On ne parle jamais d’un humour chrétien, musulman ou bouddhiste, mais d’un humour juif oui. Peut-être parce que la seule manière pour le peuple juif de s’extraire des vicissitudes infinies de l’histoire est d’en rire. Rire de soi, de ses malheurs et de la confiance absolue en un futur toujours démenti par les faits. Rire pour vivre. Rire pour exister.
Plus consubstantiellement, le Talmud donne raison aux conférenciers américains qui débutent toujours leur intervention par une boutade afin de capter l’attention des étudiants, d’ouvrir leur esprit. Oui, les rabbins si sérieux du Talmud aimaient commencer leurs cours par une blague, comme pour installer une forme de connivence et faire naître un compagnonnage d’étude. Le rire ouvre la sagesse. Peut-être même la permet-il ! Et puis, il y a toujours le risque de se prendre au sérieux et de se lancer dans un enseignement ex cathedra, ce qui ferait mauvais genre pour un rabbin, reconnaissons-le… En tout cas, qui n’encouragerait pas au débat et au questionnement. Au fond, si on conseille de rire avant d’étudier, ou plutôt de rire pour étudier, c’est que le mot rire (tséhok) en hébreu se décompose en deux termes qui veulent dire « sort de la loi », ce qui sous-entend qu’il faut examiner toutes les possibilités et, en plus, celles qui sortent des codes habituels, de la routine.
Mais surtout, le rire n’est pas exclu de ce que nous sommes, et ce depuis que le fils de Sarah et d’Abraham se nomme Isaac, « il rira », ainsi baptisé car tous deux se mirent à rire quand ils apprirent qu’ils allaient être parents à quatre-vingt-dix et cent ans (Genèse, xviii, 22). Notre ascendance débute donc par une blague. Et ce rire inaugural est un rire victorieux contre toutes les impossibilités de la vie.
Et pourtant, un rabbin du Talmud interdit de rire sans limites, car cela serait ne pas voir le tragique du monde. Il faut donc trouver un équilibre entre se prendre au sérieux et ne rien prendre au sérieux. C’est là, sur ce chemin de crête, que naît l’humour juif, toujours fait d’autodérision et d’espérance – « Jusqu’à présent nous vivions dans l’angoisse, désormais, nous vivrons dans l’espérance » dit Tristan Bernard lorsqu’il est arrêté avec sa famille par la Gestapo –, et toujours porteur d’un autre possible ou, comme diraient les hommes du 13e régiment de dragons parachutistes (rdp), « Au-delà du possible », c’est-à-dire en se « riant » des impossibles et en en inventant de nouveaux.
Dans Le Nom de la rose d’Umberto Eco, porté à l’écran par Jean-Jacques Annaud, Guillaume de Baskerville enquête sur l’assassinat de plusieurs moines et découvre qu’ils sont l’œuvre du vénérable et érudit Jorge de Burgos. Celui-ci a empoisonné les pages du deuxième tome de La Poétique d’Aristote afin que nul ne puisse le lire. Car ce volume, qui traite de la comédie, expose comment le rire permet de faire tomber toutes les citadelles, en particulier celle de la peur. Une vérité dont a conscience Moïse lorsqu’il envoie des explorateurs en Terre sainte afin de savoir si les villes y sont ceintes de murailles. Car, contrairement à ce que l’on pourrait intuitivement penser, si c’est le cas c’est que leurs habitants ont peur et qu’ils seront défaits sans coup férir – ce fut le cas à Jéricho –, mais si ce n’est pas le cas, c’est que le peuple qui y vit n’a aucune peur et qu’il sera difficile à vaincre.
Et quelle plus grande peur que celle de la mort ? Dans Gladiator de Ridley Scott, Maximus affronte l’empereur Commode : « J’ai connu un homme qui disait : la mort sourit à tous. Tout ce que l’on peut faire c’est de lui sourire en retour. » Comme si l’homme et Dieu ne pouvaient, ne devaient, que chercher à se sourire l’un l’autre, comme les deux chérubins sur l’Arche sainte.
