N°6 | Le moral et la dynamique de l’action – I

Haïm Korsia

Se perdre pour savoir

Peut-on prendre ce qui ne nous appartient pas ? Si la réponse commune est négative, elle se complique dès lors que nous reposons la même question en faisant référence au suicide. Dans une vision religieuse du monde, c’est Dieu qui donne la vie, ou plutôt qui la prête à l’homme, et décide quand il veut la lui reprendre. Nous n’en sommes pas propriétaire, tout juste dépositaire. Bien entendu, cet argument tombe pour quelqu’un qui ne croit pas en Dieu et n’a donc pas à rendre sa vie qui lui appartient en tout. Mais même chez les athées, il y a un refus du suicide qui par-delà les drames personnels ou les interrogations profondes qu’il soulève, pose la question de l’interaction entre le destin individuel et la vocation générale du groupe humain. Il est cependant considéré par certains comme l’ultime expression de la liberté individuelle, puisqu’il donne les pleins pouvoirs sur la durée de sa vie.

Au sein des forces armées, cette question est très présente et les grands chefs rappellent régulièrement combien il est fondamental d’être à l’écoute des faiblesses, ponctuelles ou structurelles, de ceux qui nous entourent. Certes, les militaires sont par définition dans la tranche d’âge la plus exposée au risque de suicide, mais pourquoi une telle attention du commandement ?

Avant même de nous pencher sur les particularités du suicide dans le monde militaire, posons des repères sur cette question de manière plus large.

La Bible est l’histoire de l’homme, de tous les hommes et de toutes les femmes, de toutes les époques, et nous y trouvons, si ce n’est le souffle divin, ce qui dépend de la foi libre de chacun, tout au moins une espérance profonde et la connaissance large des méandres de l’âme humaine. Or la question du suicide y est peu présente. La première allusion est un verset de la Genèse qui dit : « Pour ce qui est de votre sang, Je le réclamerai » (Gen ix, 5). Le sens littéral est que Dieu ne laissera pas impuni un meurtre, mais les commentateurs y voient l’appel de Dieu à nous rendre comptable de notre propre sang que nous aurions versé.

Toutefois, quatre personnages bibliques vont avoir recours au suicide. Samson est le plus connu, lui qui tirait sa force de ses cheveux et dont les ruses et le charme de Dalila le livrèrent aux Philistins. Attaché aux colonnes de leur temple, il implore Dieu de retrouver sa force et il brise les piliers du bâtiment qui s’écroule sur ses ennemis… et sur lui. C’est un suicide qui n’est pas voulu comme tel, mais plutôt le prix à payer pour gagner contre l’ennemi.

Le roi Saül se suicide avec son aide de camp de façon plus claire. Il ne veut pas être pris vivant par les Philistins et demande à son assistant de le tuer, mais ce dernier refuse car il ne veut pas porter la main sur l’oint de Dieu. Alors Saül se laisse tomber sur son épée, et ce geste est tellement incroyable que des commentateurs vont affirmer qu’en fait il n’était que gravement blessé, et c’est un Amalécite qui va l’achever. L’aide de camp se suicide.

Dans ce cas également, ce n’est pas vraiment un suicide comme ceux que nous connaissons de nos jours, mais plutôt une mesure de protection, car la cruauté de ses ennemis garantissait une mort atroce et symbolique au roi Saül.

Enfin le dernier cas mentionné est celui d’Akhitofel qui donna à Absalon des conseils pour se saisir de David. Son plan échoua et Akhitofel rentra chez lui, mit de l’ordre dans ses affaires, se pendit, et selon la fin du verset, « il fut enterré dans le tombeau de ses pères ».

Mais là encore, malgré les apparences, les commentateurs affirment que son geste doit être compris car il ne voulait pas être tué par David. En effet, celui qui est mis à mort par le roi ne peut ni transmettre ses biens à ses enfants, ni être enterré avec ses pères, et Akhitofel voulait les deux choses. Ce n’est donc pas un suicide, mais plutôt une mort de préservation de l’héritage et de l’honneur.

Ce refus du suicide, même lorsqu’il a lieu, va plus loin encore. Si en hébreu moderne le verbe suicider existe, léitabed, ce n’est en fait qu’une contraction d’une périphrase qui recouvre la réalité du suicide, concept pour lequel il n’y a pas de mot précis d’origine biblique : méabed et atsmo lada’at, « se perdre soi même pour savoir ». Et voila peut être la définition la plus juste de ce geste qui a toujours plusieurs motivations, qu’on condamne mais qu’on comprend.

