N°11 | Cultures militaires, culture du militaire

Laurent López

Le gendarme, Janus de la force publique (1870-1939)

La iiie République à peine installée, un officier de gendarmerie signe, sous le pseudonyme de Janus, un virulent opuscule contre l’idée d’une réunification de son arme avec la police, sous la seule tutelle du ministère de l’Intérieur. Ce rapprochement, à ses yeux, la dénaturerait et compromettrait, à terme, sa pérennité en lui faisant perdre son empreinte militaire1. Il interroge sans ménagement le nouveau gouvernement : « Si vous voulez assimiler le service des gendarmes au service des policiers, où recruterez-vous des officiers2 ? » Pour aussitôt lui asséner : « Vous ne trouverez pas un soldat qui veuille faire ce métier et se déconsidérer devant ses camarades3. » Méprisant les policiers, cet officier, recruté sous le Second Empire, considère que le gendarme est à la loi ce que le militaire est à la guerre : un soldat. Pour la hiérarchie supérieure de la gendarmerie, le tropisme identitaire est clairement orienté vers la martialité, alors que le métier de police n’est pas moins structurant, mais comme contre-modèle.

La question de l’identité militaire de la gendarmerie n’est donc pas plus nouvelle que celle de ses rapports, peu ou prou ombrageux, avec la police. Concernant ces deux points, la longue exclusion de la gendarmerie des préoccupations des sociologues4 et des historiens spécialistes de la « chose militaire »5 n’a pas aidé à la levée des stéréotypes, au mieux, et des caricatures, au pire. Grâce à des recherches sociologiques novatrices6, la gendarmerie actuelle est mieux connue. Le chantier encadré par le professeur Jean-Noël Luc à l’université Paris-Sorbonne a permis, quant à lui, de dépasser la vision héroïque sans nuances caractérisant jusqu’alors, sauf exceptions, l’écriture du passé de la maréchaussée et de la gendarmerie7.

L’objet de cet article n’est pas de présenter l’histoire des rapports problématiques de la gendarmerie à son identité militaire au xixe  siècle8. Le choix du détour par l’étude des relations passées avec les policiers permettra, d’abord, de saisir l’articulation de l’exercice de missions civiles de répression et de surveillance avec la militarité, réelle ou imaginée, des gendarmes. Il s’agira ensuite de voir si cette identité militaire influence les formes de la collaboration avec l’autre bras de la force publique.

  • Une identité professionnelle trop militaire
    pour les policiers, trop policière pour les militaires

La gendarmerie nationale est créée en 1790-1791 pour remplacer la maréchaussée royale et assurer le maintien de l’ordre intérieur dans un pays bouleversé par la Révolution. La participation de la 32e division de gendarmerie à cheval à la bataille de Hondschoote, le 8 septembre 1793, signe à la fois l’appartenance militaire de cette arme et consacre la qualité de soldat de ses membres. En réorganisant la gendarmerie au profit de la sécurité publique, le consul Napoléon Bonaparte entend également revaloriser l’arme en créant en son sein, en juillet 1801, une légion d’élite. Pleinement militaire par son rattachement au ministère de la Guerre, la gendarmerie nationale se singularise néanmoins déjà des autres troupes, dès l’aube du xixe siècle, en prenant rang à leur droite lors des cérémonies. Autre aspect fondamental de cette revalorisation consulaire, la création d’un Inspecteur général de la gendarmerie, qui signale la volonté de Bonaparte d’autonomiser l’arme vis-à-vis des prétentions de Joseph Fouché, ministre de la Police générale. La crainte de la mainmise de la police sur la gendarmerie est donc au moins bicentenaire. Appartenant à l’armée mais s’en différenciant, se consacrant à des missions de police mais se méfiant de son ministère, la gendarmerie vit, dès son origine, une polyvalence, synonyme d’ambivalence aux yeux de ses contempteurs.

