La guerre « est un caméléon »1 dont le visage change d’une époque et d’un lieu à l’autre, d’où l’impression qu’il n’existe pas de règles et qu’il est vain de vouloir bâtir une théorie qui pourrait guider l’action. Cette manière de voir donne raison à ceux pour lesquels l’expérience constituerait la meilleure école de guerre. L’armée française a suivi cette voie avec un certain succès au milieu du xixe siècle. Mais le « système de l’improvisation » ne lui a réussi que lorsqu’elle luttait contre des adversaires qu’elle dominait techniquement : en 1870, elle a échoué face à un ennemi qui avait pensé la guerre en dépit de l’expérience moindre qu’il en possédait.
Une réflexion théorique fructueuse n’en a pas moins existé de tout temps en dépit des critiques dont elle a pu faire l’objet. Au-delà de l’apparence du changement continu, il y a en effet des réalités fixes susceptibles de la fonder. Ainsi, pour gagner à la guerre, il a toujours été indispensable d’utiliser les moyens, jamais suffisants, dont on dispose, de manière à être le plus fort, au bon endroit et au bon moment. La réflexion est donc non seulement possible mais nécessaire pour que l’expérience soit utile, qu’elle porte sur l’action militaire ou sur les capacités qu’elle requiert. Cela reste vrai, même si certains modèles théoriques ont été à l’origine de graves échecs, comme celui de 1914 prônant l’offensive à outrance, ou celui de 1940 centré sur la bataille conduite2. Le dogmatisme dont l’un et l’autre sont empreints n’y est pas étranger.
En réalité, il est illusoire d’attendre de la réflexion théorique un catalogue de normes et de processus bien définis, qui apporterait une solution à chaque problème. Ce dont a besoin le commandement, c’est d’un modèle qui l’aide à décider et à agir à bon escient, tout en l’incitant à se remettre en cause et à se montrer imaginatif et créatif.
Pour son élaboration, la réflexion théorique doit porter sur les principes régissant l’action, sur les capacités qu’il faut développer pour les appliquer et sur la manière dont leur emploi dans une situation donnée demande à être raisonné, tout en étant en permanence attentive au réel.
- Prendre appui sur des principes enracinés dans le réel
Nourrie par l’imagination, la réflexion théorique ne peut quitter le domaine virtuel pour donner lieu à des applications réussies si elle n’est pas d’emblée enracinée dans le réel3. Les situations variant sans cesse, il n’existe certes pas de lois comparables à celles des sciences exactes que l’on pourrait utiliser pour obtenir à coup sûr le rapport de force favorable dont dépend le succès. Et l’ennemi n’étant pas un objet inerte, il n’y a pas non plus de règles qui nécessiteraient de simples adaptations d’un cas à un autre. On ne peut s’appuyer que sur des principes. Simples « guides de l’action », ils doivent toutefois être bien établis pour remplir leur rôle, à l’instar de ceux qui ont été retenus par l’école française : économie des moyens, conquête et préservation de la liberté d’action, concentration des efforts4. L’utilisation judicieuse de ces trois principes permet à la fois de déterminer et d’atteindre des objectifs payants, avec pour effet la réduction de la liberté d’action ennemie et l’augmentation de celle des forces amies. Celles-ci sont alors placées dans des conditions favorables pour parvenir à l’objectif suivant et ainsi de suite jusqu’au but final.
Toutefois, sous l’influence des préoccupations du moment (limitation des dépenses…) et de fausses représentations des opérations allant dans leur sens (guerre courte grâce à une bataille décisive…), le haut commandement prend parfois pour des principes de simples facteurs de succès, voire des schémas ou des procédés qui ont donné satisfaction dans une situation donnée. Il est alors enclin à imaginer qu’ils compenseront les insuffisances des vrais principes face à certaines situations rendant leur application difficile. Il en est ainsi de l’initiative et de la vitesse en 1914 : les chefs militaires espèrent qu’elles permettront de résoudre le problème de la concentration des efforts dans l’offensive5, face à une défensive avantagée par les progrès de la puissance de feu et de la mobilité stratégique. En vain.
