Si chaque Français connaît les grandes lignes de l’histoire de Jeanne d’Arc, peu savent précisément la raison pour laquelle elle fut condamnée et brûlée vive. Lorsque, le 3 janvier 1431, le roi d’Angleterre confie à l’évêque Cauchon l’instruction de l’affaire avec consigne claire de déclarer Jeanne coupable, il faut trouver un prétexte pour faire d’elle une insulte à la foi. C’est parce qu’elle porte l’habit d’homme que Cauchon lui interdit la messe, et comme au cours des premiers interrogatoires il ne parvient qu’à établir qu’elle connaît son Pater, son Credo et qu’elle se comporte en bonne chrétienne, il revient à son idée de l’accuser d’avoir transgressé le fait, pour une femme, de porter des habits d’homme.
Le Deutéronome (XXII, 5) affirme en effet : « Il n’y aura pas un ustensile d’homme sur une femme, et un homme ne revêtira pas un vêtement de femme, car celui qui fait ces choses est une abomination de l’Éternel ton Dieu. » Rachi, le célèbre commentateur troyen du xie siècle explique : « Il n’y aura pas un ustensile d’homme sur une femme de façon qu’elle ait l’air d’un homme et qu’elle se mêle aux hommes, car cela ne peut conduire qu’à la débauche. » Et le Talmud (Nazir 59a) précise que c’est de ce verset biblique que l’on déduit qu’une femme ne doit pas partir en armes à la guerre. Cela instillerait une sorte de flou préjudiciable à la morale.
Jeanne affirme que c’est une voix qui lui a demandé de se vêtir de la sorte et c’est bien la preuve, pour l’accusation, que ces fameuses voix sont d’origine maligne. Mais elle affirme que « cet habit ne charge pas [son] âme et le porter n’est pas contre l’Église ». Après deux mois d’interrogatoires serrés, sans l’aide d’un avocat, l’acte d’accusation de soixante-dix articles est finalement réduit à douze items et, le 2 mai, Cauchon ne trouve rien d’autre à lui reprocher qu’une insoumission à l’autorité ecclésiale, alors que l’université de Paris l’accuse d’apostasie, d’idolâtrie et pire encore.
Le 24 mai, Jeanne signe ou se fait forcer la main pour signer un acte de reconnaissance de ses fautes, en particulier « d’avoir porté habit dissolu, difforme et déshonnête, contre la décence de la nature ». Elle peut ainsi espérer ne pas être livrée aux Anglais, et elle est remise au cachot. Mais elle y est harcelée sexuellement par ses geôliers et remet donc ses habits d’homme, plus pratiques pour lutter contre les agressions incessantes. Apprenant la chose, Cauchon se rend toutes affaires cessantes en sa prison le 27 mai et déclare Jeanne relapse, puisqu’elle est, selon lui, retombée dans son erreur de se travestir avec des vêtements d’homme. Cauchon peut crier victoire à Warwick et, le 30 mai 1431, Jeanne d’Arc est menée au bûcher et brûlée vive. Relapse d’avoir porté des vêtements d’homme, qui sont, il est vrai, plus pratiques pour guerroyer, voici la raison officielle du meurtre de Jeanne.
Mais que veut dire exactement la Bible lorsqu’elle déclare qu’il ne faut pas que des femmes soient vêtues comme des hommes, c’est-à-dire, selon le Talmud, soient en armes ? La prophétesse Deborah n’a-t-elle pas guidé le peuple à la guerre et, plus sûrement, Yaelle n’a-t-elle pas épuisé le général Sisra avant de l’achever d’un pieu solide fiché dans la tempe, ce qui est très… guerrier ?
En fait, ce qui est condamné n’est pas tant le fait qu’une femme combatte ou soit en armes, que le fait d’instiller une forme de confusion qui pousse à la faute. Et il est incontestablement vrai que la notion de fraternité d’armes peut déraper si la proximité du combat, des entraînements, et la tension inhérente à la condition de soldat poussent à des rapprochements qui ne trouvent pas leurs limites. La Marine a dû régler ce genre de questions après la première longue mission du porte-avions où il y avait eu manifestement rapprochement de militaires, puisque la ministre de l’époque s’était étonnée que six marins soient revenus… enceintes. Je prends ma part de cette évolution, qui ne faisait que suivre le sens de la société, puisque j’ai tenu à recruter le premier aumônier féminin de l’aumônerie israélite des armées.
En fait, on ne peut déduire du texte biblique ni posture en faveur de la féminisation, ni en sa défaveur. Il s’agit plutôt d’un engagement à réfléchir aux situations dans la réalité des faits et non pas seulement en théorie. Autant la présence féminine dans les forces oblige nos « hommes » à agir sous le regard de celles qui pourraient être leurs épouses, leurs filles ou leurs mères, autant la promiscuité peut laisser la porte ouverte à des débordements inacceptables. Et pas seulement du point de vue moral, ce qui serait déjà beaucoup, mais du point de vue opérationnel, puisque certaines relations entravent ou perturbent la chaîne hiérarchique classique.
Le leader de la patrouille de France est une femme, ce qui démontre ses qualités de pilote et de commandement, et personne ne tient sérieusement le postulat que les filles sont moins guerrières que les garçons, moins capables, moins fortes, moins dures à l’effort, moins résistantes, moins militaires. Mais un livre de Paul-François Paoli, La Tyrannie de la faiblesse, pose la question de la féminisation de notre société avec l’émergence d’un renversement assez étonnant. Selon lui, les femmes sont devenues, fort heureusement, les égales des hommes et puis, sur la lancée, elles les ont supplantés en survalorisant la parole, le compromis, au détriment de l’affrontement qui a parfois l’avantage de trancher des situations inextricables. Le sous-titre de son ouvrage est encore plus clair : La féminisation du monde ou l’éclipse du guerrier.
Il ne s’agit donc pas de savoir, de certitude, mais de doute, d’arbitrage entre des points de vue où ne doit pas dominer le dogmatisme, dans un sens ou dans l’autre. La pire des postures serait de penser qu’il n’y a rien à penser, que la chose est naturelle et donc qu’elle ne prête à aucune réflexion. La Bible attire notre attention sur le risque de confusion, qui va bien au-delà d’une présentation simpliste où l’homme serait porteur de la capacité de violence et où la femme en serait éloignée, elle qui est censée donner la vie. La réalité est plus nuancée, et le simple fait d’y réfléchir, de consacrer un numéro d’Inflexions à ce sujet, c’est déjà ne pas tomber dans le piège du refus de voir ce qui peut advenir.
À l’image de la langue d’Ésope, la féminisation n’est pas bonne ou mauvaise, elle est ce que nous en ferons, ensemble, hommes et femmes réunis.