Le premier ingénieur général maritime de l’histoire, appelé Noé, est convoqué par Dieu qui lui dit : « Je vais détruire le monde. Il faut que tu construises un bateau dans lequel tu entreras toi avec tes garçons, ta femme avec leurs femmes », sous-entendu : pendant le temps du Déluge, n’ayez pas de vie commune. Noé respecte cela. Après le Déluge, la colombe revient avec le rameau d’olivier et là, Dieu dit à Noé : « Sors. » Et il précise : « Toi et ta femme, tes fils et leurs femmes » ; sous-entendu : reprenez la vie commune. Or Noé sort avec ses fils et sa femme avec les femmes de ses fils. Ils n’ont pas envie de reprendre cette vie commune. Moi, je traduis plutôt : ils ont peur ; ils ont vu le monde détruit, l’humanité réduite à néant et leur seule angoisse est de refaire une humanité qui risquerait de subir la même chose. On a pu observer le même type de réaction après la Seconde Guerre mondiale chez certains rescapés qui ont décidé de ne pas avoir d’enfants parce qu’ils ne voulaient pas risquer que ceux-ci subissent ce qu’ils avaient subi. Dieu dit alors à Noé : « Croissez et multipliez. » C’est explicite, mais Noé ne comprend pas plus. Alors Dieu insiste. Et là, Noé, toujours selon ma théorie clinique, sombre dans des addictions : il plante une vigne et se saoule. Autrement dit, il fuit cette responsabilité de repeupler le monde et se cache derrière son impossibilité de faire. Il est incapable de comprendre ce qui s’est passé et de l’insérer dans une histoire.
Même chose avec Caïn, qui se revoit faire quelque chose d’inadmissible : tuer son frère. « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn » : l’œil, c’est sa capacité à visualiser qu’il a tué 25 % de l’humanité. C’est un traumatisme dont personne ne peut se sortir seul. Et la Bible dit : « Quiconque rencontrera Caïn, il le lui racontera. » Car la seule façon que Caïn ait de se sortir de cette impossibilité d’assumer son geste, c’est de le raconter, c’est-à-dire, à mon avis, d’essayer de donner une signification à cet acte insensé, de l’insérer dans une histoire. Il ne s’agit pas d’arranger notre histoire, mais plutôt de l’insérer dans une perspective. « Le matin tu te diras : “Qui me donnera un soir ?” Et le soir tu te diras : “Qui me donnera un matin ?” », affirme le Deutéronome. Le drame humain est de ne plus avoir de perspective, de ne plus arriver à voir ce qui arrivera plus tard. J’ai ainsi toujours considéré qu’avoir un carnet de rendez-vous rempli six mois à l’avance était un signe d’orgueil insupportable, comme si nous étions certains d’être présents dans six mois… ou dans deux jours. Le psaume 68 dit : « Source de bénédiction sois-tu Seigneur, jour après jour. » Peut-être parce que notre réelle capacité de projection dans le temps n’est que d’un jour. Au moins un jour, nous arrivons à le visualiser ; celui qui ne parvient pas à s’insérer dans une histoire qui va plus loin que vingt-quatre heures ne peut se comprendre au milieu des autres. Pour ce faire, il a besoin de projection, d’aller un peu plus loin. Cette idée est essentielle parce que quand on revient du combat, on laisse des choses sur le terrain, des idées, des idéaux, des rêves… On peut aussi avoir survalorisé le moment vécu. Nos soldats ont ainsi tendance à considérer que la seule vraie armée est celle qui est engagée en opérations extérieures. Là-bas, en Afghanistan par exemple, ils sont des héros et quand ils reviennent, ils ne sont plus rien. Ils doivent accepter l’idée d’être moins que ce qu’ils ont été. C’est dur à accepter moralement.