La période révolutionnaire consacre, en France, l’existence d’une force publique duale, associant une instance civile – les commissaires – à des militaires qui lui doivent expressément main-forte – les gendarmes. Mais si les fonctionnaires de police ont des pouvoirs d’officiers de police judiciaire étendus, leurs effectifs sont le plus souvent étiques. De plus, les rares agents en tenue à leur disposition sont alors des employés municipaux, ce qui limite singulièrement leur autorité. Les officiers de gendarmerie, eux, ne peuvent procéder à des sommations pour décider de l’usage de la violence au moment de la dispersion d’une foule hostile. D’un côté, en somme, un fonctionnaire sans effectif et, de l’autre, des cohortes aux capacités limitées en matière de maintien de l’ordre comme de police judiciaire. La collaboration, rendue nécessaire par les circonstances, est donc prescrite par la loi. Prescrite, mais pas nécessairement organisée, car les textes normatifs encadrant les relations entre les deux forces publiques sont peu nombreux entre la fin du xviiie siècle et 1914, ce qui laisse à la qualité des rapports entre individus une large influence.

Durant le premier demi-siècle de la iiie République, les termes du débat relatif à la place de la gendarmerie nationale dans le dispositif policier et à son efficacité répressive se départagent grossièrement en deux ensembles. L’identité militaire des gendarmes leur est reprochée par ceux qui voient dans leurs fonctions administratives liées à la conscription et au recrutement, dans la persistance d’une discipline surannée et de règlements rigides, ainsi que dans le port de l’uniforme autant d’obstacles à l’accomplissement de leurs tâches de police judiciaire. L’argument porte facilement dans un contexte d’angoisse sécuritaire, nourri par les faits divers s’étalant dans la presse. Il est développé, entre autres, par des mémorialistes issus de la préfecture de Police qui, en dénigrant les militaires, écrivent des plaidoyers pro domo9 parfois relayés par des quotidiens qu’ils alimentent, en contrepartie, de leurs confidences. La militarité des gendarmes souffre d’une triple dépréciation de la part de ces policiers. Elle est, d’une part, associée à un archaïsme de méthodes et de fonctionnement incompatible avec l’époque du moteur à explosion et de l’électricité. Elle est, d’autre part, synonyme d’une lourdeur d’esprit à jamais étrangère à la finesse des limiers de la préfecture de Police. Elle est, enfin, marquée par la glèbe des campagnes provinciales collant aux bottes des gendarmes, alors que ces policiers se présentent comme les incarnations d’une civilisation parisienne urbaine, ce dernier adjectif devant être entendu dans toutes ses acceptations.

Dans les rangs de la gendarmerie, en particulier parmi les officiers, le caractère militaire perçu comme déclinant de l’arme est déploré. Selon eux, cette identité militaire reposant sur l’autorité de ses chefs et l’éducation martiale de ses hommes seraient justement les principes qui fonderaient sa supériorité sur la police civile. Alors que le projet de rattachement de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur ressurgit au mitan des années 1900, les défenseurs de l’arme se font plus virulents pour en louer les qualités, et pour mépriser les prétendus défauts des policiers, notamment en matière de maintien de l’ordre : « Peut-on croire sérieusement qu’une troupe de police aura, en présence de foules surexcitées, l’attitude calme et décidée que montrent les gendarmes en toutes circonstances ? Peut-on croire que les chefs de cette troupe auront sur elle l’ascendant qu’exercent les officiers de gendarmerie sur leur personnel ? Non, la gendarmerie fait partie intégrante de l’armée, dont elle représente l’élite10. »

La revendication de cette identité militaire de la gendarmerie est ici associée à la police des foules. C’est, en effet, en ce domaine que l’institution entend affirmer sa supériorité aux yeux des autorités et de l’opinion publique, alors même que la police judiciaire constitue l’essentiel de l’activité des soldats de la loi. Notons, en outre, que si cette affirmation vise d’abord les policiers en tenue, dans la réalité, les gendarmes prennent d’abord le pas sur les troupes de ligne pour assurer le maintien de l’ordre. En effet, depuis les années 1880 émaillées d’incidents sanglants, les républicains ne veulent plus voir l’armée de la conscription réprimer d’autres citoyens. Ainsi, comme le souligne Arnaud-Dominique Houte, « ils [les gendarmes] se soucient sans doute moins de plagier la culture militaire que de s’en démarquer »11. L’identité vécue des gendarmes se confond de moins en moins avec les représentations promues par la hiérarchie de l’institution, majoritairement issue de Saint-Cyr. L’exaltation d’une bravoure héroïque dont la fin ne peut être que fatale est « en contradiction avec la réalité d’une troupe qui ne manifeste aucune vocation au sacrifice »12. Il y a donc une ambiguïté très vive entre ces déclarations sans nuance d’attachement à l’armée et les évolutions d’une réalité plus complexe.

