Il n’est pas dans la tradition d’Inflexions de polémiquer mais plutôt, comme le proclame le titre complet de la revue, de « pouvoir dire ». C’est pourquoi je prends la plume afin de réagir à l’article de l’amiral Philippe Sautter « Aumônerie aux armées et commandement : quelle éthique commune ? » qu’il a publié dans le n° 9 de cette revue, intitulé « Les dieux et les armes ». Je le fais d’autant plus volontiers que l’amiral Sautter a toujours œuvré pour une véritable laïcité, ouverte et plurielle, comme j’aurai l’occasion de le rappeler.
Ma première remarque porte sur le début de l’article. En effet, l’amiral rappelle les figures héroïques des aumôniers des maquis durant la Seconde Guerre mondiale, et il précise : « Prêtres ou pasteurs eux-mêmes résistants. » Comment oublier les aumôniers israélites, et je pense au grand rabbin Kaplan, comment ne pas se souvenir de tous les rabbins engagés dans les différents maquis, et je pense à Samy Stourdze, comment ne pas garder la mémoire de ceux héroïquement morts au combat, fusillés en tant que résistants comme Samy Klein le 7 juillet 1944 ou simplement exécutés par la milice dans un fossé le long d’une triste route ? Et je ne parle pas de ceux qui furent déportés avec leur communauté.
Cela est si important que j’ai aidé un professeur d’histoire à écrire leur vie dans un ouvrage qui s’intitule Hommes de Dieu dans la tourmente, et que le judaïsme français a édité en 1947 un petit opuscule à la mémoire des rabbins morts au cours de cette guerre. Mais il y eut également ces rabbins, forcément inconscients ou trop courageusement obsédés par leur sacerdoce auprès de leurs ouailles, qui servirent comme aumôniers des camps d’internement en France. Bien que juifs, bien que rabbins à une époque où ce n’était pas la carte de visite la plus facile à porter, ils y firent des miracles de sauvetage et d’humanité. Beaucoup, comme René Hirschler à Marseille ou Elie Bloch à Poitiers, y perdirent la vie ; tous firent honneur au judaïsme et à la France.
Ce n’est pas juste un effet de loupe, c’est simplement que le judaïsme s’est toujours donné pour combat de servir la France qui, le 27 septembre 1791, la première, a accordé les droits civils en tant que citoyens aux juifs.
La même remarque vaut pour le paragraphe suivant qui parle de la guerre d’Algérie, puisque, certes, l’amiral rajoute les séminaristes aux prêtres et aux pasteurs présents auprès des militaires, mais il oublie une fois encore les rabbins qui, pourtant, ont œuvré aux côtés des troupes, en particulier ceux d’Algérie, très bien implantés dans le tissu social local.
Il est à noter que l’excellent document que constitue le dvd sur les valeurs de la Marine, Quatre mots pour réussir sa vie : valeur, discipline, honneur, patrie, comporte la même omission. La parole donnée à un rabbin aurait contribué à la très haute élévation de pensée qui ressort des propos du prêtre et du pasteur. Il est vrai, et j’en conviens, que les aumôniers israélites étaient jusqu’à maintenant très peu présents. Et je compte y remédier.
Mais le second point, le plus difficilement acceptable pour moi, est la façon dont l’auteur de l’article rend compte d’une cérémonie qui, pour lui, constitue un contre-témoignage de l’action des aumôniers auprès des forces. Un pilote d’hélico de l’Aviation légère de l’armée de terre (alat) est mort dans un accident « dû très probablement à une bête erreur de pilotage » au-dessus de l’Italie durant la guerre en Bosnie. La cérémonie se déroulait sur le porte-avions Foch et « l’aumônier catholique s’était alors lancé dans une homélie vibrante et chevaleresque en hommage à cet homme qui avait sacrifié sa vie pour la paix en Bosnie, le comparant au sacrifice du Christ. L’assistance n’avait pas été très réceptive ».
