est vrai dans un camp l’est dans l’autre, élément régulièrement négligé dans les histoires classiques de la Révolution. La contre-révolution militante, voire militaire, compte ainsi ses premiers héros et martyrs, tués au moment des camps de Jalès, dans des échauffourées en Bretagne ou au sud de la Loire, tandis que des meneurs d’hommes se détachent du lot, comme Cathelineau dans les Mauges, généralissime des armées catholiques et royales un an plus tard. Au xixe siècle, les thuriféraires royalistes exhumeront des noms pour les proposer à l’admiration des foules rassemblées et lutter contre la République anticléricale.
Ces polémiques font que certains héros deviennent rapidement infréquentables, à commencer par les femmes, surtout quand elles sont militaires et girondines. Ces trois caractéristiques sont en effet les trois reproches qui sont adressés aux sœurs Fernig, au début de 1793. Ces très jeunes femmes, aides de camp du général Dumouriez dans l’armée du Nord, avaient pourtant été célébrées quelques mois plus tôt. Mais, après mars 1793, ce triple handicap les relègue dans l’oubli. D’autres femmes, moins marquées politiquement, sont tout à la fois reconnues voire récompensées par l’Assemblée, mais exclues de l’armée, parce que femmes, à partir du printemps 1793. Seules les adeptes de la Révolution, mais qui se maintiennent dans les limites imposées par leur sexe, si l’on peut reprendre les formules de l’époque, trouvent grâce aux yeux des politiques. Les femmes de Lille apportant des boulets aux canonniers pendant le siège de la ville ou la citoyenne de Milhier (sic car la ville est fictive), assise fièrement sur un tonneau de poudre qu’elle menace de faire sauter si les Prussiens entrent dans sa maison, comptent alors parmi les exemples de ces héroïnes de bonne compagnie que le pays reconnaît. En revanche, les citoyennes républicaines révolutionnaires qui osent réclamer la possibilité de s’armer et de lutter contre les ennemis de l’intérieur, proches en outre des « enragés » critiques des conventionnels et des sans-culottes, sont réprimées quand l’occasion se présente.
Entre 1792 et 1793, l’héroïsme devient une entreprise officielle. À côté du Panthéon dont on finit par se méfier, car il a fallu en extraire Mirabeau une fois les preuves de sa trahison établies, la mémoire nationale devient le réceptacle des souvenirs des héros. Ce qui ne laisse pas d’avoir des avantages : la mémoire pouvant accueillir des héros nombreux et fugaces. Sous la direction de Léonard Bourdon, la publication du Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français dresse alors régulièrement des listes de héros proposés à l’admiration. Parmi les exploits cités, ceux accomplis par un grenadier du Gers se distinguent particulièrement. Ne réussit-il pas, en une quinzaine de jours, à s’extraire une balle de la cuisse, à tuer six Catalans à l’arme blanche, enfin à sortir du tombeau où l’on s’apprêtait à l’ensevelir après qu’il eut reçu une balle empoisonnée, pour réclamer de verser son sang pour la patrie ? Au travers de ces exemples, tout le pays est ainsi mobilisé, symboliquement et pratiquement. Lorsque Saint-Just imagine donner les noms de soldats glorieux aux villages et villes d’Alsace repris sur l’ennemi en décembre 1794, il confirme le glissement irrévocable de l’héroïsation vers le militaire.
La réussite cependant ne couronne vraiment que l’enfant Bara, cité, au début de 1794, pour avoir capturé treize Vendéens d’abord, pour avoir crié « Vive la République ! » ensuite, alors qu’il était assassiné par des insurgés. Une immense propagande se noue autour de lui, puis du jeune Viala, mort héroïquement pendant l’attaque d’Avignon par les fédéralistes. Ils servent de modèles aux jeunes gens rassemblés dans l’École de Mars, créée pour rassembler la future élite militaire du pays.
