N°53 | Humour

Audrey Hérisson

Kaamelott et l’art de la guerre

Le Moyen Âge inspire de plus en plus les séries télévisées1 dont la popularité témoigne de l’engouement2 du public pour cette époque élevée au rang de mythe. Ce phénomène artistique, qui marque le retour d’un Moyen Âge esthétisé, mêle les genres historique, fantasy3 et dramatique. La guerre y joue toujours un rôle central. Dans ce mouvement mondial, Kaamelott se démarque par son genre humoristique4.

Créée par Alexandre Astier, Alain Kappauf et Jean-Yves Robin en 2005, et diffusée en six saisons (ou « Livres ») jusqu’en 2009 à la télévision française, cette série de « fantasy historique » se fonde sur la légende arthurienne qu’elle cherche à rattacher à des faits historiques réels tout en lui laissant les éléments fantastiques, merveilleux ou mythiques qui lui sont propres, comme la magie et les créatures surnaturelles. Elle commence à prendre des accents dramatiques à partir du Livre iv. Les épisodes, très courts dans les premières saisons (trois minutes trente), s’allongent jusqu’à quarante minutes à compter du Livre v. Une transformation qui s’est poursuivie lors du passage du petit au grand écran avec une trilogie dont le premier volet est sorti en juillet 2021.

L’humour, qui reste au cœur de l’esthétique de Kaamelott, même dans sa version plus dramatique au cinéma, s’appuie sur deux jeux différents : l’anachronisme (dans les deux sens : du passé dans le présent et du présent dans le passé) et les clins d’œil critiques au présent ou à la façon dont notre époque conçoit le passé. La légende arthurienne est ainsi l’occasion de questionner nos mythes : dans « Saponides et détergents »5, épisode qui reprend le titre d’un chapitre de Mythologies6 de Roland Barthes, deux paysans découvrent le bain et le savon ; la scène joue sur le préjugé d’un Moyen Âge « sale » et sur celui d’un milieu rural contemporain « arriéré ». La façon d’orthographier Camelot, le château d’Arthur, avec deux « a » pour les initiales d’Alexandre Astier, mais surtout avec deux « t » incitant à prononcer la consonne finale à la façon de « camelote », une marchandise de mauvaise qualité, est le tout premier jeu de mots de la série.

Kaamelott concentre un questionnement autour de la renaissance actuelle du Moyen Âge. Pourquoi est-il si présent dans la création contemporaine ? Comment et pourquoi cette époque, et plus particulièrement le xiie siècle, considéré au xixe siècle comme une première « Renaissance » en France, retrouve-t-elle de l’attrait aujourd’hui ? Est-ce une « revenance » ou une réinvention ? Que cela dit-il de notre époque ? « Si elle s’impose comme une évidence, cette médiévalité omniprésente est aussi une réalité ambivalente et mouvante, comme l’objet qu’elle se propose de capturer, entre ombre et lumière. L’ampleur du phénomène cache des expériences diverses, hétérogènes, voire incompatibles entre elles. […] Quels que soient les partis pris retenus, une constante réunit cet ensemble : le Moyen Âge est posé comme un outil qui aide à penser le monde contemporain dans sa contradiction et sa multiplicité », écrivent Nathalie Koble et Mireille Séguy dans Passé présent. Le Moyen Âge dans les fictions contemporaines7.

Le passé continue d’habiter notre présent, mais notre présent reconfigure aussi le passé qu’il se donne. Reprenons ce questionnement à partir de Kaamelott : la référence au Moyen Âge tient essentiellement dans l’imaginaire de la chevalerie, mais l’art de la guerre présenté est réinventé, ce qui interroge notre rapport à la guerre aujourd’hui.

  • La chevalerie dans Kaamelott : une « revenance »
    de l’ère médiévale

La « revenance » est un néologisme construit sur l’idée d’un retour de quelque chose de perdu ou de mort, comme un revenant d’outre-tombe. L’ère médiévale est si lointaine qu’elle semble perdue ; les textes qui nous sont parvenus, ceux de la littérature romanesque arthurienne8 par exemple, sont écrits dans un ancien français difficile à comprendre et, plus encore, appartiennent à une culture qui nous est devenue étrangère, qui ne nous est familière que par des mythes construits au cours des derniers siècles. Ainsi, le mythe d’Arthur est-il intimement lié à l’imaginaire de la chevalerie du xiie siècle, des romans courtois.