Mon sentiment profond est que l’aumônier a eu raison, car cet homme est effectivement mort loin de chez lui afin d’accomplir sa mission, et ce jour-là, s’il n’avait pas le visage christique, il était tout au moins le visage de la France. De plus, la mission de ce pilote, son engagement, sa foi en les armes de la nation et son abnégation pour les servir, son espoir de voler et la détermination qu’il a mise à faire aboutir son rêve, tout ceci mérite déjà, sans même qu’il donne sa vie pour nous, tout notre respect. C’est probablement ce que disait le padre dont la vocation n’est pas de juger mais de transcender la souffrance des femmes et des hommes présents pour produire, si ce n’est du réconfort, tout au moins de la cohésion et un peu d’espérance, quel que soit son culte.
Quant au qualificatif « bête », concernant une éventuelle erreur de pilotage, je le trouve terrifiant, car qui peut assurer que dans le stress de ces missions, dans le flux d’informations que les pilotes doivent gérer et dans la tension d’une mission de guerre ou d’entraînement, il n’y a pas de place pour l’erreur humaine ? Aucune situation ne permet de l’exclure, même si tous doivent travailler pour la réduire, au prix de patients efforts, d’entraînements permanents, de mises à niveau constantes, et il existera toujours un facteur humain qui fait toute la fragilité de la technique. Ce n’est pas une « bête » erreur de pilotage, c’est le risque qu’assument tous les pilotes. Je me suis senti blessé par ce terme, même si je suis persuadé que ce n’est pas ce qu’a voulu dire l’auteur de l’article. Il n’est pas question bien entendu de donner des leçons de patriotisme à l’amiral Sautter sauf à vouloir me ridiculiser, et je conviens que lui a assisté à cette douloureuse cérémonie et moi non. Mais je pense qu’il importe de laisser une marge d’appréciation à chaque aumônier en son service.
J’aurai enfin deux remarques plus ponctuelles. L’amiral Sautter affirme : « Les aumôniers seront-ils aussi demain en opex des hommes de dialogue et de réconciliation entre les communautés séparées par des appartenances religieuses différentes ? Le commandement l’espère, même si, pour le moment, on ne peut pas dire qu’ils ont joué un grand rôle, par exemple en ex-Yougoslavie. » J’ai pu être témoin en Côte d’Ivoire du travail remarquable effectué par un pasteur afin de tisser des liens avec toutes les autorités religieuses locales et faire venir « mille choristes pour la paix », vraiment mille personnes de toutes les confessions du pays, et le chef d’état-major de l’armée ivoirienne lui-même, dans le camp de Port-Boué, ce qui prouve évidemment l’utilité des aumôniers pour créer du lien social local. Je l’ai vu faire en Macédoine, mais souvent dans la discrétion, comme l’essentiel du travail effectué par les padres. C’est peut-être un tort, mais la discrétion est souvent consubstantielle à nos actions.
Et puis l’amiral, parlant des prières des musulmans sur un bateau, ajoute entre parenthèses « ce qui choque certains ». Il y aurait une réelle logique à s’offusquer de la réaction de ces « certains » car une armée laïque, respectueuse de la foi de tous, se doit de professer une grande fierté pour tous ceux qui prônent une véritable éthique du soldat.
Le petit recueil extraordinaire que vient d’éditer la Marine sur la connaissance des religions, de toutes les religions, y compris le bouddhisme ou le confucianisme, témoigne de cette recherche de connaissance de la religion de l’autre, ce qui est, par nature, profondément ancré dans la conscience collective des marins qui vont au loin découvrir d’autres terres, d’autres hommes et d’autres cultures. Je sais que c’est justement l’auteur de l’article qui en avait lancé le principe lorsqu’il était le patron des ressources humaines de la Marine.
L’amiral Sautter avait d’ailleurs organisé pour ses marins musulmans un pèlerinage à La Mecque lors d’une de ses escales en Arabie Saoudite, et cela avait marqué ses hôtes qui avaient admiré son respect de la foi de ses hommes, de tous ses hommes. Voilà ce que nous partageons probablement, car comme l’affirment les Maximes des Pères : « Ceux qui honorent les hommes, c’est l’Éternel Lui-même qui les honore. »