Ne pouvant sans danger être élevés au rang de principes, du fait qu’ils sont souvent contradictoires et jamais valables en tout temps et en tout lieu, les facteurs de succès n’en sont pas moins nécessaires à leur bonne application. Sans eux, ils ne pourraient être en prise sur le réel dans une situation donnée. Ainsi, face à un ennemi qui n’a pas le loisir de se renforcer, la concentration des efforts privilégiera l’emploi de la puissance par rapport à la vitesse, en dépit des délais que cela demandera. Pour prendre au dépourvu un ennemi en phase de réorganisation, la vitesse pourra en revanche être préférée à la surprise, si celle-ci requiert de trop longs préparatifs6. Dans tous les cas, l’identification des facteurs de succès nécessaires à la bonne application des principes à une époque donnée prend souvent du temps, comme en 1914-1918 ; ou elle intervient trop tard, comme en 1940. Ce travail d’identification est d’autant plus difficile qu’il est étroitement lié à l’étude des capacités d’action dont dépend le passage du virtuel au réel.
- Développer des capacités d’action adaptées
Les capacités qu’il s’agit de développer englobent les moyens, l’organisation, la doctrine d’emploi et la formation7, ce qui ne peut se faire sans imagination ni créativité. Pour répondre aux besoins, elles doivent permettre la production des effets requis et favoriser leur convergence dans toutes les situations, qu’il s’agisse de réduire une résistance locale, susceptible de faire échouer une opération majeure, ou d’arrêter une puissante formation ennemie. On y parvient grâce à un personnel d’un niveau suffisant au recrutement, ainsi qu’à des armes utilisant l’ensemble des possibilités offertes par la technique, à une époque définie, en matière de mobilité, de puissance de feu, de protection, d’acquisition et de transmission des données. Il est également nécessaire d’imaginer et de créer une organisation optimisant le rendement des différents moyens et de concevoir une doctrine en tirant le meilleur parti, grâce à des procédés efficaces et à des règles d’emploi applicables. Ainsi comprise, la doctrine a le mérite de faciliter le travail des utilisateurs et l’avantage de mettre à leur disposition un langage commun. Il importe enfin qu’une formation adaptée (technique, tactique et morale) soit dispensée au soldat, afin de tirer le meilleur parti de l’outil ainsi élaboré.
Sous la pression du court terme ou du désir de réduire les coûts, et sous l’influence de principes mal compris, on développe cependant trop souvent des formules « capacitaires » soit simplistes soit, au contraire, trop complexes. Pour illustrer le premier cas, citons la faible diversité du matériel en 1914, une mobilité tactique qui repose sur les marches et sur la traction hippomobile, une artillerie de campagne légère de 75 mm dont les tirs trop tendus ne permettent pas d’atteindre un ennemi retranché ou masqué, l’inexistence de liaisons efficaces8 rendant délicate la coopération interarmes. À cela s’ajoute une doctrine qui donne à croire que l’on neutralisera malgré tout l’ennemi en l’amenant à s’exposer, et qui est d’autant plus illusoire qu’elle est validée par des manœuvres sans rapport avec la guerre réelle. S’agissant du second cas, citons l’exemple de l’armée française de 1940, avec des armes rendues complexes par la multiplicité des effets qu’on leur demande de produire, une organisation interarmes empêchant les unités de chars d’agir en dehors de l’appui protecteur de l’artillerie et leur interdisant les effets de masse, des règles d’emploi rendues inapplicables par la multiplicité de barèmes hérités de la Grande Guerre, inadaptés contre un ennemi mobile, ainsi qu’une formation trop spécialisée bridant l’imagination et l’esprit d’initiative.
La solution au problème des capacités, et à celui des effets variables qu’elles doivent fournir selon les situations, réside en fait dans une formule cohérente et souple, laissant à l’intelligence nourrie par l’imagination créatrice le loisir de s’adapter aux réalités du terrain. Pour ce faire, il est nécessaire de disposer de moyens à la fois simples et diversifiés, et d’une organisation permettant de les répartir et de les doser de la manière voulue, grâce à des structures de commandement ad hoc. S’agissant des règles d’emploi, elles doivent être également simples et adaptables. Quant à la formation requise pour bien les appliquer, elle nécessite d’être dispensée dans des conditions proches de la réalité, sans se limiter à l’emploi et au niveau de responsabilité occupés par le personnel concerné. C’est à ce prix qu’elle favorisera le développement de l’intelligence de situation et de l’esprit d’initiative requis. L’élaboration d’une telle formule, dès le temps de paix, explique largement les succès initiaux d’armées comme la Wehrmacht9 ou Tsahal. Mais, bien souvent, sa mise au point n’intervient qu’en cours de conflit, après des échecs coûteux et de longs tâtonnements.
