C’est dans la genèse que nous est rapportée pour la première fois l’alliance conclue entre Dieu et l’humanité : après un premier essai infructueux et le Déluge qui Lui permet d’effacer cette expérience, « Dieu adressa à Noé et à ses enfants ces paroles : “Et moi, je veux établir mon alliance avec vous et avec la postérité qui vous suivra. […] Je confirmerai mon alliance avec vous ; nulle chair, désormais, ne périra par les eaux du déluge ; nul déluge, désormais, ne désolera la terre.” Dieu ajouta : “Ceci est le signe de l’alliance que j’établis, pour une durée perpétuelle, entre moi et vous, et tous les êtres animés qui sont avec vous. J’ai placé mon arc dans la nue et il deviendra un signe d’alliance entre moi et la terre.” » (Gn IX, 9-13).
Cette alliance est précisée au fur et à mesure de l’évolution de l’humanité. C’est d’abord Abraham qui est appelé à conclure un pacte avec l’Éternel. Un pacte qui s’écrit ainsi : Dieu donne à Abraham une postérité innombrable, une « multitude de nations », et la « terre de Canaan » ; en échange, il lui demande d’être « irréprochable », et pour matérialiser cet accord, il ordonne la circoncision de tout enfant mâle.
Abraham n’a rien demandé au Seigneur. C’est Dieu qui, constatant sa vertu, lui propose, lui fait la promesse d’une descendance innombrable et d’un pays, promesse réitérée à Isaac, à Jacob et plus tard à Moïse. En contrepartie, le peuple d’Israël s’engage à respecter des commandements. Ce n’est pas un contrat entre deux parties égales, c’est une récompense accordée par Dieu, comme il le dit à Isaac : « Arrête-toi dans ce pays-ci, je serai avec toi et je te bénirai, car à toi et à ta postérité je donnerai toutes ces provinces, accomplissant ainsi le serment que j’ai fait à ton père Abraham. Je multiplierai ta descendance comme les astres du ciel, je lui donnerai toutes ces provinces et en ta descendance s’estimeront bénies toutes les nations du monde. En récompense de ce qu’Abraham a écouté ma voix et suivi mon observance, exécutant mes préceptes, mes lois et mes doctrines » (Gn XXVI, 3-5). Cette promesse, Dieu la renouvelle à Jacob : « Je suis le Dieu tout puissant : tu vas croître et multiplier ! Un peuple, un essaim de peuples naîtra de toi et des rois sortiront de tes entrailles. Et le pays que j’ai accordé à Abraham et à Isaac, je te l’accorde et à ta postérité après toi je donnerai ce pays » (Gn XXXV, 11-12).
L’alliance est une fois de plus renouvelée et précisée dans le Sinaï, alors que Moïse conduit vers la Terre promise les Hébreux qu’il a arrachés à l’esclavage. Mais avant, l’Éternel donne, avec une précision infinie et un luxe de détails étonnant, des instructions pratiques et formelles sur la réalisation d’un sanctuaire et d’un « contenant » : « On fera une Arche en bois d’acacia ayant deux coudées et demie de long, une coudée et demie de large, une coudée et demie de hauteur. Tu la revêtiras d’or pur, tu l’en revêtiras intérieurement et extérieurement, et tu la surmonteras d’une corniche d’or tout autour. Tu mouleras pour l’Arche quatre anneaux d’or que tu placeras à ses quatre angles, savoir deux anneaux à l’un de ses côtés et deux anneaux au côté opposé. Tu feras des barres de bois d’acacia que tu recouvriras d’or. Tu passeras ces barres dans les anneaux, le long des côtés de l’Arche, pour qu’elles servent à la porter. Les barres, engagées dans les anneaux de l’Arche, ne doivent point la quitter. Tu déposeras dans l’Arche les Tables que je te donnerai » (Ex XXV, 10-16). Après ce récit, la Bible reprend par deux fois ce descriptif détaillé sans rien en omettre : Moïse répercutant les instructions ainsi reçues, puis la chronique de leur réalisation par les personnes que Dieu avait nommément désignées… Et dans un contraste saisissant, avec une concision et une sobriété inattendues, elle livre le « contenu » de l’Arche : « Dieu écrivit sur les Tables les paroles de l’alliance, les dix commandements » (Ex XXXIV, 28).