  • La policiarisation de la gendarmerie à la Belle Époque

Si la hiérarchie de la gendarmerie réaffirme sans cesse l’empreinte militaire profonde modelant l’arme, les relations des gendarmes avec les policiers permettent de saisir le décalage entre la vigueur de cette allégation et les transformations du métier de gendarme, de plus en plus marqué, au contraire, par celui de policier.

Ce processus ténu est à l’œuvre dans l’exercice de la police judiciaire. Dans un contexte d’insécurité publique fournissant des arguments pour faire et défaire les ministères, la gendarmerie doit répondre aux critiques déplorant son inefficacité en modernisant ses techniques de recherches criminelles. D’une façon peu connue mais déterminante pour son histoire ultérieure, elle s’associe, même indirectement, à l’essor de l’anthropométrie criminelle à la préfecture de Police, sous la conduite d’Alphonse Bertillon13. À partir de 1902, en effet, les élèves officiers reçoivent les bases de l’enseignement dispensé aux policiers parisiens en matière d’identification, sur les mêmes bancs que leurs compagnons civils d’étude, dont ils partagent certains exercices. Un officier de gendarmerie a d’ailleurs rédigé en 1904 un opuscule destiné à diffuser cet enseignement dans les brigades et à transformer ainsi leurs méthodes d’identification des personnes recherchées14. Certes, l’importation des techniques policières parmi les militaires fut très limitée, mais elle ne fut pas plus un succès dans les rangs de la police15… La tentative montre néanmoins la volonté d’adaptation de la gendarmerie à une modernité policière qui n’est plus désormais un repoussoir, contrairement aux représentations prévalant un quart de siècle auparavant.

L’accentuation de la collaboration entre policiers et gendarmes en matière de police judiciaire est beaucoup plus précise à la fin de la première décennie des années 1900 – en tout cas plus facilement repérable par l’historien des institutions. Le 30 décembre 1907 sont créées douze brigades de police mobile – surnommées « brigades du Tigre » durant l’entre-deux-guerres en l’honneur de leur promoteur politique, Georges Clemenceau, alors ministre de l’Intérieur. Ces nouveaux services ont pour mission de poursuivre les malfaiteurs les plus dangereux. Ils s’implantent ainsi dans le pré carré de la gendarmerie. Les pouvoirs politiques craignent des conflits de compétence entre l’ancienne et la nouvelle force de l’ordre, aussi les textes réglementaires accompagnant cette institution prennent-ils garde à ménager la première. Si leur lecture laisse penser que chaque rencontre entre un policier et un gendarme peut provoquer un incident16, la réalité est tout autre. Les quelques frictions relevées ici et là ne doivent pas dissimuler l’entente qui prévaut dans la majorité des situations associant « mobilards » et militaires. Certains officiers de gendarmerie considèrent même les deux forces comme complémentaires17. D’autres exaltent même l’héroïsme de l’élite de la Sûreté générale, alors que la bravoure des armes est désormais totalement absente de leur discours18. Il est vrai que la personnalité aussi forte qu’influente du directeur de la Sûreté générale, Célestin Hennion, incite plus à la docilité qu’à l’opposition. À son propos, on peut toutefois souligner que son hostilité vis-à-vis de la gendarmerie et son désir de la soumettre faute de ne pouvoir la faire disparaître, ne paraissent pas avoir porté à conséquence parmi les acteurs les plus modestes de l’ordre public. Mais, en définitive, ce sont moins les règlements qui ont pacifié un prétendu antagonisme que des relations déjà apaisées qui ont facilité l’application des directives officielles.