Quelles que soient les capacités disponibles, la bonne application des principes, dont dépend le passage réussi du virtuel au réel, ne peut se faire sans suivre une méthode de raisonnement judicieuse.
- Raisonner l’emploi des capacités
La méthode doit être utilisée avec autant de rigueur que de discernement, tout en permettant à l’imagination et à la créativité de ceux qui conçoivent la manœuvre de s’exprimer.
Il appartient au commandement de définir le but qui lui permettra d’imposer sa volonté à l’ennemi et d’arrêter le ou les objectifs10 par lesquels il faudra en passer pour l’atteindre. Ceux-ci constituent alors autant de buts pour les échelons subordonnés, qui doivent à leur tour identifier les objectifs grâce auxquels ils y parviendront et élaborer un mode d’action adapté ou idée de manœuvre. Ce travail de conception doit être mené en étant imaginatif, en envisageant différents possibles, et en se montrant en même temps en permanence attentif au cadre espace/temps et au rapport des forces. Il nécessite que plusieurs projets « amis » soient comparés entre eux, confrontés à ceux de l’ennemi et passés au crible de critères correspondant aux facteurs de succès, dont il faudra tenir compte pour agir en respectant les principes d’action.
Encore faut-il pour y parvenir que les représentations qui ont cours et les préoccupations du moment ne fassent pas obstacle à une bonne appréciation de la situation et des capacités, ni qu’elles ne provoquent l’« emballement » de l’imagination. Sous l’effet de l’optimisme qu’il s’agit d’afficher, ou qui résulte des succès remportés, il arrive en effet souvent au commandement de surestimer les capacités des forces amies et de leur fixer des buts et objectifs inatteignables. Il peut en résulter des conséquences d’autant plus fâcheuses que la remontée des avis et objections, qui permettraient un retour au réel, s’en trouve souvent découragée. Dû à des raisons opposées, le pessimisme peut aboutir à une sous-estimation tout aussi fâcheuse des capacités. L’Histoire abonde d’exemples de chefs perdant la notion du juste rapport entre fins et moyens, dans un sens ou dans l’autre, comme les projets d’invasion de la Russie de 1812 et de 1941, qui mènent la Grande Armée et la Wehrmacht à leur perte, ou les plans souvent pusillanimes des Alliés, de 1943 et 1944, qui leur font manquer des occasions de hâter la fin de la guerre en Europe.
Il est en conséquence indispensable qu’en temps de paix ou de guerre, les chefs décident en s’appuyant sur les analyses impartiales d’états-majors bien informés de la situation, mais à l’abri des pressions et des émotions. Il est également important que des points de vue puissent s’exprimer indépendamment de la hiérarchie. Il est enfin nécessaire que les chefs se fassent leur propre idée de la situation ; et que, tout en gardant un nécessaire recul vis-à-vis des événements, ils en prennent le « pouls » en se rendant au plus près des unités au contact. C’est cette manière de faire qui aide le général Pétain à remplacer les buts séduisants mais inatteignables fixés par le Grand Quartier général jusqu’en avril 1917 par celui réaliste de l’usure des forces ennemies. C’est elle qui lui permet de substituer à l’objectif illusoire de la percée la surprise, qui conditionne la réussite des offensives limitées préparées en vue du nouveau but. On peut également citer le général Juin en Italie, en mai 1944, dont la créativité sort les Alliés de l’impasse dans laquelle ils sont engagés depuis la fin 1943, avec un plan à la mesure des moyens disponibles.
Ce n’est finalement qu’en se fondant sur une bonne évaluation des capacités que les buts et les objectifs, définis et fixés au niveau le plus élevé, peuvent être repris sans risques par les échelons subalternes et donner lieu à l’élaboration de modes d’action grâce auxquels les principes de la guerre peuvent être bien appliqués et le passage du virtuel au réel assuré.