Dans Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus annonce qu’« il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». Faisant le constat de l’absurdité du monde, il envisage le suicide comme une solution logique à l’absence apparente de sens de nos vies. Mais il sort de cette logique avec sa théorie de la philosophie de l’action, aboutissant à la conclusion que l’homme peut donner du sens à son existence à travers l’action qui nous pousse non pas à résoudre l’absurde mais à l’affronter par la révolte. Son interprétation de la pulsion suicidaire survient lorsqu’on a perdu la possibilité d’agir en toute liberté ou tout au moins perdu de vue cette possibilité. Et que l’on veut donc savoir ce qu’il y a derrière le rideau de la vie et des apparences, ce qui est assez proche de la version hébraïque du mot suicide.

Un peu plus tôt, Durkheim voulait établir que le suicide était bien un fait social, une tendance collective qui dépend donc surtout de l’état de la société, et concerne plus la sociologie que la médecine. Mais il ajoutait à sa typologie la notion de neurasthénie ou aujourd’hui de la mélancolie, qu’il connaissait bien puisqu’il se considérait lui-même comme un neurasthénique, ce qui permet de comprendre la position peu critique et même empathique qu’il adopte envers cette forme de dépression.

Cependant, une des grandes idées de Durkheim reste liée à la complexité des motivations d’un suicide, c’est-à-dire à la multiplicité des facteurs et à la faculté que nous avons de rendre raisonnable et logique, un acte qui ne l’est pas. Il dit :

« Les délibérations humaines, telles que les atteint la conscience réfléchie, ne sont souvent que de pure forme et n’ont d’autre objet que de corroborer une résolution déjà prise pour des raisons que la conscience ne connaît pas. »

La victime sait qu’il est en train de se tuer, mais ne sait pas exactement pourquoi, ou tout au moins se trompe sur sa véritable motivation.

Lors d’une étude que je réalisais sur les motivations d’acquisition des véhicules bas de gamme, les interviewés justifiaient leur achat par beaucoup de raisons toutes très logiques (rationalité des déplacements, besoins simples de « quatre roues et un volant », deuxième voiture, risque pour les voitures chères, etc.), qu’ils construisaient a posteriori. Mais après de très longs entretiens, ils aboutissaient au fait que ces véhicules étaient… moins onéreux et qu’ils ne disposaient pas des fonds nécessaires pour acheter un modèle d’une gamme supérieure.

Il en est de même pour le suicide où, à un moment, la décision est prise sans raison évidente, puis il y a un temps de construction de la motivation. Mais quels que soient les motifs immédiats, il n’y a qu’un seul et même suicide : le suicide du désespoir. Et il n’y a donc qu’une seule thérapie : redonner de l’espoir par l’intégration sociale.

Le lien social est primordial pour le retour de celui qui a une tendance suicidaire dans le monde de ceux qui espèrent, le monde des vivants, mais pas n’importe quel lien social. Ce doit être un lien qui accepte celui qui souffre avec ses faiblesses. Or, notre société n’aime pas les failles et les faiblesses, et accepte encore moins ceux qui ne sont pas dans le moule de la norme. Il est donc paradoxal que la maladie provient de la société et de son manque de capacité d’accueil de certains, et que la thérapie passe par la même société. C’est ce que définissait Durkheim :

« Le suicide n’apparaît guère qu’avec la civilisation. Du moins, le seul qu’on observe dans les sociétés inférieures […] est un acte non de désespoir, mais d’abnégation […] le vrai suicide, le suicide triste, est à l’état endémique chez les peuples civilisés. »

C’est une faiblesse de nos sociétés contemporaines, celles qui veulent aller vite, que de laisser les uns ou les autres en dehors du mouvement. Pour certains, ce serait presque une réplique de la théorie de l’évolution avec son corollaire de la possibilité pour les plus forts seuls de poursuivre l’aventure humaine par une sorte de sélection naturelle des meilleurs, puisqu’on entend souvent, après un suicide, ce qui se veut une épitaphe d’un homme, mais qui est en fait l’oraison funèbre de notre monde : « il ne trouvait plus sa place dans la société ». Nous développons un modèle social où il n’existe que deux types d’humanité : l’homme sous influence et l’homme sous contrôle. Sortir de là, implique un risque que d’aucuns, encore une fois, assument mieux que d’autres.