La policiarisation de la gendarmerie s’observe d’autre part, mais de façon moins nette, dans le domaine du maintien de l’ordre. Deux tendances complémentaires participent à ce phénomène. La première touche à la lente, mais sûre, subordination de facto des militaires aux commissaires par la multiplication des réquisitions leur enjoignant de prêter leur concours en cas de troubles. L’une des conséquences inattendues de la forte croissance du nombre des grèves au début du xxe siècle est donc de rapprocher les deux tenants de la force publique par l’augmentation de la fréquence de leurs rapports. En somme, le désordre de la rue crée de l’ordre dans l’appareil policier. La routinisation des réquisitions tend à amoindrir leur formalisme ainsi qu’à favoriser une plus grande proximité entre policiers et gendarmes. En banlieue parisienne, l’amalgame entre sergents de ville et gendarmes du département de la Seine signe sans doute la forme la plus achevée de l’entente entre les deux forces à la Belle Époque. Relevons également la concertation entre officiers et commissaires qui s’est mise en place afin d’organiser des services de surveillance complémentaires, concertation qui précède de plusieurs années les prescriptions en la matière du préfet Lépine, en 1909. Encore une fois, les règlements sont devancés par les pratiques effectives, qui en favorisent la concrétisation.

Ce côtoiement de plus en plus fréquent produit un second effet sur le rapport des gendarmes à leur identité militaire. Elle est indéniablement de moins en moins invoquée par la presse corporative au fur et à mesure que le siècle se déroule, au profit d’un regard plus appuyé sur la condition policière, réelle ou imaginée. Les gardes républicains, associés quotidiennement aux gardiens de la paix avec qui ils peuvent librement discuter, envient leurs traitements, leurs gratifications et même les vacances en plein air que le préfet Lépine offrirait aux enfants des policiers, « de sorte que les gardes, qui coudoient à chaque instant les gardiens de la paix, qui concourent avec eux pour de nombreux services, se considèrent, non sans raison, comme négligés par les pouvoirs publics, se découragent et s’en vont »19. Ces départs ne sont pas aussi nombreux que l’article le suggère, mais il n’en est pas moins vrai que l’élite de la gendarmerie voit régulièrement certains de ses membres la quitter pour endosser l’uniforme des agents d’une préfecture de Police familière. Le statut militaire est alors de moins en moins attractif par rapport à la condition policière.

  • Entre-deux-guerres : affermissement
    de l’acculturation policière et remilitarisation partielle

Les suites de la Première Guerre mondiale produisent un séisme au sein de la gendarmerie avec la concrétisation d’une revendication aussi vive qu’ancienne, qui sépare un peu plus l’arme de l’armée, institutionnellement et culturellement : la création d’une Direction autonome de la gendarmerie par un décret du 21 octobre 1920, rompant ainsi la dépendance séculaire de celle-ci à l’égard de la cavalerie. Le nouveau directeur, le colonel Plique, affirme sans ambages la singularité de l’institution : « La gendarmerie a donc, avant tout, à remplir une mission de police à l’intérieur du pays. Par la suite, elle ne saurait être régie par les mêmes règles que les autres armes, qui ont à défendre la patrie contre les ennemis du dehors20. » Ce discours volontariste, qui accentue le processus administratif de policiarisation de la gendarmerie, engendre divers effets dans les pratiques professionnelles des militaires. La rédaction des rapports par les officiers change en effet considérablement sur le fond et dans la forme. Des textes plus fournis, plus détaillés, témoignent de l’intérêt croissant des gendarmes pour l’exercice de la police judiciaire ainsi que pour la surveillance politique, notamment des agissements du Parti communiste et de la cgt21. Si la révolution de 1917 et les mouvements sociaux de l’après-guerre paraissent avoir levé les dernières réticences des gendarmes en la matière, l’amorce de l’évolution est cependant antérieure, avec la répression des anarchistes à partir des années 1890, qui atteint son apogée durant l’affaire Bonnot en 191222.

Les « petits pas » de la police judiciaire au sein de la gendarmerie sont de moins en moins timides et s’accompagnent de diverses innovations témoignant de l’acculturation policière de ses militaires. Ainsi, la « recherche méthodique des malfaiteurs, des indices de crimes et délits fut rénovée dès 1920 par la mise à la disposition des brigades des Instructions pour les recherches techniques dans les enquêtes criminelles »23. Plus tard, le 11 octobre 1926, une instruction sur la recherche des criminels amène « certaines unités à organiser un service de centralisation des renseignements et de diffusion, et des brigades de recherches judiciaires »24. La police scientifique gagne également du terrain avec la dotation de mallettes contenant le matériel nécessaire au relevé d’empreintes et de traces, sur le modèle des valises utilisées à la préfecture de Police. Les manuels d’apprentissage des techniques d’investigation criminelle ne sont désormais plus le monopole des policiers puisque des officiers de gendarmerie en rédigent un nombre croissant du début des années 1920 à la fin des années 1930.