Cette double héroïsation résulte d’abord de la volonté de contrôler les enthousiasmes populaires décidée par le Comité de salut public, Robespierre et Barère en premier lieu. Ils transforment, sans vergogne, le témoignage du général Desmarres, qui avait parlé le premier de Bara, tambour ou aide de camp tué dans des conditions mal élucidées par les Vendéens, dans l’espoir vain d’éviter la guillotine. Mais Bara permet de contrer efficacement la triade des « martyrs de la Révolution », Le Peletier, Marat et Chalier, que les sans-culottes utilisent pour leur propre politique. Faisant valoir que la valeur des enfants est indiscutable, quand celle des adultes peut toujours se révéler factice, Robespierre et Barère empochent la mise, jusqu’en juillet 1794. La fête annoncée le 28 juillet, 10 thermidor, à laquelle l’École de Mars doit participer en l’honneur de Robespierre fait craindre que celui-ci ne prenne le pouvoir. Il sera mis hors la loi et exécuté ce jour, l’école fermera ses portes dans la discrétion quelques mois plus tard. Ce véritable apologue que représente l’histoire de Bara illustre la dérive dans laquelle l’héroïsation est parvenue dans ces années 1793-1794.
Les sans-culottes, vite qualifiés de héros à cinquante livres – la somme versée lors de leur engagement –, sont coutumiers du fait. Battus à Thouars ou à La-Roche-de-Mûrs, par exemple, ils réclament des honneurs, accordés, dans le dernier cas, un siècle plus tard à l’occasion de luttes électorales près d’Angers. Des groupes commémorent ainsi leurs héros-martyrs, dont on exhibe les reliques sacrées, quand ce n’est pas la tête gardée précieusement par quelque fidèle. Ce fut le cas à Lyon pour Chalier, à Paris pour Lazowski et, bien entendu, pour Marat. La dualité de la figure du héros-martyr n’est pas un accident. La mort est revendiquée autant pour l’infliger aux ennemis, solution devenue inévitable aux yeux d’un certain nombre de révolutionnaires pendant ces mois de 1793-1794, que pour la subir soi-même.
Il ne faudrait pas en conclure que les actions héroïques ne sont que des inventions politiques ou des sentiments factices. Certes le récit du naufrage du Vengeur, bâtiment qui coule avec son équipage pour ne pas céder aux Anglais et qui fait le tour de France, est exagéré. Tous n’ont pas péri, à commencer par le capitaine qui en est sorti sain et sauf, mais la réalité de l’engagement est indéniable. L’héroïsme est ordinaire, car il fait partie d’une culture commune. Il s’agit bien d’une structure des mentalités héritée en premier lieu des apprentissages religieux, redoublés par la présence obsédante de la mort qui frappe quels que soient l’âge et la condition.
Cette banalité de la mort explique en partie la facilité avec laquelle de nombreux jeunes hommes entrent dans les armées révolutionnaires, ayant dorénavant l’espoir d’une promotion rapide, sans que les risques d’être tués soient disproportionnés par rapport à ceux qu’ils courent dans la vie civile, tout au moins avant que la « brutalisation » des combats ne gagne les champs de bataille.
La sensibilité des intellectuels et des classes moyennes a été également modelée par la diffusion des enseignements des collèges, exaltant le stoïcisme, comme par la vogue des romans noirs, du gothique et du sublime qui gagne des adeptes dans les années 1780. La mort « romantique », dont le summum sera le suicide à deux, devient une mode après le succès du livre de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther. Tout ceci contribue à façonner les habitudes collectives.
La fermeté devant la mort était, au moins était-ce proclamé, un des attributs distinguant la noblesse de la roture, justifiant le privilège de mourir décapité et non pendu jusqu’en 1789 ; la décapitation exigeant un contrôle corporel censément inconnu du commun des mortels. La guillotine rétablit l’égalité des honneurs, d’autant que les condamnés rivalisent de sang-froid devant l’échafaud, comme l’attestent de nombreux témoignages.