William Blanc cite Kaamelott en exergue de son introduction « Le roi Arthur, une utopie contemporaine » à son ouvrage Le Roi Arthur, un mythe contemporain9 : « Regardez-nous, y’en a pas deux qu’ont le même âge, pas deux qui viennent du même endroit… des seigneurs, des chevaliers errants, des riches, des pauvres… Mais à la Table ronde, pour la première fois de toute l’histoire du peuple breton, nous cherchons la même chose : le Graal. C’est le Graal qui fait de nous des chevaliers, des hommes civilisés, qui nous différencie des tribus barbares. Le Graal, c’est notre union. Le Graal, c’est notre grandeur10. » Arthur, grâce à ce discours, parvient à galvaniser les chevaliers bretons qui passent leur temps à se quereller. Mais pour quelques instants seulement. Cette quête du Graal est celle d’un idéal qui rassemble autour de lui des volontés indépendantes et dispersées, d’une finalité morale qui transforme le barbare en homme civilisé. L’échec du discours rappelle qu’aujourd’hui les nations sont toujours aussi divisées et que l’homme moderne est loin d’être cet homme civilisé que le Moyen Âge nommait chevalier.

Dans l’épisode « La chevalerie », Arthur fait cours à de jeunes chevaliers ; il leur demande de définir chevalerie et chevalier, car « ce ne sont pas seulement des termes pour faire beau ». Yvain, l’adolescent lourdaud, pense que la chevalerie « c’est là où on range les chevaux » ; Gauvain, un peu plus fin mais ne comprenant pas vraiment le fond de ce qu’il dit, réplique par une formule toute faite : « Noblesse bien remisée ne trouve jamais porte close. » Arthur de leur répondre : « [La chevalerie] c’est avant tout l’abnégation, une grande qualité qui leur [aux chevaliers] permet de penser aux autres avant eux-mêmes ; les chevaliers n’agissent jamais pour eux mais dans l’intérêt des plus démunis ; ils ont une forte propension à l’empathie, et savent se mettre à la place des autres et s’approprier une part de leur souffrance ; ainsi, ils ne luttent jamais pour un concept, par routine ou même par zèle, mais pour une cause et une souffrance partagée ; c’est la raison pour laquelle ils sont incorruptibles11. »

La fonction de la chevalerie dans Kaamelott est d’incarner cet idéal courtois de courage, de bonnes manières, de moralité au service des plus démunis, historiquement attesté au travers des romans qui nous sont parvenus, et qui tranche avec notre imaginaire d’un monde médiéval barbare et cruel. À l’opposé, notre époque contemporaine se conçoit comme civilisée, morale et généreuse, mais se montre en réalité barbare et cruelle ; les adolescents qu’Arthur a en face de lui sont des jeunes contemporains, individualistes, uniquement intéressés par leur réalité quotidienne et non animés par des idéaux lointains ou par la nécessité d’assister ceux qui souffrent. Le comique à l’œuvre dans Kaamelott joue sur cette ambiguïté ; on ne sait pas à quelle époque on se situe réellement. Le discours généreux et idéaliste d’Arthur pourrait trouver un écho contemporain, mais il donne l’effet de ne pas être « entendable », comme si nous n’avions plus les repères moraux pour le comprendre. Cette chevalerie qu’il tente désespérément de faire « revenir » dans notre présent est comme un espoir, un remède aux maux d’aujourd’hui.

L’imaginaire de la chevalerie est également l’occasion de faire rire par le jeu de l’anachronisme et du burlesque. Dans « Le chevalier mystère »12, les membres de la Table ronde s’étonnent qu’un certain Provençal le Gaulois – qui n’est autre que Perceval le Gallois, qui ne parvient pas à retenir correctement son propre nom – puisse jouir d’une excellente réputation de chevalier grâce à ses faits d’armes alors que ce n’est pas leur cas ; la déception, ou le soulagement, arrive lorsqu’ils se rendent compte que cette réputation ne repose sur aucune réalité. Une critique évidente de notre monde contemporain.

