« Cette stèle sera un témoin. » C’est par ces mots que la Genèse (XXXI, 52) conclut l’alliance entre Jacob et Laban qui décident de construire un monument. En quoi une pierre peut-elle témoigner de quoi que ce soit, elle qui ne parle pas ? Il semblerait au contraire que ce soit à nous de parler aux pierres puisque c’est parce que Moïse frappa un rocher au lieu de lui parler, afin qu’il donne son eau, qu’il ne put entrer en Terre sainte.
Plus largement, pourquoi attache-t-on tant d’importance aux monuments, aux plaques commémoratives ? Pourquoi une association aussi formidable que le Souvenir français déploie-t-elle autant d’énergie pour entretenir les tombes des soldats morts pour la France et les monuments célébrant tous nos engagements militaires ?
Dans le judaïsme, il est de tradition de poser un caillou sur une tombe que nous venons de visiter pour indiquer que cette sépulture n’est pas abandonnée, pour affirmer que nous posons seulement aujourd’hui la dalle qui recouvre le cercueil et que notre souvenir de la personne décédée est identique à celui du jour de sa mort, que notre fidélité est toujours totale, que notre mémoire est toujours active. C’est ce que dit la si belle devise du Souvenir français, « À nous le souvenir, à eux l’immortalité », ou l’expression de la langue française qui, à propos d’un événement majeur, parle d’un temps à « marquer d’une pierre blanche ».
Notre mémoire nationale s’incarne sous l’Arc de Triomphe autour d’un soldat inconnu pour donner un lieu d’ultime existence à ceux qui n’en ont pas. La mémoire de l’humanité est en effet frappée par cette absence de lieu pour les morts sans sépulture. C’est ce qui nous percute, ce qui nous heurte à Auschwitz : un cimetière ouvert, un lieu où notre âme souffre de ce vide d’humanité où le bourreau n’a même pas daigné accorder une tombe à sa victime, voulant nous forcer à être complices en l’oubliant, la tuant une seconde fois. La résistance est aussi là, dans l’obsession de la mémoire, dans sa construction comme une révolte contre l’oubli. Chaque plaque commémorative, chaque monument, chaque cérémonie, chaque livre, chaque histoire à laquelle nous redonnons vie – l’expression est si belle et si juste, – chaque visite est une victoire sur l’oubli.
Mais est-ce si grave d’oublier ? Ne risquons-nous pas, à parler de mémoire, d’oublier… l’oubli ? En effet, dans une formule lumineuse et pleine de la connaissance de l’âme humaine, mon maître disait que le plus beau cadeau que Dieu avait fait à l’homme était l’oubli. C’est lui, en effet, qui nous permet de ne plus ressentir avec la même violence le deuil des premiers jours, qui cautérise nos peines, qui nous donne à nous remettre debout et qui nous autorise à revenir à la vie après un drame. Et ces forces de vie semblent antinomiques avec l’entretien de la mémoire que nous célébrons. Mais même le fait d’oublier, voire d’occulter un événement, est un acte de mémoire, la construction en creux d’une mémoire de souffrance. Quelqu’un qui n’oublierait rien ne pourrait vivre, écrasé qu’il serait par tous les instants de sa vie, positifs ou négatifs, incapable de dépasser un moment fort, heureux ou triste. Alors pourquoi en irait-il autrement pour un pays, pour une nation ? Ne prenons-nous pas le risque d’encombrer notre mémoire en relativisant tout, puisqu’à l’échelle de l’humanité, nous pourrions dire avec l’Ecclésiaste : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! »
La distance avec un événement crée forcément une distanciation. Ainsi, plus nous nous éloignons de la Grande Guerre, par exemple, moins nous sommes dans le ressenti des souffrances et plus nous passons à la dimension historique. L’oubli force à réécrire et à re-raconter une histoire racontable pour chaque époque, décalée par rapport à la réalité. Sommes-nous certains que, par exemple, l’histoire héroïque de Camerone se soit exactement passée comme nous nous la racontons ? Si les déportés ont mis tant de temps à parler, n’est-ce pas parce que leur histoire était inracontable, car impossible à écouter ? Pourquoi ne supportons-nous plus que le si grand roi Louis XI fût associé à ces cages où il enfermait ses opposants, alors que ma génération trouvait cela… normal ? En fait, quelle histoire voulons-nous raconter ou entendre ? Les mensonges, conscients ou non, les dénis, les trous, les tabous qui ponctuent notre histoire sont les espaces où s’exprime justement la mémoire, puisque nous nous rappelons que nous ne devons pas nous rappeler.