Plaisanteries et bons mots s’échangent au pied de l’escalier. Un Nantais, girondin, s’efface devant le duc d’Orléans en disant : « À tout seigneur, tout honneur. » Danton suggère au bourreau de montrer sa tête au peuple. Charlotte Corday fait valoir qu’elle peut quand même prendre le temps de regarder la guillotine, n’en ayant jamais vue plus tôt, tandis que, plus sobrement, de nombreuses femmes se succèdent sur la planche fatale en chantant des cantiques ou en s’exhortant mutuellement à supporter la mort. Quand Charette, le général vendéen, est fusillé en 1796, ce sera après avoir été rasé, avoir fait refaire son pansement au bras et en refusant d’avoir les yeux bandés. On comprend que les palinodies de la duchesse du Barry réclamant une minute de plus au bourreau, ou d’Olympe de Gouge assurant qu’elle était enceinte, aient suscité des sarcasmes.
La mort est un spectacle que l’on ne doit pas rater, les spectateurs étant venus, en connaisseurs, pour apprécier. Il ne s’agit pas tant de l’expression de convictions politiques, que d’une grande pratique des exécutions publiques, théâtralisées depuis toujours par la monarchie pour éduquer par l’exemple. L’échec est complet, les goûts sont blasés et les héros meurent quotidiennement dans les cris, les chansons et les lazzis.
Les élites intellectuelles avaient marqué leur dégoût de ces exécutions depuis les années 1770-1780, l’accroissement continu des mises à mort et surtout les revirements brutaux qui font que tel héros d’un jour est tué le lendemain font basculer l’opinion après le printemps 1794. L’ouverture des prisons et l’abandon de la répression sont de plus en plus attendus après juin, facilitant la chute de Robespierre transformé en responsable de la Terreur par ses collègues. Le retour du balancier est phénoménal. Les héros deviennent des monstres, leurs victimes sont au contraire héroïsées. Tout le Sud-Est du pays est en proie à la vengeance et les parents des tués, révolutionnaires modérés ou contre-révolutionnaires, se livrent à la chasse des tortionnaires présentés auparavant comme des modèles. Les terres de l’Ouest sont marquées par de nombreux cultes rendus aux filles torturées et violées, sans d’ailleurs qu’on n’arrive toujours à savoir à quel camp appartenaient leurs tourmenteurs, aux combattants tués et, bien sûr, à toute la population ordinaire massacrée au gré du passage des troupes. Les curés les décrivent comme les nouveaux Macabées, identifiant les guerres qui sont en train de s’achever aux persécutions supportées par les premiers chrétiens victimes des incroyants, tandis que des miracles se produisent sur leurs tombes. Les fusillades des émigrés débarqués à Quiberon en 1795 ajoutent au ruisseau de sang qui sépare dorénavant les deux camps, dotés chacun pour leur compte de héros et de martyrs.
La République directoriale adopte une autre attitude, moins favorable aux héroïsations spontanées, si bien qu’un décret, pris en 1796, décide que la « panthéonisation » ne peut plus être accordée à un individu que dix ans après sa mort. Les honneurs publics sont dorénavant réservés aux généraux, qu’ils soient ou non morts au combat, et les « guerriers » et braves soldats sont éventuellement cités, collectivement, si le général est mort au milieu d’eux. Le cérémonial qui se déroule pour Hoche, Marceau, Desaix, Joubert, Leclerc comme pour Turenne, réinhumé cérémoniellement aux Invalides, insiste sur la force des institutions, en mettant à distance la mort et les défaites, ainsi qu’en reléguant les lamentations au domaine privé. Dans cet ensemble, le héros principal est Bonaparte, qui met en scène avec brio sa propre image et devient le grand organisateur de l’héroïsation nationale, dédiée d’ailleurs à sa propre gloire. Quelques années plus tard, en créant la Légion d’honneur, il institutionnalisera définitivement le lien d’assujettissement des héros certifiés, liés non plus à une nation ou à une idée, mais à un homme providentiel. Restera cependant le souvenir lancinant de ces « soldats de l’an II », pieds nus, fumant la pipe crânement sous la pluie ou face à l’ennemi, qui donnera à la République troisième du nom la possibilité d’hériter d’un imaginaire militaire nécessaire à la refondation de la nation.