Multifactoriel et si intime qu’il ne peut se trouver expliqué par des seules statistiques, le suicide porte en lui d’immenses questions existentielles comme le divorce, le chômage, la pauvreté, la souffrance physique, le deuil d’un être aimé, ou tout simplement l’incompréhension ou pire, le sentiment de n’être pas compris des autres et surtout de nos proches. Ce ne sont là que des maux de société, des maux du lien ou de la rupture.

Les hommes se construisent en se séparant comme l’affirme la Genèse : « C’est pourquoi un homme quittera son père et sa mère, il s’unira à sa femme et ils formeront une seule chair. » Un couple est une union et ne peut se concevoir qu’après une séparation d’avec les parents. Mais se séparer implique de se retrouver par la suite dans une autre solidarité. Chaque période de choix est une petite période de deuil, soit pour dire adieu à une histoire, à un moment, à l’adolescence, à un lieu… Et certains affrontent mieux que d’autres ces instants de rupture, ces entre-deux. Pensons à la panique de ces chercheurs d’emploi qui doivent camoufler les temps de chômage sur leur cv comme s’il était impensable qu’il y ait une discontinuité dans notre trajectoire parfaite.

Souvent, la personne est détruite au quotidien par sa vision sans avenir, entre un monde qu’elle a quitté et un monde qu’elle n’a pas encore pu intégrer et ne cherche pas à mourir, mais à cesser de souffrir. Le suicide n’est rien d’autre qu’une sorte de morphine morale… mais définitive. D’ailleurs, souvent les proches témoignent d’un mieux être les derniers jours précédant le suicide, et c’est normal.

D’abord l’obsession du suicide, puis comment, où et enfin, quand. Lorsque la personne a déterminé le moment de sa fin, elle va mieux, car elle passe d’une souffrance en cdi à une douleur à durée déterminée, or nous sommes face à une seule question fondamentale, celle que l’hébreu nous a proposée, qui est celle de ne pas savoir. Dès que l’on récupère une donnée que l’on contrôle, ou tout au moins que l’on connaît, nous redevenons un être pensant, et c’est paradoxalement le fait de savoir quand nous allons mourir qui nous replace dans le monde des vivants.

Qu’en est-il pour les militaires, et y a-t-il des spécificités les concernant qui permettraient d’anticiper des situations à risque et donc de mieux combattre le suicide ?

Pressions individuelles de plus en plus fortes, déstabilisation dans un cadre où les militaires ne peuvent plus s’appuyer sur le collectif, cadences des manœuvres et exercices, inspections à répétition, charge de travail, perte de sens évident dans un environnement de plus en plus technique, certains militaires ne savent plus ou ne comprennent plus ce que l’on attend d’eux. La Lolf1, avec sa dictature des coûts pousse à une sorte de compétition permanente sur l’argent alors que le monde militaire en était, jusqu’à présent déchargé en dehors de la haute hiérarchie.

De plus, les militaires sont surreprésentés dans la catégorie statistiquement la plus exposée, celle des hommes de 30 à 59 ans.

En effet, le suicide a diminué de 36 % depuis 1993 chez les 15-24 ans, de 18 % chez les plus de 60 ans, mais il a augmenté chez les 30-59 ans. Le côté insupportable du suicide des jeunes et des adolescents occulte cette terrible réalité des chiffres.

Même chez ceux qui condamnent le suicide, les esprits les plus pieux comme les plus rationnels, il y a la tentation du geste. Lors d’un sondage réalisé sur les personnes âgées de 18 ans et plus en France, il apparaît que 13 % d’entre elles ont répondu par l’affirmative à la question : « Vous-même, avez-vous déjà envisagé sérieusement de vous suicider ? » La tentation existe donc, et probablement plus fréquente en simple attraction.

La Bible ne dit pas autre chose : « Je place devant toi la vie et la mort, et tu choisiras la vie. » Ce qui laisse supposer qu’il y a un effort à faire pour choisir la vie.