Ce qui nous émeut, comme l’idée du soldat inconnu, n’est-ce pas une façon d’organiser l’oubli de la personne au profit d’une abstraction qui est juste une fonction, le soldat dont on efface le nom ? Dans l’Égypte biblique, aucun Égyptien n’a de nom, sauf Poutifar à cause des aventures de son épouse avec Joseph, comme si seule comptait la fonction qui gommait l’identité essentielle du nom. Il y a un grand panetier, un grand échanson, un pharaon, un gardien de prison, mais pas un nom, une histoire, un individu.
Ainsi, le plus beau monument n’est-il pas notre seule mémoire ? Dans le judaïsme, s’il y a bien des synagogues, elles ne sont pas obligatoires pour un culte, contrairement aux dix personnes nécessaires pour célébrer un office : les murs et les pierres n’ont un sens que si des hommes les habitent et leur offrent une vocation. Lorsque l’Éternel demande à Moïse de construire un tabernacle, il utilise une formule étonnante : « Et ils me feront un tabernacle et Je résiderai parmi eux » (Exode XXV, 8). Non pas dans l’édifice, mais en leur cœur, parmi eux. Il ne s’agit pas de limiter la présence de l’Éternel aux bornes du tabernacle, mais d’utiliser cet espace afin de nous Le rendre présent tout le temps et partout. C’est bien la vocation des pierres de nous parler, de nous rappeler un événement, de porter une part de notre mémoire collective, non pas juste à une date précise, non pas en un lieu donné, mais en tout temps et en tout lieu. Et il en fut ainsi depuis que les hommes se souviennent, c’est-à-dire depuis qu’ils sont humains. L’arc de Titus à Rome rappelle son triomphe et les trésors qu’il pilla dans le Temple de Jérusalem, les généraux victorieux, de César à Pompée, ont leur statuaire, tout comme le maréchal Foch à Bouchavesnes ou le général de Gaulle sur les Champs-Élysées.
Mais depuis la guerre de 1870, nos monuments rendent hommage aux simples soldats, à ceux qui se sacrifient pour la Nation, et qu’il convient de venger et de faire vivre dans notre souvenir. Et c’est ce souvenir qu’il faut réenchanter, ou raconter différemment. Après l’hécatombe de 14-18, il n’était pas question de parler des tranchées, des horreurs, de la mort terrible sous toutes ses formes. Il fallait célébrer les héros qui nous offraient la victoire au prix de leur vie. C’est d’ailleurs en 1916 qu’est créée la mention « Mort pour la France », et après ce terrible conflit nos villages et nos villes se couvrent de ces monuments qui conservent avec respect la mémoire des enfants du cru tombés au champ d’honneur.
Le risque est grand de limiter la mémoire à un lieu et à un moment. La mémoire peut en effet se passer de lieu et de support, mais est-elle transmissible ? La Bible affirme que l’un des enjeux majeurs d’une société est de transmettre « afin que tu racontes aux oreilles de ton fils et au fils de ton fils » (Exode X, 2). Et pas seulement à la génération suivante, mais à celle qui lui succède et à celle d’après. Or, sans monument ni espace particulier, il faut construire des cérémonies communes afin de vivre quelque chose ensemble qui puisse créer du lien social et intergénérationnel. Ce dernier est d’ailleurs un autre nom de la mémoire qui nous offre à partager des moments aussi forts que raviver la flamme sous l’Arc de Triomphe, une prise d’armes ou une cérémonie d’hommage à un camarade mort au combat. Que ce soit ce type de manifestation ou un office religieux, un grand match ou encore un concert exceptionnel, il reste aux participants la force et la grandeur du partage, l’impulsion de l’instant qui nous a tous unis dans une même espérance. Si l’ordre est différent, l’élan est le même. C’est l’une des vocations de la mémoire que d’unir le passé au futur en nous utilisant comme maillon.