L’alliance avec la descendance d’Abraham, d’Isaac et de Jacob se réduit-elle à ces considérations physiques, très concrètes ? Ou ces précisions réitérées ont-elles une signification autre ?
Revenons rapidement sur la circoncision, signe de l’alliance. Il ne s’agit pas d’un simple geste chirurgical, qui serait guidé par des considérations d’hygiène par exemple. Conclure une alliance se dit koret berit en hébreu, c’est-à-dire « trancher une alliance », oui, trancher ce qui nous empêcherait d’être d’accord. De la même façon que lorsque l’on rompt le pain c’est pour le partager, on « rompt » une alliance pour agir en commun.
L’alliance est effectivement une rupture puis une construction afin de refonder en permanence les relations humaines. Il s’agit bien d’un principe d’humanité, qui devient un principe de lien social reposant sur le rapport à l’Autre et la relation à Autrui. L’Autre, ce semblable et différent à la fois, qui a donné naissance aux catégories d’ipséité et d’altérité, en particulier chez Paul Ricœur et Hannah Arendt ; l’Autre, celui que je dois reconnaître afin de faire du Nous par une alliance, mais tout autant pour le combattre, si besoin. Comme le souligne Arendt, je ne suis moi que parce que j’ai en moi-même l’Autre, autrement dit la capacité à mesurer l’Autre ou plutôt, et c’est primordial, à le reconnaître. Dans la reconnaissance de l’Autre, il y a bien cette dialectique de la rupture et de l’alliance, de la refondation permanente du lien entre humains.
Mais cette alliance ne s’institue pas si elle n’implique pas des échanges de contributions. C’est une disposition anthropologique qui s’inscrit concrètement dans l’histoire humaine. L’alliance est réparation de ce qui a été, de ce qui se défait constamment dans l’histoire des relations humaines pour refaire du lien, atteindre de nouveaux objectifs. Elle est un processus pour tenter de devenir meilleur. Elle est donc toujours en mouvement et elle est au cœur même de la dialectique de l’histoire. Elle ne peut donc être une fin en soi, car elle est avant tout une transcendance. Elle dépasse le Nous pour donner un nouveau sens dans la refondation.
Le premier signe de l’alliance avec Abram – tel qu’était son nom avant l’alliance – est la nuée qui passe entre les deux moitiés d’animaux sacrificiels qu’il a « dépecés par le milieu » à la demande de l’Éternel. Ce jour-là, Dieu conclut un pacte avec celui qui deviendra Abraham, le père d’une multitude de nations, en promettant un territoire à sa descendance. La circoncision, qui consiste à trancher le prépuce, est le témoignage de ce pacte. Cet acte n’est pas seulement physique : il nous rappelle au contraire que l’homme ne naît pas parfait et que tout au long de son existence il doit tenter de s’améliorer en respectant les consignes divines. C’est un acte fondateur de la démarche de foi de tout Juif qui espère se rendre digne de la confiance que le Créateur a placée en lui. Le christianisme retrouve cette notion qui lie alliance et amputation quand Paul évoque la circoncision du cœur, qui consiste à amputer les cœurs d’une part de notre orgueil.
C’est dans le même esprit qu’il convient, je le crois, d’aborder l’abondance de détails et la répétition qui entourent la construction de l’Arche, avant que d’y déposer les Tables de la Loi, les paroles de l’alliance. Les longs préparatifs décrits invitent le lecteur à une importante préparation, nécessaire avant la réception de la parole divine. Ils traduisent le souci de permettre une méticuleuse introduction aux commandements que Dieu donne aux hommes. Le recours à des matériaux résistants et précieux est un signe de l’investissement demandé à chacun, du respect attendu, de la déférence due à ce que l’Arche est destinée à contenir. Et le fait qu’on lui adjoigne des barres de transport, qui ne doivent pas être retirées, souligne son indispensable mobilité, dans l’espace et dans les esprits ; l’Arche est toujours prête au mouvement, toujours agile, adaptable aux circonstances auxquelles le peuple d’Israël est confronté.