Fort heureusement, cette tentation de la mort, du suicide, ne reste qu’une option immédiatement écartée, mais qui nous semble être une des solutions possibles, soit à notre problème du moment, soit à notre besoin de voir les autres savoir. Savoir que par le témoignage de ce geste ultime, absolu, nous étions dans le vrai, ou seul, ou rejeté. C’est le temps, la possibilité d’expliquer, d’amender, de se repentir, diraient les religieux, qui nous offre une nouvelle perspective.

Mais qu’en est-il d’un monde où le repentir est impossible puisque tout reste gravé sur les disques durs, tout nous écrase et rien ne s’oublie ?

C’est l’une des caractéristiques du monde militaire où notre dossier nous suit à la trace, nous regarde comme l’œil de Caïn.

Si pour Freud la libido est le moteur humain, pour Adler, l’idée de responsabilité est centrale. Ainsi, pour lui, « la névrose est une ruse de l’individu pour échapper à ses obligations envers la communauté ».

Dans le monde militaire encore pétri, fort heureusement, du sens de la responsabilité, ce concept sous-tend très souvent la perception du suicide et, de manière générale, de tout ce qui est psychiatrique. Beaucoup font du Adler sans le savoir, car inconsciemment, ils culpabilisent la victime en supposant qu’elle n’est pas capable d’assumer sa responsabilité. Et ceci n’exclut pas une véritable empathie avec la personne.

L’armée évolue, fort heureusement, et modèle la société par les valeurs qu’elle défend, tout en étant elle-même modelée par la société dans laquelle elle s’épanouit. En effet, notre armée n’est pas un corps hors de la société, mais bien un élément de la société, constitué de citoyens qui sont des agents de la cité comme les autres… Avec juste un peu plus de devoirs que les autres. Or, si l’armée avait par le passé banni la réflexion individuelle pour valoriser l’ordre reçu et la discipline d’exécution, l’armée moderne encourage, du moins dans le discours, l’initiative et la prise de responsabilité individuelle. Si nos soldats doivent porter sur eux les « Dix commandements des militaires en opération extérieure », avec les rappels à l’éthique individuelle et la responsabilité personnelle, c’est qu’ils sont clairement responsables de ce qu’ils font, et c’est heureux, mais surtout, qu’on présuppose qu’ils sont capables et aptes à prendre des décisions justes. Or le suicide peut parfois être compris comme une pathologie de la décision.

Ceux qui se suicident se trouvent devant l’impossibilité ou la grande difficulté d’évaluer les risques et les avantages de plusieurs décisions possibles.

Que ce soit avec la réelle intention de mourir ou pour alerter l’entourage, que ce soit pour des conflits familiaux, des soucis d’argent, une difficulté dans son couple, une pression insupportable au travail, un harcèlement, un dégoût de la vie, la mort d’un proche, tous ces problèmes existentiels de la vie prennent une telle place, causent une telle souffrance qu’il n’y a plus d’autre horizon et d’autre réponse que le suicide. Cependant, suffisent-ils à expliquer un geste d’une telle gravité, et n’y aurait-il pas une raison plus physique qui aurait l’avantage de dédouaner la société et les proches de toute responsabilité ?

Récemment, le Comité national consultatif d’éthique a été saisi d’une demande concernant une autopsie du cerveau pour les suicidés afin de vérifier, selon l’hypothèse de l’étude, s’il n’y avait pas une altération quelconque ou un trouble mécanique qui expliquerait l’inexplicable.

Mais si ceux qui passent à l’acte sont souvent dans une grande souffrance psychiatrique, que ce soit une dépression lourde, des problèmes d’addiction, ou des pathologies avérées, fort heureusement, la majorité de ceux qui souffrent de ces maux ne se suicident pas.

Et trouver une donnée physique qui expliquerait le suicide serait une façon d’exonérer l’ensemble de la société de sa responsabilité. Mais les deux thèses peuvent sans doute coexister sans que l’une exclue l’autre.

Bien entendu, la pression d’une situation et le stress inhérent à certains emplois, en particulier ceux liés au risque d’être tué ou de tuer, peuvent révéler une fracture jusque là cachée, une fêlure que l’on pouvait maîtriser en temps normal, mais qui dans cette situation nouvelle, ne peut plus être dominée.

C’est le cas en particulier des militaires, qui, de plus, disposent souvent en opération d’une arme, ce qui réduit le délai entre la fulgurance de la tentation et le passage à l’acte, diminuant d’autant la période qui aurait pu sauver en poussant à appréhender clairement les conséquences du geste.