La question de la crédibilité du statut est également abordée dans « L’adoubement »13 : Perceval assiste à cette cérémonie et explique à Arthur qu’il n’a jamais été adoubé ; celui-ci demande au père Blaise de vérifier dans ses registres ; les faits étant confirmés, le roi choisit d’y remédier « en catimini ». De même dans « Les volontaires ii »14, Perceval et Karadoc demandent à Merlin de les rendre crédibles militairement en leur donnant des pouvoirs magiques, et dans « Les classes de Bohort »15, Arthur charge son maître d’armes d’apprendre à celui-ci à guerroyer car il est d’une « pathétique couardise » – il est ce chevalier courtois, délicat et poète tout droit sorti des romans arthuriens, qui ne supporte pas l’insulte mais est incapable de se battre. Arthur est donc entouré de chevaliers dont ni le statut ni les compétences ne sont sûrs ; lui-même élu de Dieu puisqu’il détient Excalibur, « l’épée qui flamboie lorsqu’elle reconnaît l’exceptionnelle destinée de son porteur »16, doute de sa légitimité quand on s’aperçoit que Perceval peut, lui aussi, faire briller l’épée, et même de façon plus intense que lui. La chevalerie est alors une quête d’identité, la recherche d’un statut, d’une crédibilité, d’un idéal pour soi-même.

L’époque dans laquelle se déroule l’intrigue de Kaamelott n’est pourtant pas celle des romans courtois et chevaleresques du xiie siècle. Dans sa recherche d’un certain réalisme historique, la série situe les événements qu’elle raconte dans la seconde moitié du ve siècle sur l’île de Bretagne, dans le royaume de Logres, alors que l’Empire romain s’effondre et que le christianisme remplace les cultes païens. Arthur est un roi civilisateur qui cherche à fédérer les Bretons et les chrétiens, représentants de la chevalerie. Mais il est aussi un chef de guerre – dans « Retour de campagne »17, le viol des femmes des vaincus est perçu comme une chose normale. La société qu’il veut construire est faite de héros dirigés par des rois qui doivent distribuer les richesses gagnées pendant les guerres. Dans « L’assemblée des rois »18, ceux-ci siègent autour de la Table ronde pour discuter d’une politique « commune » en matière d’éducation, politique qu’Arthur voudrait progressiste mais sans parvenir à convaincre ; dans « L’alliance »19, on apprend qu’il est difficile de fédérer les clans car leurs chefs comprennent qu’« on y perd plus qu’on y gagne » ; dans « Le combat des chefs »20, il est question de la coutume qui veut qu’un chef de clan, par respect, provoque le roi en duel.

  • La réinvention d’un mythe guerrier

Dans l’imaginaire contemporain, il n’est pas de chevalier sans armure. Celles de Kaamelott sont d’un anachronisme assumé, ce qui permet à Astier de jouer du ridicule de ce préjugé : dans « L’éclaireur »21, Perceval refuse de quitter la sienne alors que lui est confiée une mission d’éclaireur, et se fait repérer à cause du bruit qu’il fait. Il opère de même avec l’idée que lorsque deux chevaliers se rencontrent ils doivent obligatoirement s’affronter : dans « Le tournoi »22, Arthur et Guenièvre assistent en tribune à une joute longue et ennuyeuse qu’Yvain commente à la façon des journalistes sportifs contemporains, Guenièvre sursautant à chaque coup violent. Un anachronisme là encore, car à l’époque où se situe l’histoire les lances étaient encore utilisées comme des pieux levés à bout de bras ; ce n’est que plus tard, à partir du moment où cette technique de combat a été abandonnée, que les cavaliers ont commencé à s’entraîner ensemble, en ligne, pour charger l’ennemi. Il en est de même pour l’armement : l’archéologie a montré que les tombes anglo-saxonnes du ve siècle contenaient peu d’épées ; l’armement de base était alors la lance et le bouclier. L’idée que les personnages de rang supérieur en étaient équipés est donc erronée.