C’est pour cela que le débriefing est une nécessité. Or nous constatons que dès leur retour, les soldats partent en permission puis le boulot normal reprend. Ils ne racontent pas ce temps de vie alors qu’il est indispensable de le faire. Raconter, c’est la seule façon d’insérer ce passage, ce moment, ce temps, dans une histoire plus longue, de transformer ce qui était une épreuve en expérience. Les Juifs ont vécu un épisode terrifiant qui est l’esclavage en Égypte. Les chrétiens l’ont vécu eux aussi, puisqu’ils s’inscrivent dans la même histoire ; la seule différence, c’est que nous, dans le judaïsme, on ne veut pas l’oublier. Alors, tous les ans, à Pâques, on ressort d’Égypte, c’est-à-dire qu’on se re-raconte l’histoire dans un temps qu’on appelle en hébreu la « Hagada », qui veut dire littéralement le « racontage ». C’est le sens profond d’un verset de la Bible : « Tu raconteras à ton fils et aux enfants de tes enfants. » Car il faut raconter pour dire comment on a dépassé ce moment, comment nous avons transcendé ce qui pourrait être un traumatisme incroyable, définitif. Nous en sommes sortis comme Job. L’histoire de Job, ce n’est pas une horreur mais une horreur dominée, car il y a de l’espérance. Et c’est exactement ce qu’il nous faut faire pour nos militaires qui rentrent. Il faut insérer celui qui revient dans l’espérance pour que son retour soit un nouveau départ, quelque chose qu’on nomme une perspective.
Un verset de la fin du Deutéronome est extraordinaire : « Béni sois-tu quand tu viens et béni sois-tu quand tu sors. » La logique aurait voulu que le verset soit : « Béni sois-tu quand tu sors et béni sois-tu quand tu viens. » Mais non, c’est « béni sois-tu quand tu viens » parce qu’on vient toujours de quelque part. On est dans l’insertion d’un long continuum du temps. On vient toujours de quelque part et après, seulement, on part. On le voit dans les aéroports, les gens quittent toujours une histoire pour aller vers une autre histoire, heureuse ou moins heureuse, en tout cas il y a toujours ce temps où on va vers quelque chose. Je crois que c’est important d’insérer le temps, même un temps de souffrance, dans la construction d’une espérance. Ce n’est que comme cela que l’on peut donner du sens, construire du sens. Cela se fait aussi par la reconnaissance. Pour le militaire, la reconnaissance, ce sont aussi les décorations. C’est un sujet essentiel. Par l’attribution d’une décoration, l’institution et la nation reconnaissent que ce que ce soldat a accompli, même si c’était son devoir, il l’a bien fait, il a risqué beaucoup, a subi beaucoup. Il s’agit de donner du sens à ce qu’il a fait car il l’a fait pour nous et en notre nom.
Je voudrais conclure en citant simplement deux versets, car, pour moi, tout le livre de la Bible explique que l’homme peut souffrir mais qu’il doit utiliser cette souffrance pour acquérir de l’expérience afin de pouvoir dominer une autre épreuve. Un homme n’est en effet lui-même que lorsqu’il est capable de surmonter les épreuves qui lui montrent qu’il est à la hauteur des espérances de Dieu. Premier verset, dans la Genèse : « Voici l’historicité de l’homme, voici le livre de l’histoire de l’homme. » Il s’agit de ne pas se prendre soi-même pour le livre, de savoir que nous n’en sommes qu’une page et que nous avons la responsabilité d’ouvrir la page suivante. Second verset : « Souviens-toi, n’oublie pas. » Pourquoi cette répétition ? Sans doute parce que se souvenir, c’est se rappeler ce qu’on a fait, alors que ne pas oublier, c’est tenir compte dans nos actions de ce qu’on a emmagasiné comme expérience. Je crois que l’arrivée et le départ, le retour pour le départ, c’est cela, c’est construire un temps nouveau auquel nous ne sommes pas habitués, tout simplement parce que nous sommes bercés par le mythe de l’Iliade et l’Odyssée, où le retour était le but ultime alors qu’en réalité, le retour n’est que le début d’une nouvelle histoire.