Les suicides ainsi que les tentatives sont très étroitement surveillés dans les armées. Les derniers chiffres dont nous disposons sont ceux de 2001 à 2005.

Entre 2001 et 2005, les armées ont subi 332 suicides et environ trois fois plus de tentatives. Sur ce chiffre, les hommes en représentent 94,9 % et ils se suicident, rapporté au nombre d’hommes dans les armées, deux fois plus que les femmes (20,8 pour 100 000 contre 10,1 pour 100 000). 44,9 % utilisent une arme à feu, en particulier dans la gendarmerie, ce qui est logique puisque les gendarmes disposent toujours et de façon immédiate de leur arme de service. Notons que pour l’année 2005, 66 % de ceux qui utilisent une arme le font avec leur arme de service. La pendaison vient juste après avec 39,7 % alors que dans l’armée de l’air elle est la première façon de se suicider avec 65,9 %.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les suicides ont lieu en métropole et très peu en opération extérieure.

L’âge moyen des sujets au moment de l’autolyse était de 35,5 ans, avec le plus jeune qui avait 17 et demi et le plus âgé 58 ans. J’utilise à dessein le terme d’autolyse, car c’est celui qui est employé dans les messages d’information de l’armée de l’air, comme si ce mot était moins choquant que le mot suicide. Il est vrai que c’est un procédé classique que de trouver une périphrase ou même un mot abscons lorsqu’une réalité nous fait peur. Cette terminologie fait partie du déni inconscient à l’endroit du suicide.

Comme pour l’ensemble de la population, on constate une augmentation des suicides de 20-24 ans jusqu’à l’âge de 40-44 ans.

Les ratios de suicide pour 100 000 personnes sont respectivement entre 2001 et 20052 :

Gendarmerie : 27,1

Terre : 19,7

Air : 14,1

Mer : 13,2

(à rapprocher du ratio de la population civile d’environ 19 pour 100 000).

Les premiers chiffres de 2006 montrent une diminution certaine des chiffres, en particulier dans l’armée de terre, ce qui indique une véritable prise de la mesure du problème par la hiérarchie et l’intégration de l’idée apparemment simpliste mais essentielle en l’occurrence : le suicide n’est pas une fatalité.

C’est bien la gendarmerie où le risque est le plus grand, et à cela, par-delà la raison évidente de la présence de l’arme, il y a le fait que les gendarmes sont toujours en opération, et le stress lié à cette situation est évident.

Pour l’aviation et la marine, la passion est un moteur puissant qui éclipse probablement les désillusions que les militaires peuvent connaître.

Les suicides ne sont pas répartis de façon égale entre les jours de la semaine. En effet, 20,2 % ont lieu le lundi et 16,9 % le mardi, soit au retour des moments en famille, en particulier avec l’augmentation des situations de célibat géographique.

59 suicides ont eu lieu sur le site militaire même, soit 17,8 %, ce qui est une façon évidente d’adresser un message d’alerte à l’entité militaire.

61 % des victimes de suicide déclaraient éprouver des difficultés affectives, 61,4 % avaient des difficultés sociales ou familiales et 15,5 % des difficultés d’adaptation au milieu militaire. Ce dernier chiffre recouvre à peu près le nombre de ceux qui se suicident sur site militaire.

Notons que pour les tentatives de suicides, les facteurs de risque habituels sont retrouvés, soit 74,6 % qui souffrent de difficultés affectives, 71,3 % de problèmes sociaux ou familiaux et 39,3 % qui ne peuvent s’adapter au milieu militaire.

Pourtant, par-delà la prise de conscience du haut commandement, comme en témoigne, par exemple, la directive de l’actuel chef d’état-major de l’armée de l’air très peu de temps après sa prise de fonction appelant chacun à être attentif à la fragilité et à la souffrance de son voisin, les militaires bénéficient d’un service médical de grande proximité et d’une cohésion légendaire.

Ils développent de plus un entraînement à la discipline personnelle et de groupe, et l’idée du suicide est très clairement contre l’individu et contre la collectivité.