Dans le même temps, les liens avec les policiers se resserrent. Les prescriptions concernant les relations avec les brigades mobiles se multiplient ; les colonnes de la presse corporative s’ouvrent même à la description des exploits des limiers de la Sûreté générale. À lire leur presse professionnelle et certains rapports rédigés dans les brigades, l’imaginaire de l’enquêteur est bien plus prégnant que celui de l’héroïsme du soldat dans les rangs des militaires. Cette policiarisation accrue de l’entre-deux-guerres enregistre les évolutions amorcées à la Belle Époque. Si l’autonomisation de la Direction de la gendarmerie a, semble-t-il, joué un rôle majeur dans cette mutation, il faut peut-être également l’imputer à des changements dans le recrutement et dans la formation des officiers. Une étude approfondie permettrait d’éclairer l’influence exacte de ce dernier point sur la mue de l’institution, qui autorise désormais un de ses officiers à déclarer péremptoirement : « Avant tout, et au-dessus de tout, la gendarmerie est chargée de la police judiciaire25. »

La question de l’identité de la gendarmerie est complexe à cette époque car celle-ci vit également, à partir du 22 juillet 192126, une remilitarisation partielle par la constitution et l’essor de pelotons mobiles destinés au maintien de l’ordre. Les unités prennent la dénomination de garde républicaine mobile le 10 septembre 1926. C’est par le biais de cette nouvelle force que l’empreinte militaire sur la gendarmerie retrouve des contours moins émoussés. Deux compagnies de chars et une d’automitrailleuses sont progressivement constituées, alors que les officiers de ces formations ont pour rôle de préparer les gendarmes départementaux à la mobilisation et à la conduite à tenir en cas de conflit. Néanmoins, comme le signale la citation du commandant Bon sur la nécessaire prééminence de la répression judiciaire dans les activités des gendarmes, la résurgence du visage militaire de l’arme suscite un vif clivage avec les avocats de sa figure policière. En outre, cette remilitarisation partielle n’est pas sans ambiguïté, pour la gendarmerie car, n’ayant plus besoin des troupes de ligne pour assurer le maintien de l’ordre, elle a également pour contrecoup indirect de séparer, en définitive, un peu plus l’arme de l’armée. Une fois encore, il est bien difficile de voir où se situe le curseur de la gendarmerie entre identité et culture militaires.

Et pour souligner que l’étude de l’identité de la gendarmerie ne peut occulter ce qui se déroule concomitamment au sein de la police, il faut évoquer, pour terminer, les propos du préfet de Police Roger Langeron qui, sous le gouvernement du Front populaire, souhaite une réorganisation de l’encadrement des effectifs chargés du maintien de l’ordre à la préfecture de Police afin de tendre à une militarisation sur le modèle de la garde mobile27. Les échanges de culture professionnelle entre policiers et gendarmes ne sont donc pas unilatéraux, de même que la policiarisation de gendarmerie ne saurait être considérée comme un processus linéaire, constant et irréversible.

  • Conclusion

Au-delà des polémiques et des partis pris, le rattachement récent et historique de la gendarmerie nationale au ministère de l’Intérieur pose une question fondamentale : le changement de tutelle remettra-t-il en question l’identité militaire de la gendarmerie ? Au xixe siècle, la polyvalence de celle-ci l’oblige à pratiquer des activités radicalement différentes, voire contradictoires, puisque les militaires doivent aussi bien affronter des émeutiers afin de maintenir l’ordre, mener des enquêtes délicates visant à la découverte d’auteurs d’homicides, que surveiller les anarchistes ou contrôler les nomades de passage dans leur canton. Le statut militaire est le trait d’union de pratiques professionnelles éclatées et dissemblables. Plutôt que d’« identité » militaire, il faudrait peut-être parler pour les gendarmes de la iiie République de « culture » militaire.

