N°32 | Le soldat augmenté ?

Haïm Korsia

Le temps du shabbat

L’homme a toujours cherché à s’élever, à se dépasser et tous les moyens étaient bons pour y parvenir, depuis le bâton de Moïse jusqu’aux cheveux de Samson. La Bible nous parle de ces humains qui voulurent, dès la Genèse, devenir les « fils des dieux » et érige cette tentation en mal absolu. C’est l’idolâtrie qui, sous une forme ou une autre, pousse l’homme à vouloir s’opposer à son créateur, car sous prétexte de s’adonner à l’adoration du bois ou du métal, c’est la puissance de l’humain qu’il vénère. Dieu ne fixe qu’une seule limite à la tentation d’omnipotence de l’homme : « De tous les arbres du jardin tu mangeras, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas » (Genèse II, 16 et 17). Il lui enseigne le risque de la toute-puissance. L’homme sera plus grand s’il sait accepter une limite fixée par Dieu, plutôt que de céder à la tentation et de se prendre pour l’égal du Tout-Puissant, qui porte si bien son nom, voire plus. Le fait de se prendre soi-même pour le Créateur pousse Dieu à fixer une limite.

Face à cette tentation de l’omnipotence, le judaïsme apprend à l’homme à cesser de créer, un jour par semaine, le jour du shabbat. Parce que l’Éternel lui-même s’est abstenu le septième jour, il nous est interdit de dépasser cette limite. Il nous est même impossible d’utiliser un moyen de locomotion : ni voiture ni avion ni train ni métro ni vélo ni cheval ni trottinette ; juste nos pieds. Afin de nous retrouver à notre échelle, afin d’aller où nos dispositions d’homme nous mènent. Plus encore, ce respect de nos limites nous interdit d’utiliser un téléphone, un ordinateur, un téléviseur, une tablette, tout ce qui nous assure l’illusion d’être en connexion absolue avec le monde entier. Le samedi est un jour où je ne parle qu’avec ceux qui sont devant moi, mon regard ne traverse pas l’univers car il s’arrête là où mes yeux portent, ma voix ne couvre plus les bruits du monde puisqu’elle n’a pas besoin de s’y confronter.

Cette journée est un temps vital de désintoxication. En effet, si nous pouvons tenir une journée sans tous les artifices du monde moderne, alors c’est que nous ne lui sommes pas complètement inféodés. Nous voyons l’état totalement désemparé de ceux qui ont perdu un ordinateur, un smartphone, voire, juste, ceux qui n’ont plus de batterie sur ces appendices modernes de tout humain. Mais il est possible de s’en passer ; le respect du shabbat en atteste.

Avec cette journée consacrée à ce que nous n’avons plus le temps de réaliser en semaine, il s’agit de se retrouver soi-même, de reprendre sa juste place dans la création, ni trop haut, en voulant remplacer le Créateur, ni trop bas, en n’étant qu’un consommateur de la création. Être un humain, c’est s’affranchir de l’orgueil d’Icare, c’est rompre avec la folie des docteurs Folamour. En cédant à la tentation d’omnipotence, l’homme se comporte comme un enfant rebelle qui va au-delà des limites fixées par ses parents.

Aller toujours plus loin, faire ce qui n’a jamais été réalisé est un combat légitime lorsqu’il s’agit d’améliorer la vie de tous, d’explorer la biologie au plus grand profit de l’homme. Faut-il aller jusqu’à la tentation de fabriquer un homme démultiplié ? En fait, cet humain serait un homme qui ne serait plus limité par son corps, par ses cellules, par ses gènes ou par les accidents de la vie, un homme sans limite, se voulant plus grand qu’il n’est, se croyant démultiplié. Tout l’enjeu de la bioéthique est de regarder cet homme démultiplié face à face, et de se demander : est-il conforme à ce que nous sommes, à ce que nous voulons être ou ne pas être ? Nous aide-t-il à réfléchir à notre finitude et a-t-il quelque chose à nous dire sur l’inexorable ?

Dans le monde militaire, les règles contribuent à lutter contre cette tentation de toute-puissance. Les grands soldats de l’Histoire ne sont jamais les plus forts, mais toujours ceux qui dominent leurs faiblesses. Ce sont bien ces fragilités qui les rendent si humains, car ils ne peuvent que les intégrer dans l’équation de la vie.

L’homme aime croire qu’il maîtrise tout, ce qui est l’inverse de sa réalité. Le principe d’incertitude est consubstantiel au monde humain, il reflète une imperfection voulue par le Créateur. Il ne s’agit pas d’abdiquer face à la responsabilité d’améliorer le monde, mais de rester dans la connaissance et le respect de nos limites existentielles. Pour rendre le monde viable, une prise de risque est certes nécessaire, des découvertes nous facilitent la vie, mais nous devons toujours douter du bien-fondé de nos actions.

Face au doute, il revient à l’homme le devoir impérieux de faire alors un choix et de s’engager. C’est ainsi que l’homme accomplit sa pleine vocation d’homme, parce qu’alors, il ressemble à son Créateur, puisqu’il fait acte de liberté.

Un regard de croyant | P. Benanti