Mais parallèlement, le monde militaire, avec toute la palette des nuances d’une armée à l’autre et d’une unité à l’autre, produit de l’agressivité et même entraîne les gens à cela. Le fait de savoir donner la mort, d’apprendre à la donner et d’avoir forcément déjà imaginé sa propre mort de façon précise, sans oublier la disponibilité de l’arme dont nous avons déjà parlé, sont des facteurs pouvant précipiter une décision. Mais le facteur vraiment déclenchant, celui qui est spécifiquement militaire est l’importance de la réprimande, de la notation et plus largement de la disgrâce dans le monde militaire. Ce qu’à l’époque on nommait la « note de gueule », qui est aléatoire et relativement imprévisible et porte toutes les suspicions de l’arbitraire. En fait, dans aucun autre milieu, la notation est aussi déterminante. Les nouvelles directives en la matière tendent à plus d’objectivité, avec des items très précis à évaluer, mais noter reste une grande source de confrontation et une véritable responsabilité du commandement. Celui qui a été mal noté alors qu’il était en pointe, celui qui se compare à ses camarades de promotion, celui qui veut à tout prix réussir mais qui ne peut pas suivre le rythme d’un monde en évolution alors qu’il était, il y a peu, l’archétype de la stabilité, celui qui n’accepte plus d’être juste lui-même n’a plus beaucoup de choix et le suicide, avec son image d’honneur sauvegardé, surtout dans un milieu où le samouraï combattant avec son sens de l’honneur allant jusqu’au seppuku lorsqu’il ne peut plus accomplir son devoir est idéalisé, apparaît alors comme une possibilité.

Notre société « psychiatrise » tout à outrance, y compris le champ militaire, mais consulter un psy dans les armées reste l’antichambre de l’inaptitude, le fameux P4. Il importe de rendre le recours à un psy comme un acte aussi banal que consulter pour une grippe, ou presque. Il faut que cette consultation ne soit pas vécue comme un signe de faiblesse, mais comme une preuve d’humilité et d’efficacité. Ce n’est plus le risque d’être déclaré inapte qui doit hanter ceux qui perçoivent une fêlure et osent solliciter une aide, pour eux ou pour un proche, mais la certitude que cette consultation devienne un geste élémentaire, comme la visite médicale systématique annuelle (vsa), et ce, pour le succès des armes de la France.

Une dame me raconta un jour combien son désir de mourir était puissant lorsqu’elle perdit son mari. 28 ans après, elle revivait cette souffrance même si depuis elle avait reconstruit sa vie. Rétroactivement, la solution de la vie est évidente, mais sur le moment, le choix du suicide lui semblait être la solution qui offrait un avantage immédiat, l’arrêt de la souffrance ou du doute, même si elle obérait définitivement le long terme. Cette incapacité d’imaginer un avenir au-delà de l’instant de souffrance immédiat, cette réduction du champ de l’âme, de la claire conscience de notre possibilité profondément humaine de nous relever, est un passage obligé dans l’acte suicidaire. Devant de nombreuses options, celui qui voudra se suicider ne va en retenir qu’une, celle qui ne sera pas un choix raisonné, mais la plus radicale car la plus simple pour nous mener au temps du savoir.

Peut-on réduire le risque suicidaire, et en particulier dans les armées où il devient un problème réel de commandement ? tre vulnérable ne condamne pas à une fin tragique sans espoir de réussir à changer notre destin. Un entourage très présent, la qualité affective de nos proches, l’amour que l’on reçoit ou que l’on donne sont des facteurs qui peuvent changer notre histoire car ils peuvent réduire nos fêlures originelles ou celles survenues au cours de notre vie.

De nombreuses variables sont capables de modifier notre fragilité ontologique et depuis les travaux de Boris Cyrulnik, nous savons que notre capacité à rebondir après un échec est un pas immense, mais pas toujours suffisant, vers une reconstruction de nous-même. La résilience impose tout de même de faire quelques ajustements dans notre façon de vivre en lien avec les autres, proches ou lointains.

La capacité à prendre des décisions, le contrôle de nos émotions, la tendance à l’agressivité ou à l’impulsivité, le désir de ne pas être seul, le désir de désirer sont les prémices de l’éloignement d’une zone de danger suicidaire.

Mais peu de réactions sont possibles sur une grande échelle, puisque chaque situation est totalement unique, chaque histoire est l’histoire exclusive d’une personne et de ses propres failles.