Le rire, l’humour, particulièrement l’humour noir, ont vocation à rendre acceptable par les soldats l’omniprésence de la mort et à répondre à la question du sens : pourquoi sommes-nous là ? que défendons-nous ? pour qui et pour quoi dois-je sortir de la tranchée ? Parfois, il vaut mieux rire que répondre réellement à ces questions ou à d’autres, parce qu’il n’y a pas d’alternative. Ainsi, jeune séminariste, Jacob Kaplan, futur grand rabbin de France, riait souvent pendant les cours au point qu’un de ses professeurs lui dit, peu de temps avant son incorporation en 1914 : « Vous ne rirez plus au front ! » Un jour, au front, Kaplan se fait photographier et s’aperçoit qu’il rit sur le cliché. Il l’envoie à son professeur en ajoutant, potache, au stylo : « Et il rit toujours ! » C’est très certainement ce que vivent les soldats au front, quel que soit le théâtre d’opérations. Entre la préparation au combat, l’adrénaline de l’affrontement et l’attente ou le repos, il y a le rire qui projette dans le futur, ce futur entouré des siens, ce futur qui a vaincu la mort. L’écho du verset des Proverbes : « Il sourit au jour à venir » (xxxi, 25).
Le Talmud rapporte que lorsque rabbi Akiba et d’autres rabbins arrivèrent à Jérusalem devant le Temple détruit, ils virent un renard sortir de son terrier à l’endroit précis du Saint des Saints. Tous pleurèrent devant une telle désolation sauf rabbi Akiba qui, lui, se mit à rire. Ses compagnons pensèrent qu’il avait perdu la raison, mais il leur expliqua que la scène à laquelle ils venaient d’assister était la réalisation d’un verset biblique qui prophétisait qu’un renard sortirait du Temple, et que donc, avec la même précision, les versets de consolation et de rédemption s’accompliront. Il riait donc d’espérance et de foi. Et puis que faire d’autre ? Le rire est une thérapie devant toutes les vicissitudes de l’histoire.
Mais il n’y a de véritable humour juif que si se déploie une morale, une leçon, à la suite de la blague ou du jeu de mots. Une morale qui se doit d’être une ouverture. La situation décrite importe peu, car le schéma est toujours le même : une personne dans une situation catastrophique et inextricable reprend la situation en main en faisant un bon mot, c’est-à-dire en ayant le dernier mot. Cet humour des faibles et des bafoués, parfois si joliment qualifié de « politesse du désespoir », propose de rire pour ne pas être obligé de pleurer. C’est le titre d’une très belle chanson de Frédéric Zeitoun pour qui « la politesse du désespoir /c’est mettre du swing dans son cafard /en rire à défaut d’en pleurer /quand la vie danse à cloche pied ».
En conclusion, voici un exemple d’humour juif et de morale à en tirer. Il était une fois un rabbin très vieux et très sage qui, parvenu au terme de sa vie, fit venir autour de son lit d’agonie ses disciples et leur dit : « La vie est une flèche. » Et il les charge de réfléchir à cette sentence, d’en chercher la portée et le sens. Les jeunes disciples se concertent, tentent de trouver une explication à cette affirmation et, désorientés, décident de se rendre à l’étranger auprès de rabbins très savants pour recueillir leur avis. Ceux-ci se plongent dans l’étude et la méditation et, au bout de quelques jours, annoncent solennellement qu’ils sont parvenus à la conclusion que « la vie n’est pas une flèche ». Les disciples retournent alors au chevet du mourant et lui font part de la conclusion de ses éminents collègues. Le vieil homme écoute, se recueille et, dans un dernier souffle souriant, affirme : « Oui, on peut aussi le dire ainsi : la vie n’est pas une flèche. »
Que nous enseigne cette parabole ? D’évidence, la nécessité de l’étude, de la réflexion et du doute, c’est-à-dire la remise en cause incessante et infatigable de nos connaissances et de nos certitudes. Ces dernières sont le siège des extrémismes, des excès, de l’absence d’ouverture à l’autre. Douter, au contraire, amène à envisager tous les possibles, à prendre en considération les différences, donc à être en mesure de les admettre et de concevoir la relativité de toute vérité. L’humour juif, c’est de la dérision dans un monde trop sérieux pour être honnête.