Qu’en est-il de l’art de la guerre ? Lorsqu’il est question de combat, « la discipline est mère de sagesse » dit Gauvain dans « Trois cent soixante degrés »23. Apeuré en entrant dans une grotte et n’ayant pas compris la consigne de sécurité que lui a apprise Arthur (faire un tour de 360° en entrant dans un endroit pour vérifier s’il n’y a pas de danger), il se met à tourner sur lui-même jusqu’à en vomir. Il pense être discipliné en respectant la consigne à la lettre, or la discipline ne consiste pas à obéir aux ordres sans les comprendre. Dans « Codes et stratégies »24, Arthur essaie de coordonner une bataille et de faire respecter la discipline dans les troupes combattantes ; il a à sa disposition un homme qui sonne de la corne de brume et qui manipule des drapeaux noir et rouge selon un code censé être connu de tous ; pourtant les troupes ne suivent pas les ordres et se battent de façon désordonnées et, lorsque désabusé il fait sonner la retraite, personne ne se retire ; Arthur finit par quitter le champ de bataille et Léodagan se lamente : « Un chef de guerre qui ne commande plus c’est pas bon. »

Arthur est un chef de guerre qui a été éduqué dans l’armée romaine25 où il a appris l’ordre et la discipline. Il explique à Guenièvre, en colère d’avoir été mariée à un « Romain » sans le savoir, que si les Romains acceptent de laisser la Bretagne tranquille, c’est bien parce qu’il vient de chez eux et que les troupes bretonnes, indisciplinées et désobéissantes, ne feraient pas le poids face aux légions romaines. Malgré tout, il ne baisse pas les bras et s’attelle à l’invention d’un art de la guerre adapté à ses chevaliers et à ses troupes. Ainsi dans « Poltergeist »26, il tente désespérément d’apprendre à Perceval et à Karadoc le code des éclaireurs qui se parlent à distance en tapant sur des bouts de bois. Plusieurs épisodes montrent également des scènes d’enseignement à de jeunes chevaliers : dans « L’étudiant »27, Arthur lui-même fait un cours sur la catapulte, arme de la « poliorcétique » ; dans « Les suppléants »28, le maître d’armes se fait remplacer au pied levé par Perceval qui décide d’apprendre aux jeunes la « technique du rebrousse-chemin ».

Dans la série des « Unagi »29, Karadoc et Perceval sont à la recherche de nouvelles techniques de combat à mains nues, car « les armes c’est pour ceux qui se la pètent ». Ils cherchent l’inspiration dans la connaissance de soi (« au combat, il faut connaître ses points forts et ses points faibles »), puis se mettent en tête de casser des pierres à mains nues avant d’inventer une technique d’esquive qu’ils appellent « technique à l’aveugle » et qui consiste à porter son regard à 30° de l’ennemi plutôt que de le regarder en face, et enfin de chercher à se battre avec des objets présents dans l’environnement immédiat, comme avec un fenouil. L’humour de ces scènes tient dans le préjugé que les Occidentaux du Moyen Âge n’avaient pas de techniques de combat à mains nues évoluées, contrairement à ce qui était le cas en Asie, et dans le fait que si les deux chevaliers voient bien l’importance qu’il y a à développer ces techniques ils en comprennent les principes de travers. Cette référence aux arts martiaux, dont l’usage médiéval est peu documenté30, apparaît également dans « Les auditeurs libres »31, où Karadoc et Perceval observent Arthur qui s’entraîne seul en faisant des mouvements lents et amples ressemblant à ceux du tai-chi-chuan, art martial chinois.