Sans nier la réalité de certaines données d’ordre physiologiques, le contexte social influe fortement sur les taux de suicide. Mieux, le lien social est déterminant dans la façon dont nous muselons puis rejetons ces idées suicidaires.

Il y a environ 12 000 suicides par an en France, soit 8 800 hommes pour 3 200 femmes, et 164 000 tentatives de suicide, ce qui place la France au deuxième rang national des suicidés entre la Russie et le Japon3.

Il y a des groupes potentiellement plus vulnérables que d’autres, puisque les tentatives de suicide sont plus fréquentes chez les jeunes femmes, tandis que les hommes de plus de 40 ans réussissent leur suicide. Les employés se suicident deux fois plus que les cadres, et les agriculteurs plus que les professionnels du tertiaire. Le chômage est un facteur aggravant. Un quart des suicidés sont veufs, 20 % sont divorcés, ce qui fait 45 % de personnes seules alors qu’elles ne l’ont pas toujours été, et 10 % sont mariées. C’est bien la structure de la société qui semble en cause.

C’est ce qu’affirmait Émile Durkheim lorsqu’il démontrait l’origine sociale du suicide et mettait l’accent sur le rôle central de la famille et de l’environnement comme rempart contre le suicide. Nous retrouvons cette idée dans les études qui pointent le stress brutal d’une situation difficile, professionnelle ou familiale. Dans des situations où alternent les phases d’action et de découragement, d’agression et de violence subie, comme l’armée, la police ou le corps enseignant, mais également la prison et son monde qui n’obéit plus à la logique commune sauf pour les vrais habitués, il y a plus de suicide. L’augmentation du nombre des suicides correspond d’une part à l’apparition d’une violence nouvelle dans le monde du travail, pour en trouver puis pour le conserver, et d’autre part à l’effritement du modèle familial et l’apparition de la notion d’individualisme.

Il y a un moyen simple d’inhiber les idées suicidaires en développant des idées positives qui vont aider à penser à autre chose qu’à la perspective de la mort comme seule issue à telle ou telle situation. Ce n’est pas juste une vision à la Walt Disney de la vie, mais bien une façon d’amortir les phases basses de toutes les destinées humaines. La tyrannie du bonheur absolue comme seul objectif et seul baromètre d’une vie réussie s’impose car le modèle que propose la société de consommation, celui que propage la publicité, celui que nous matraque la télé, celui qui submerge les magazines est d’une simplicité redoutable : seule une vie heureuse est une vie réussie et il faut donc à tout prix être heureux, sinon, ce n’est pas une vie. C’est le monde du bien-être comme philosophie, de la société des loisirs, de l’insouciance érigée en dogme, c’est Alice au pays des merveilles… sans avoir toujours les merveilles. Cette illusion est périlleuse, car lorsque nous sommes brusquement confrontés à la réalité de la vie, lorsque nous constatons que nous ne vivons pas que de rêves, nous devons nous préparer à des chocs d’autant plus difficiles qu’ils n’auront pas été anticipés. Lutter contre le suicide impose de tenir compte du besoin qu’a tout homme d’un lien social authentique et fort, dans les moments de bonheur comme dans les moments pénibles. Ainsi, le suicide devient le symptôme d’une fragilisation du lien social.

La socialisation est vitale pour les hommes. Le cerveau et l’esprit, l’âme ou le cœur, sont faits pour ressentir ce que ressent l’autre, dans un mécanisme d’empathie qui se développe d’autant que l’on vit dans un réseau social fort. Dans l’évolution des espèces, les individus se regroupent peu à peu pour former des clans, des pays, des tribus. Or nous sommes les premiers où c’est le phénomène inverse qui se produit, puisqu’après avoir vécu en communauté, les hommes se trouvent parfois relégués dans une existence solitaire qui est le lot de personnes âgées, de veufs, de laissés pour compte de notre société, de personnes qui ne comptent plus pour personne. Ce mot même de personne est plus qu’un sujet, c’est une définition : ils ne sont plus personne. En fait, l’intensité du lien social est, statistiquement, inversement corrélée au risque de suicide car si la victime d’un suicide est connue, dans la plupart des cas les responsables ne sont pas coupables.