Il existe un autre risque plus pernicieux encore que l’oubli : l’indifférence. Une fois gravée dans la pierre, la mémoire peut ne plus nous concerner lorsque notre compréhension du passé aura changé. Ainsi, lorsque le pavillon français d’Auschwitz a été réalisé en 1974, il illustrait la doctrine officielle de l’époque : tous les Français avaient été résistants. Or, malgré les travaux des Américains Paxton et Marrus, moins gênés que nous par la construction de notre mythologie nationale, les études des historiens sur la réalité de cette période et le discours de vérité prononcé par le président Jacques Chirac au Vél d’Hiv en juillet 1995, personne n’avait pensé à modifier la présentation du bâtiment. Les services de l’État ont finalement été alertés et le gouvernement décida de repenser la présentation de notre histoire en ce lieu pour la rendre honnête et accessible à tous, ce qui fut fait en 2005 pour le soixantième anniversaire de la libération du camp.
Mais à titre très personnel, lorsque je me rends à Auschwitz, c’est plus le vide sidéral de Birkenau qui me marque que le côté « musée » du camp I, même si cette visite est nécessaire. J’ai besoin de marcher là où ont marché mes amis, de ne rien percevoir pour pouvoir imaginer, de casser ma logique habituelle, mes références et mes bornes afin d’entrevoir ce qu’ils ont subi. Ce vide me déstabilise et un malaise me saisit. Et lorsque je suis accompagné par le docteur Elie Buzyn, un rescapé qui se dévoue pour revenir sur le lieu de son supplice afin de raconter aux jeunes, incarnant ainsi le verset du Deutéronome (XXXII, 7) « Interroge ton père et il te racontera », je le vois se remémorer ce qu’il a vécu beaucoup plus que commémorer. Ce qui lui donne une force décuplée, c’est, selon son propre témoignage, que des jeunes venant de Saint-Cyr l’École, du Prytanée de La Flèche, de Louis-le-Grand, de Rachi ou de Sainte-Ursule, dans un condensé pluriel d’une jeunesse de France, tirent leçon de son expérience pour essayer de bâtir un monde qu’il espère meilleur.
Il existe cependant un risque réel à tout fonder sur l’émotion, ce que notre époque nous pousse incontestablement à faire, au détriment de la raison. Ce n’est d’ailleurs pas toujours négatif : les retraites des soldats de nos anciennes colonies ont été justement réévaluées après le film Indigènes. Ce que l’intellect ne pouvait nous convaincre de réaliser, l’émotion nous a forcés à le faire. Mais il y a tout de même un péril à privilégier l’émotion à la pensée.
La conception juive des fêtes du calendrier, et donc du temps, est celle d’un cercle, ou plutôt d’une ellipse, qui nous donne la possibilité de revivre ce que nos anciens ont vécu et de réinterpréter leurs échecs ou leurs succès pour aller un peu plus loin qu’eux, un peu plus haut. Ainsi, pour la pâque juive, nous ne commémorons pas simplement la sortie des Hébreux d’Égypte : nous nous remémorons leur sortie, nous sortons nous-mêmes de notre Égypte, celle qui nous enferme dans des limites que bien souvent nous nous imposons nous-mêmes. Nous redevenons des esclaves, comme eux ; nous consommons un pain de misère, des herbes amères, comme eux ; nous espérons, comme eux ; nous racontons, comme eux. En fait, nous revivons l’esclavage et la libération afin d’expérimenter ce que nos ancêtres ont vécu et tirer une expérience nouvelle de la leur. Il ne s’agit donc pas de commémorer et de se gargariser du passé, mais bien de réinterpréter à notre façon la trame de leur engagement. Et il en va de même avec les Patriarches, les Matriarches, ainsi que tous les personnages et les moments de notre foi. Nous retrouvons le souffle de l’esprit et recouvrons la même liberté de faire ou de ne pas faire que nos anciens. En fait, nous réinvestissons leur histoire pour en faire la nôtre.
C’est ce qu’un concept de remémoration nous pousserait à accomplir plutôt qu’un temps de commémoration : réinvestir le sacrifice de nos anciens pour lui donner un sens pour nous, aujourd’hui, et nous appuyer sur leur expérience pour éviter les obstacles de notre temps.