  • Une critique contemporaine

Que dit Kaamelott de l’art de la guerre aujourd’hui et plus globalement de notre société contemporaine ? Nous avons vu que l’humour de cette série s’appuie à la fois sur le burlesque, qui combine deux situations incompatibles en une seule en mettant des éléments du passé médiéval dans une situation clairement actuelle et inversement ou en rapprochant deux cultures qui ne peuvent s’être rencontrées, mais aussi sur la critique ironique de notre société contemporaine, soit dans ses préjugés sur l’époque médiévale, soit, ce qui est le plus courant, dans son comportement actuel.

« Cette distanciation ambivalente, qui fait du Moyen Âge l’envers imaginaire de notre présent collectif et intime, rend sa représentation particulièrement complexe. Dans la production contemporaine, en particulier cinématographique, la plupart des œuvres qui travaillent à partir d’une matière médiévale simplifient la complexité de son processus de survivance pour nous : […] le Moyen Âge, exhibé pour son inactualité, n’y est plus guère contemporain que négativement ; d’autres prennent au contraire le parti de la restitution archéologique, qui donnerait à voir un Moyen Âge retrouvé : l’illusion réaliste abolit la distance et plonge l’œuvre/le destinataire dans l’oubli de son appartenance au monde d’aujourd’hui32. »

Kaamelott comprend plusieurs projets : un projet historico-
esthétique, qui cherche à réécrire le mythe arthurien en se fondant sur des recherches historiques et littéraires – il prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure des Livres puis dans l’œuvre cinématographique –, et un projet de divertissement humoristique et critique. Dans celui-ci, le Moyen Âge est le moyen qui permet d’ironiser sur un aspect de la société contemporaine sans le mettre directement en scène, et donc en cause.

Intéressons-nous à la satire qui est faite des institutions militaires et de la façon dont notre société conçoit son armée. Dans « Witness »33, Kadoc, le frère simplet de Karadoc, assiste au cours donné aux jeunes chevaliers et, à l’occasion d’une question, répète ce qu’il a entendu d’une discussion : « Des fois, il n’y a pas le choix, il faut sacrifier des jeunes. » Les élèves décident alors de faire grève et les soldats expérimentés refusent de prendre leur place : ils ne voient pas l’intérêt de persévérer dans l’armée si au bout de dix ans on n’envoie pas les jeunes se battre à leur place. Les militaires sont présentés ici comme des travailleurs syndiqués pouvant faire grève – c’est impossible en France – et voulant faire carrière sans avoir à se battre.

Dans « La taxe militaire »34, Arthur convoque un seigneur qui ne vient jamais aux batailles et ne participe donc pas à l’effort militaire ; il lui donne le choix entre payer une taxe et s’engager ; le seigneur hésite : « Quand on est riche dans l’armée, on n’est pas dans les postes à risque, non ? » Une nouvelle référence à une image de l’armée telle qu’elle a pu être forgée à partir de la fin de la guerre froide et du début des opérations de maintien de la paix par les Casques bleus de l’onu : une armée qui ne sert plus vraiment à faire la guerre.

Dans « Le code de chevalerie »35, l’élaboration d’une nouvelle traduction du code de chevalerie, écrit en ancien celte, montre quelques biais interprétatifs modernistes, comme l’introduction d’un « temps de pause » ou d’un « droit de retrait ». Et dans « Le chevalier errant »36, Lancelot explique qu’il a un statut de « chevalier à mi-temps », qui lui permet de ne siéger à la Table ronde qu’à temps partiel. Ici la critique sociale va au-delà de l’institution militaire pour toucher le monde du travail.

La critique d’une société dans laquelle les individus peinent à s’intéresser au collectif et à s’impliquer dans ce qu’ils font passe aussi beaucoup par la mise en scène des deux chevaliers adolescents, Yvain et Gauvain. Dans « Les émancipés »37, tous deux sont envoyés tenir des postes avancés de garde côtière ; Arthur leur rend visite38 et s’aperçoit de leur inaptitude dans leur fonction : ils ne réagissent pas à la vue de drakkars39 au prétexte qu’ils n’ont pas eu de cours sur les pavillons et ne donnent pas l’alerte car ils ont relâché tous les pigeons parce que leurs roucoulements les gênaient pour dormir ; réaffectés à la garde de Kaamelott40, ils s’y montrent également très peu impliqués dans leur mission.