- Conclusion
La réflexion théorique ne parvient à tirer parti de l’expérience passée qu’en étant soustraite aux pressions du moment et placée dans de bonnes conditions. Elle peut alors élaborer un modèle virtuel tenant compte du réel, suffisamment bien articulé pour permettre aux chefs de raisonner, d’imaginer, sur des bases solides et d’éviter les dérives, et assez souple pour rendre possibles les remises en cause et favoriser la créativité que requiert l’adaptation aux circonstances.
L’élaboration de modèles théoriques cohérents est cependant difficile. Ils n’apparaissent souvent qu’au terme d’expériences douloureuses, sous la pression de la nécessité et grâce aux personnalités qui émergent, parfois, quand il faut « choisir entre la ruine et la raison »11. Ces modèles, pas toujours formalisés par leurs concepteurs, permettent de remporter des succès qui, à de rares exceptions près12, font naître une confiance excessive dans leurs moyens militaires. C’est ce qui advint à Napoléon, que leur « énumération […] qui lui montait à la tête »13 persuadait d’une victoire facile sur la Russie. La perte du sens de la mesure que suscite un tel optimisme amène alors des dérèglements qui conduisent à l’échec plus sûrement que l’action ennemie.
Aujourd’hui, la nécessité d’une réflexion théorique s’enracinant dans le réel paraît encore plus nécessaire que par le passé. Les circonstances et l’environnement dans lesquels doivent être appliqués les principes de la guerre se complexifient sans cesse, tandis que les effets des armes dans un monde de plus en plus interdépendant deviennent incalculables. Pour rester en contact avec des réalités toujours plus difficiles à appréhender, la réflexion théorique a sans doute plus que jamais besoin du « supplément d’âme » que Bergson appelait de ses vœux il y a près d’un siècle14.
1 Pour reprendre la formule employée par Clausewitz, De la Guerre, livre I.
2 Voir Instruction sur les grandes unités de 1936.
3 Qu’il ne faut pas confondre avec le « matériel ».
4 Arrêtés après la Seconde Guerre mondiale, ils offrent l’avantage de posséder un degré de généralité élevé. Ils reprennent en fait des principes reconnus dès les origines par les chefs et les penseurs militaires, dont Foch, avec l’« économie des forces, […] la liberté d’action, […] la libre disposition des forces, […] la sûreté » et son fameux « etc. ». Foch, Des Principes de la guerre, Paris et Nancy, Berger-Levrault, 1903.
5 Rendue difficile par les insuffisances dont souffre une mobilité tactique qui n’utilise le moteur que de manière marginale.
6 Exemple donné en 2018 par le colonel Philippe Coste (cdec) dans son enseignement intitulé « Principes de la guerre et effet majeur ».
7 Le terme « capacités » étant actuellement utilisé en France pour désigner les seuls matériels.
8 La liaison filaire étant encore très peu utilisée.
9 Dont seule la partie blindée et motorisée respectait les exigences de la formule venant d’être décrite.
10 Ceux-ci pouvant être décidés en cours d’action. Un simple « effort » dans un secteur et à une période donnée est alors prévu avant celle-ci. Voir le « s’engager et voir » de Napoléon et le Schwerpunkt allemand.
11 De Gaulle, sur le rôle joué par Pétain en 1917, dans La France et son armée, Paris, Plon, 1938, p. 109.
12 Dont celui de Jeanne d’Arc, qui développe les capacités dont elle a besoin et les utilise remarquablement bien dans les opérations qu’elle conduit et les batailles qu’elle livre. Leur issue victorieuse, jusqu’au sacre de Reims, résulte chaque fois d’une application exemplaire des principes de la guerre. Il importe de préciser que l’exploitation manquée de ces succès tient aux hésitations du roi Charles VII et à l’influence exercée sur ce dernier par son entourage. Voir les Jeanne d’Arc d’historiens militaires français, comme le lieutenant-colonel de Lancesseur (1962), et américains tels que K. de Wries (1999) et S. W. Richey (2003).
13 Caulaincourt, Mémoires, Paris, Plon, 1933, p. 293.
14 Cf. Les Deux Sources de la morale et de la religion, C. IV, Paris, Alcan, 1932.