Pour conclure, je pense en me relisant qu’il manque peut-être à cette réflexion la rigueur d’un fil cartésien, mais c’est bien ainsi, car c’est exactement comme cela que fonctionne la mémoire. Elle peut partir d’un fait tout simple, mineur même, mais ouvrir sur une transformation radicale de notre présent. En effet, il y a un paradoxe apparent dans les questions mémorielles : on y « revit la mort » de personnes en restant, fort heureusement, bien vivant. Et cela se fait parfois avec ravissement et même extase, si l’on pense à la religion catholique qui fait « revivre » la Passion à ses fidèles. Mais le contraire de revivre la mort serait-il mourir de revivre ? C’est ce qui arrive d’ailleurs lorsque la remémoration est de glace et de pure forme. Le souvenir, dans un équilibre fragile entre action et évocation, doit donc trouver le chemin de crête entre ces deux abysses, sans tomber narcissiquement dans la mise en abîme, c’est-à-dire dans une utilisation triviale du passé au profit d’un présent inodore et petit. Ce qui est très difficile.
Pour ne pas revivre la mort, faudrait-il alors revivre la vie ? Oui, c’est ce qu’il faudrait faire pour que la remémoration ait un sens, mais sans renoncer pour autant à vivre notre propre vie qui reste toujours distincte de celle de celui que nous honorons. En fait, il faudrait utiliser l’élan de nos anciens pour l’implanter dans nos vies, comme une greffe de courage, d’abnégation, de don de soi, pour nous qui en manquons tant. Une façon de trouver des modèles que nous ne côtoyons plus et de pouvoir en refaire nos contemporains.
La circularité du calendrier juif et, surtout, car tous les calendriers sont circulaires, la circularité de l’étude telle que l’entend le judaïsme, à savoir tourner en rond, ou plutôt en spirale, sur les mêmes textes pendant trois millénaires et demi sans jamais complètement se répéter, offrent peut-être un modèle de fonctionnement mémoriel vivant sur la ligne de crête dont je parlais un peu plus haut. Car notre mémoire est circulaire, mais sans fermeture.
Or la marchandisation du monde combat le réenchantement que je prône. Dans cette lutte asymétrique, le marché du mémoriel, avec ses excès, doit être sévèrement régulé afin de ne pas tomber dans la contradiction entre mémoire et réécriture du passé. Ou bien faudrait-il accepter que toute mémoire ne soit que contradiction avec la liberté d’agir sans le poids du passé ? Après tout, Adam, l’homme par nature sans mémoire puisque sans passé, serait né, d’après un texte allégorique, à l’âge de vingt ans, avec une mémoire des mondes que l’Éternel « faisait et défaisait ». Il n’avait pas une mémoire, il en avait besoin d’une.
Se souviendrait-on précisément pour ne pas recommencer, seulement pour échapper à la programmation animale, végétale, minérale ? La néoténie de l’Homme, qui est sa marque distinctive, sa marque de fabrique au sens premier du terme, devrait-elle gagner sa mémoire pour que nos souvenirs naissent jeunes ? Ceux-ci devraient-ils être aussi inachevés que nos rêves ? Et après tout, quelle différence diraient les psychanalystes ? Chacun, mémoire et avenir, garantirait-il alors l’autre ?
Et puisque j’ai débuté mon article par le mot « stèle », je veux le terminer avec un texte lumineux de Victor Segalen, premier poème d’un ouvrage justement titré Stèles, qui dit tout cela bien mieux que moi.
Sans marque de règne
« Honorer les Sages reconnus ; dénombrer les Justes ; redire à toutes les faces que celui-là vécut, et fut noble et sa contenance vertueuse,
Cela est bien. Cela n’est pas de mon souci : tant de bouches en dissertent ! Tant de pinceaux élégants s’appliquent à calquer formules et formes,
Que les tables mémoriales se jumellent comme les tours de veille au long de la voie d’Empire, de cinq mille en cinq mille pas.
Attentif à ce qui n’a pas été dit ; soumis par ce qui n’est point promulgué ; prosterné vers ce qui ne fut pas encore,
Je consacre ma joie et ma vie et ma piété à dénoncer des règnes sans années, des dynasties sans avènement, des noms sans personnes, des personnes sans noms,
Tout ce que le Souverain-Ciel englobe et que l’homme ne réalise pas.
Que ceci donc ne soit point marqué d’un règne ni des Hsia fondateurs ni des Tcheou législateurs ni des Han ni des Thang ni des Soung ni des Yuan ni des Grands Ming ni des Tshing, les Purs, que je sers avec ferveur.
Ni du dernier des Tshing dont la gloire nomma la période Kouang-Siu.
Mais de cette ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue.
À l’aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur. »