Entre 1870 et la Première Guerre mondiale, et durant l’entre-deux-guerres, le tropisme « naturel » des gendarmes – du moins certains le vivent-ils comme tel – vers la martialité régresse au profit d’un intérêt de plus en plus marqué pour le métier de policier. Ainsi, quelques officiers se penchent-ils sur les nouvelles techniques anthropométriques d’identification importées de la préfecture de Police, alors que de plus en plus de sous-officiers quittent la gendarmerie pour embrasser une carrière d’agent de police ou de commissaire. Relevons, à ce propos, qu’avoir été gendarme n’empêche nullement de faire un bon policier… pas plus que cela n’y prédispose. Vouloir obstinément décrire, et donc réduire, les relations entre gendarmes et policiers par l’expression « guerre des polices » revient à ne considérer que les incidents qui les émaillent. La facilité d’analyse est tentante puisque ces épisodes laissent les traces les plus abondantes dans les archives alors que l’entente des agents des deux forces de l’ordre reste le plus souvent silencieuse… car conforme aux prescriptions.

Faut-il réduire l’« identité militaire » à l’exaltation de la virilité, à l’usage des armes et à l’image d’une hiérarchie formaliste, attachée à ses rites – comme les défilés et les inspections28 – et à ses grades ? La féminisation, la civilianisation29, la technicisation, la bureaucratisation des forces armées, l’essor des opérations de maintien de la paix et d’assistance humanitaire, ainsi que la participation de commissaires au défilé du 14 Juillet et la militarisation des grades et des appareils policiers30 brouillent singulièrement les représentations et les pratiques pour peu que l’on ne veuille pas considérer l’identité militaire comme un monolithe coupé des évolutions sociales et politiques. Placée au croisement de la res militaris et de la res publica, la gendarmerie pourrait finalement occuper une position moins inconfortable qu’il n’y paraît. En définitive, la réforme actuelle de la sécurité intérieure et les rapports nouveaux – du moins sont-ils conçus comme tels – avec les policiers ainsi que l’émergence d’un système européen de sûreté invitent la gendarmerie à reformuler les contours de son identité corporative, à repenser les valeurs de sa culture professionnelle et à refonder sa légitimité institutionnelle. L’imagination sera-t-elle la nouvelle tactique du gendarme au xxie siècle ? 

1 Précision : cet article s’appuie pour une large part sur le travail de référence d’Arnaud-Dominique Houte, Le Métier de gendarme national au xixe siècle. Pratiques professionnelles, esprit de corps et insertion sociale, de la monarchie de Juillet à la Grande Guerre, thèse d’histoire sous la direction de Jean-Noël Luc et Jean-Marc Berlière, université Paris-IV, 2006. La gendarmerie avait tout à craindre de la chute d’un régime qu’elle avait notamment servi pour réprimer les républicains.

2 Janus, La Fin de la gendarmerie, Paris, Société générale de librairie, 1880, p. 36.

3 Idem.

4 Theodore Caplow, Pascal Vennesson, Sociologie militaire, Paris, Amand Colin, 2000.

5 Par exemple, une brève, et unique, allusion à la gendarmerie par le biais de l’évolution du rôle de l’armée dans l’exercice du maintien de l’ordre au début du xxe siècle par Serge-William Serman et Jean-Paul Bertaud, Nouvelle Histoire militaire de la France. Tome I : 1789-1919, Paris, Fayard, 1998, p. 603.

6 Cf. le travail de François Dieu, Gendarmerie et modernité. Étude de la spécificité gendarmique aujourd’hui (Paris, Montchrestien, 1993) complété par celui de Jean-Hugues Matelly, Une police judiciaire… militaire ? La gendarmerie en question (Paris, L’Harmattan, 2006).

7 Citons, sous la direction de Jean-Noël Luc, les outils essentiels sur le sujet, Gendarmerie, État et société au xixe siècle (Paris, Publications de la Sorbonne, 2002) ; Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherche (Maisons-Alfort, SHGN, 2005) ; Gendarmerie et gendarmes au xxe siècle (Presses universitaire de Paris-Sorbonne, à paraître).

8 Cf. Arnaud-Dominique Houte, op. cit.

9 Marie-François Goron (dir), Les Mémoires de M. Goron, ancien chef de la Sûreté, Paris, Flammarion, 4e vol., vers 1900, pp. 372-373.