Les épisodes abordant l’art du siège sont l’occasion de quelques traits satiriques sur les questions contemporaines touchant l’armement. Léodagan est passionné par les balistes et autres armes de jet. Dans « Le mangonneau »41, il fait l’article à Arthur d’une nouvelle arme qu’il souhaite acquérir, « révolutionnaire dans ses caractéristiques, résolument classique dans sa conception » ; quand Arthur lui en demande le prix, il répond que « ça coûte classiquement la peau du fion », mais qu’il est important de « s’équiper vite et en masse pour se distinguer des pays voisins et conserver notre réputation de précurseurs en défense » ; Arthur fait alors remarquer que c’est une arme de siège, donc d’attaque, et non de défense… Dans le doublet « La baliste »42, en raison des restrictions de budget – Léodagan blâme Arthur : « On paie votre mauvaise politique de défense » –, il a fait construire sa catapulte à l’intérieur de l’enceinte du château, or l’amplitude de sa cuillère ne permet pas de la faire fonctionner ; il faut donc démolir la grande porte pour la sortir.

La critique des politiques d’armement se poursuit dans « Les envahisseurs »43 : Attila veut profiter d’une attaque burgonde pour envahir le royaume de Logres ; lors de négociations, Arthur essaie de le faire renoncer à ce projet en lui faisant croire que les Burgondes sont en fait ses alliés et qu’ils sont dotés d’un puissant matériel de guerre : « Je le sais, c’est moi qui lui [le roi burgonde] ai vendu. »

Les représentations de la chevalerie et de l’art de la guerre dans Kaamelott sont l’occasion d’une analyse déguisée de la société contemporaine et des politiques publiques. La politique est tournée en dérision dans « Le jeu de guerre »44 où Arthur négocie avec le roi Burgonde, avec lequel il ne parvient pas à communiquer, au cours d’une partie de jeu où il faut bouger des œufs en pierre sur une carte sans que les règles soient connues ; cette situation, où il faut décider et agir dans l’incertitude totale, est pourtant bien celle d’une guerre. Et les épisodes « Les tacticiens »45 se moquent des termes « manœuvre rétroplanifiée » et « stratagème ». Kaamelott amène aussi à se pencher sérieusement sur l’art de commander – dans « Des hommes d’honneur »46 Arthur déplore que « quand on commande, on s’éloigne de ses hommes » – et sur la pensée de la guerre – devant l’inaptitude à la violence de Bohort, Léodagan utilise un lieu commun : « Il y a les hommes de terrain et ceux qui gambergent47. » Or il n’y a pas incompatibilité entre la réflexion et l’action, entre la pensée et la guerre, qui peut être un objet de pensée.


1Des séries comme Game of Thrones (2011-2019) ou Vikings (2013-2020) ont eu un retentissement mondial.

2Le goût de nos sociétés occidentales pour l’époque médiévale n’est pas nouveau. Les artistes romantiques du xixe siècle étaient fascinés par l’imaginaire d’un Moyen âge sombre et barbare que leur avaient légué les siècles précédents. Voir Ch. Amalvi, Le Goût du Moyen Âge, Paris, Boutique de l’histoire Éditions, 2002.

3La fantasy est un genre littéraire dans lequel le fantastique n’est pas un élément perturbateur du monde imaginaire mais au contraire l’élément normal ; le médiéviste anglais J. R. R. Tolkien en est l’un des grands auteurs. Voir V. Ferré, « La critique à l’épreuve de la fiction. Le “médiévalisme” de Tolkien », in N. Koble et M. Séguy (dir.), Passé présent. Le Moyen Âge dans les fictions contemporaines, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 2009, pp. 45-54. Voir aussi A. Besson, La Fantasy, Paris, Klincksieck, 2007.

4Astier dédit la série à Louis de Funès et s’inspire pour ses dialogues de ceux de Michel Audiard. Son humour « français » se différencie de celui des Monty Python sur un thème identique (Monty Python and the Holy Grail, 1975).

5Livre iii, tome 2, n° 24, 2006.