La Bible nous enseigne que lorsqu’on trouve un cadavre dans les champs, sans savoir qui l’a tué, on mesure la distance avec les villes avoisinantes et les notables de celle qui est la plus proche viennent sur le lieu de sa mort, abattent une génisse, étendent leurs mains et disent « Nos mains n’ont pas versé ce sang. » C’est une façon de clamer, si ce n’est leur culpabilité, tout au moins leur responsabilité dans la mort de celui qu’ils n’ont pas raccompagné, qu’ils ont laissé à son sort, qu’ils n’ont peut-être pas accueilli, qu’ils n’ont pas nourri, bref, dont ils n’ont pas fait un frère. Lorsque Dieu interpelle Caïn qui vient d’assassiner son frère Abel en lui demandant : « Où est ton frère ? », le meurtrier répond : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Que répondons-nous d’autre lorsque nous détournons notre regard et notre pensée de ceux qui ne se sentent plus nos frères dans ce monde que nous construisons que pour les forts ?

Ces notables qui doivent apporter la génisse et dire qu’ils sont responsables, c’est nous, c’est moi.

Fort de cette réflexion, il nous faut accepter la question qui se pose à nous après chaque suicide, étant entendu que personne, à part celui qui « sonde les reins et les cœurs » ne peut dire exactement quelle était la question qui torturait celui qui s’est tué. Réduire notre pensée à un bref instant de compassion est impossible car c’est donner du corps au déni et à la réduction à des données individuelles du choix du suicide alors que cela pose une question collective. Celui qui fait ce choix nous hurle au cœur que le monde que nous bâtissons est trop égoïste, trop dur pour lui. Et notre réponse doit être : « Je suis le gardien de mon frère », je suis responsable de toi.

C’est cette attention à l’autre, à sa faiblesse ou à sa détresse, y compris dans le monde militaire que La Bible nous enseigne lorsque l’armée assemblée avant l’assaut devait entendre le passage suivant (Deut, xx, 5) :

« Les officiers diront au peuple qui est celui qui a construit une maison neuve et ne l’a pas habitée ? Qu’il retourne chez lui, de peur qu’il ne meure à la guerre et qu’un autre homme ne l’habite. »

Idem pour celui qui a planté une vigne et ne l’a pas vendangée ou celui qui s’est marié et n’a pas vécu avec son épouse. Le texte poursuit :

« Les officiers continueront à parler au peuple et diront : qui est l’homme qui a peur et a le cœur mou ? Qu’il retourne chez lui et qu’il ne fasse pas fondre le cœur de ses frères comme le sien. »

Et les commentateurs nous apprennent que le bâtisseur, le planteur ou le jeune marié ne sont là que pour ne pas humilier celui qui a peur et qui, sans eux, aurait dû sortir des rangs, seul. Ainsi, lorsqu’il rentre chez lui, chacun peut penser que c’est pour sa maison, sa vigne ou sa femme et personne n’en vient à le considérer comme un sous-homme parce qu’il n’a pas osé affronter son destin. Même s’il a peur, il reste le frère de ceux qui n’ont pas peur, mais s’il ne se sent plus leur frère, si sa peur provient du fait qu’il ne sent pas que les autres lui font confiance, alors qu’il ne combatte pas, car ce sont les autres qui se battront pour lui.

C’est à nous, à la société dans son ensemble, de nous battre pour faire toujours en sorte que ceux qui ne perçoivent pas leur place dans le monde restent nos frères et pour leur faire retrouver confiance en eux comme un écho à la confiance que la société leur accorde.

Et pour les militaires, leur faire retrouver la confiance que la société leur doit, eux qui sont les gardiens de l’espérance. 

Synthèse Haïm korsia

La tentation de la mort, du suicide, est le plus souvent la réponse à la souffrance, au désespoir. Elle n’épargne pas les militaires, victimes comme chacun de conflits familiaux, de soucis d’argent, de pression insupportable au travail, de la mort d’un proche alors qu’ils disposent d’une arme, en particulier en opération, facteur aggravant de tentation, et qu’ils sont surreprésentés dans la catégorie d’âge statistiquement la plus exposée. Mais au-delà de l’attention que porte le commandement à ces dangers, le suicide ne pose-t-il pas une question collective, celui d’un monde trop égoïste ? La seule réponse n’est-elle pas « je suis le gardien de mon frère » ?. 

Traduit en allemand et en anglais.

Sarajevo 1995 | X. Pineau
S. Majou | À l’école du moral...