10 « Sur le rattachement de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur », Journal de la gendarmerie de France, 15 avril 1906, p. 245.

11 Arnaud-Dominique Houte, « L’invention d’un Panthéon professionnel : la gendarmerie du xixe siècle et ses héros », in « La Représentation du héros dans la culture de la gendarmerie, xixe-xxe siècles », Cahiers du CEHD n° 35, p. 50. Disponible sur http://www.cehd.sga.defense.gouv.fr/IMG/pdf/Cahier_35_-_Arnaud-Dominique_Houte. pdf

12 Ibid., p. 49.

13 Ces nouvelles techniques, désignées sous l’appellation de signalement descriptif ou « portrait parlé », sont présentées par Alphonse Bertillon comme l’instrument de l’éradication de la récidive.

14 Camille Pierre (lieutenant), Étude résumée des principaux caractères du signalement descriptif dit portrait parlé (méthode Bertillon) à l’usage des militaires de la gendarmerie, Paris, Lavauzelle, 1904.

15 Laurent López, « Policiers, gendarmes et signalement descriptif. Représentations, apprentissages et pratiques d’une nouvelle technique de police judiciaire, en France à la Belle Époque », Crime, histoire & sociétés vol. 10, 2006, pp. 51-76.

16 Le décret de création des brigades mobiles insiste sur « les plus grandes déférence et courtoisie » dues aux gendarmes par les enquêteurs de la Sûreté générale.

17 Par exemple, le lieutenant Georges Lélu dans son livre La Sécurité publique en France et le rôle social de la gendarmerie, Thiers, Imprimerie A. Favyé, 1909, p. 75.

18 Henri Seignobosc (capitaine), Une arme inconnue. La gendarmerie, Paris, Lavauzelle, 1912.

19 Journal de la gendarmerie, 1906, p. 68.

20 Colonel Plique (directeur de la gendarmerie), « Mémoire adressé au ministre de la Guerre ayant pour objet la réorganisation du service de la gendarmerie », 14 mars 1921, Service historique de la Défense, département armée de terre, 9 N 272.

21 Laurent López, « Gendarmes. 11e brigade mobile et police judiciaire durant l’entre-deux-guerres », in Jean-Noël Luc (dir), Gendarmerie et gendarmes au xxe siècle, op. cit.

22 Laurent López, « 1912, l’affaire Bonnot : les effets contradictoires d’une crise sécuritaire sur les polices et la gendarmerie », Socio-logos n° 2. URL : http://socio-logos.revues.org/document521.html.

23 Vohl (lieutenant-colonel), La Police française. Organisation, attributions, technique, recrutement, Paris, Lavauzelle, 5e éd. mise à jour 1936 (1ère éd. en 1930), p. 174.

24 Ibid., p. 178.

25 Bon (commandant), L’Arme d’élite. Études et réflexions sur la gendarmerie, Paris, Lavauzelle, 1933, p. 63.

26 Nous empruntons les informations concernant la force mobile de gendarmerie à l’article de Georges Philippot (général 2S), « La militarité de la gendarmerie à l’épreuve d’une guerre annoncée (1933-1936) », Force publique n° 2, 2006. http://www.forcepublique.org/medias/pdf/actescolloque.pdf. Nous renvoyons également à la thèse d’histoire du même auteur soutenue récemment, « Gendarmerie et identité nationale en Alsace et Lorraine (1914-1939) », sous la direction d’Alfred Wahl, université Paul-Verlaine-Metz, 2008 ainsi qu’à sa contribution « La garde républicaine mobile à l’est de la France. D’une militarité de statut à une militarité d’emploi », in Jean-Noël Luc (dir), Gendarmerie et gendarmes au xxe siècle, op. cit.

27 Le Jour, 26 mars 1937.

28 Theodore Caplow, Pascal Vennesson, op. cit., pp. 24-27.

29 « La Civilianisation de l’institution militaire », Thématique du CE2SD n°14, mai 2008. http://www.c2sd.sga.defense.gouv.fr/IMG/pdf/thematique14charte.pdf

30 Benoît Dupont, Frédéric Lemieux (dir), La Militarisation des appareils policiers, Québec, Saint-Nicolas, Presses de l’université de Laval, 2005.

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