L’Arche d’alliance est un objet. Un objet qui n’a pas les coudées franches… Aucune de ses proportions, on l’a vu, n’est mesurée avec un chiffre rond. Et c’est normal puisqu’elle symbolise un pacte, une alliance. Dans ce type de contrat, il importe de laisser de l’espace libre pour que chacune des parties puisse apporter sa contribution à l’accomplissement du projet commun. Car une alliance n’est pas une fin en soi. On s’allie pour atteindre un objectif commun, réaliser ensemble une œuvre.
Mais quel est donc le projet commun à l’Éternel et aux enfants d’Israël ? Et des « commandements » peuvent-ils être le fondement d’une alliance ? On l’a vu, la première expérience a été calamiteuse, les hommes étant tombés dans l’iniquité et la débauche jusqu’à faire regretter à Dieu de les avoir créés. Mais Noé parmi eux était un homme juste, et l’Éternel décide de tenter une nouvelle expérience. Il lui confie la terre, à lui et à sa descendance, mais va cette fois leur donner, progressivement, les lignes de conduite qui leur permettront de se structurer afin de contribuer à construire un monde heureux. C’est bien une alliance, une co-construction qui est proposée. C’est ce que nous appelons en hébreu le tikoun olam, la « réparation du monde ».
Abraham, Isaac, Jacob, puis Moïse, Sarah, Rebecca, Rachel et Léa aussi, sont les intermédiaires vertueux que Dieu choisit pour porter son message, sa promesse. Mais celle-ci ne concerne pas seulement les Patriarches : c’est bien avec tous les enfants d’Israël qu’une alliance est conclue, comme le rappelle Moïse à son retour du Sinaï : « L’Éternel, notre Dieu, a contracté avec nous une alliance au Sinaï. Ce n’est pas avec nos pères seuls que l’Éternel a contracté cette alliance, c’est avec nous-mêmes, nous qui sommes ici, aujourd’hui, tous vivants » (Dt V, 2-3). Chacun est concerné par ce projet, par les paroles que Dieu lui transmet par la voix de Moïse. Chacun est concerné par cette promesse : « Ah ! S’ils pouvaient conserver en tout temps cette disposition à me craindre et à garder tous mes commandements ! Alors ils seraient heureux, et leurs enfants aussi, à jamais! » (Dt V, 25).
Les dix paroles sont gravées de la main même de l’Éternel dans la pierre. Or Moïse, courroucé par la vue du veau d’or à son retour du Sinaï, fracasse les Tables gravées par Dieu. Elles auraient sans doute été inaccessibles aux hommes. Dieu lui demande alors de tailler lui-même d’autres tables dans la pierre puis, cette fois, d’y graver lui-même les dix paroles sous sa dictée. Par l’entremise de Moïse, celles-ci deviennent intelligibles aux hommes.
Ces dix commandements traitent des relations de l’homme avec Dieu pour cinq d’entre eux, et avec son prochain pour les cinq autres. Du respect de ces principes découlent l’épanouissement et le bonheur des hommes. Ce sont ces principes, porteurs d’espérance, de générosité et de bonheur, qui sont conservés, protégés dans l’Arche d’alliance. C’est aussi de Sa présence au sein de Son peuple et de la protection divine qu’elle atteste. On le sait, dans leur progression dans le désert, dans les combats livrés pour atteindre la terre promise, les Hébreux, forts de l’alliance avec Dieu symbolisée par l’Arche portée devant les armées, ont remporté la victoire. Car l’alliance a « dispersé les ennemis d’Israël ». Cette fonction militaire de l’Arche n’est pas anecdotique. Outre qu’elle souligne que l’alliance fait la force, elle rappelle aussi la puissance de la volonté divine et la grandeur de Sa Providence. Si l’Arche d’alliance est un objet, on l’a vu, c’est d’abord un symbole. Celui de cette force et des principes qu’elle porte. Celui de l’unité dans la diversité. Et où qu’elle soit désormais, elle les contient, les protège, les transmet toujours. Une alliance a ceci de particulier d’infléchir pour toujours, même si elle est affaiblie ponctuellement, la marche du monde.