6R. Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, 2005, pp. 36-38.

7Op. cit., pp. 7-8.

8Parmi celle-ci : Ch. De Troyes, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994. Voir aussi le cycle Lancelot-Graal : Le Livre du Graal, Paris, Gallimard, 2001.

9W. Blanc, Le Roi Arthur, un mythe contemporain. De Chrétien de Troyes à Kaamelott en passant par les Monty Python, Paris, Libertalia, 2020, p. 13.

10« La vraie nature du Graal », Livre i, tome 2, n° 50, 2005.

11« La chevalerie », Livre iii, tome 2, n° 36, 2006.

12« Le chevalier mystère », Livre i, tome 1, n° 4, 2005.

13« L’adoubement », Livre i, tome 1, n° 40, 2005.

14« Les volontaires II », Livre ii, tome 1, n° 8, 2005.

15« Les classes de Bohort », Livre ii, tome 1, n° 14, 2005.

16« Excalibur et le destin », Livre ii, tome 2, n° 2, 2005.

17« Retour de campagne », Livre i, tome 2, n° 37, 2005.

18« L’assemblée des rois », Livre iii, tome 1, n° 26 et n° 27, 2006.

19« L’alliance », Livre ii, tome 2, n° 11, 2005.

20« Le combat des chefs », Livre iii, tome 1, n° 6, 2006.

21« L’éclaireur », Livre i, tome 2, n° 44, 2005.

22« Le tournoi », Livre iii, tome 1, n° 31, 2006.

23« Trois cent soixante degrés », Livre ii, tome 2, n° 32, 2005.

24« Codes et stratégies », Livre i, tome 1, n° 8, 2005.

25« Le secret d’Arthur », Livre ii, tome 2, n° 12, 2005.

26« Poltergeist », Livre iii, tome 2, n° 3, 2006.

27« L’étudiant », Livre iii, tome 2, n° 45, 2006.

28« Les suppléants », Livre iii, tome 1, n° 24, 2006.

29« Unagi », Livre i, tome 2, n° 43, 2005 ; « Unagi ii », Livre ii, tome 2, n° 7, 2005 ; « Unagi iii », Livre iii, tome 1, n° 16, 2006 ; « Unagi iv », Livre iv, tome 2, n° 1, 2006.

30Les techniques de l’escrime médiévale, avec épée et bocle ou petit bouclier, commencent à être décrites à partir du xiiie siècle dans des documents destinés aux clercs et aux étudiants afin de leur apprendre à se défendre dans les villes. On peut se demander si, en l’absence d’armement sophistiqué, des techniques de combat à mains nus proches des arts martiaux asiatiques n’existaient pas.

31« Les auditeurs libres », Livre iii, tome 2, n° 39, 2006.

32N. Koble et M. Séguy (dir.), op. cit., pp. 13-14.

33« Witness », Livre iii, tome 2, n° 32, 2006.

34« La taxe militaire », Livre i, tome 1, n° 21, 2005.

35« Le code de chevalerie », Livre i, tome 1, n° 46, 2005.

36« Le chevalier errant », Livre iii, tome 1, n° 1, 2006.

37« Les émancipés », Livre iv, tome 1, n° 27, 2006.

38« Les tuteurs II », Livre iv, tome 1, n° 36, 2006.

39« Drakkars ! », Livre iv, tome 1, n° 49, 2006.

40« La réaffectation », Livre iv, tome 2, n° 10, 2006.

41« Le mangonneau », Livre iii, tome 2, n° 35, 2006.

42« La baliste », Livre iii, tome 2, n° 16, 2006 ; « La baliste ii », Livre iv, tome 1, n° 29, 2006.

43« Les envahisseurs », Livre iv, tome 1, n° 44, 2006.

44« Le jeu de guerre », Livre iv, tome 2, n° 13, 2006.

45« Les tacticiens », Livre iv, tome 1, n° 47 et n° 48, 2006.

46« Des hommes d’honneur », Livre ii, tome 2, n° 17, 2005.

47« L’escorte », Livre i, tome 2, n° 38, 2005.

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