N°48 | Valeurs et vertus

Frédéric Gout

Opération serval

Valeurs et vertus des combattants

« Le soldat de France fonde son action sur une déontologie de la force empreinte de prudence, de tempérance et de justice. Cette force maîtrisée est ainsi la combinaison d’une préparation individuelle, d’un entraînement collectif et d’une force morale »

(Livre vert de l’armée de terre, L’Alliance du sens et de la force)

Le 11 janvier 2013, une attaque de djihadistes est lancée au Mali. Déjà maîtres de la partie nord du pays, ils ont l’intention de s’emparer de l’ensemble du territoire. Ils foncent vers le sud et approchent des rives nord du fleuve Niger qu’ils s’apprêtent à franchir. Tout va très vite. Répondant à l’appel du président malien, le président de la République décide d’intervenir. Les forces spéciales sont immédiatement engagées pour donner un coup d’arrêt à ce raid que les forces armées locales ne parviennent pas à freiner. Il faut ensuite faire très rapidement intervenir des forces conventionnelles afin de combattre et de détruire cet ennemi. Le 5e régiment d’hélicoptères de combat (rhc) est désigné pour être la composante aérocombat de la brigade mise en place. Nous sommes prêts, cela ne fait aucun doute pour le chef de corps que je suis. Nous nous engageons dans le combat, portés par nos valeurs et nos vertus. Comment seront-elles sollicitées et quelles seront celles de notre ennemi ?

  • Le temps de la préparation

Au moment d’être désigné pour rejoindre ce nouveau théâtre d’opérations, le régiment vient de terminer des engagements en Afghanistan, en Côte d’Ivoire et en Libye, et est en posture d’alerte, c’est-à-dire prêt à être engagé dans toute situation de crise. Tous les soldats sont passés par un cycle complet de montée en puissance, d’acquisition de repères et de savoir-faire techniques et tactiques, mais aussi par une formation physique et mentale intégrant la rusticité pour se préparer au combat dans des conditions qui peuvent être extrêmes. Au-delà des aspects techniques, l’objectif est aussi d’être toujours en mesure de combattre et de vaincre pour les valeurs qui sont les nôtres, pour la défense desquelles nous sommes engagés (l’universalisme de la liberté, de l’égalité et de la fraternité), en respectant les vertus qui y sont attachées (justice, humanité, équité, dignité…) et qui doivent nous guider dans nos actions de combat (discipline, courage, compétence, respect de l’adversaire et des règles de la guerre, générosité…).

Pour cette nouvelle mission, la légitimité est facile à trouver. Le président de la République, chef des armées, répond à la demande du chef de l’État malien. La France s’appuie sur le respect de conventions internationales et sur son appartenance à des organisations internationales légitimes (onu, ue, otan) et, dans ce cas précis, elle met en œuvre des accords de défense bilatéraux. L’objectif de notre engagement et sa finalité sont clairs. Le cadre de notre intervention est maîtrisé et compris.

  • La rencontre avec l’ennemi

Nous partons donc pour empêcher des groupes djihadistes de s’emparer de tout un pays. Nous sommes d’autant plus déterminés que cet ennemi vient de provoquer la mort au combat, aux commandes de sa Gazelle, d’un camarade du 4e régiment d’hélicoptères des forces spéciales, notre voisin immédiat sur la base militaire de Pau. L’émotion est prenante, mais il nous faut la dépasser.

Nous sommes tellement concentrés sur la préparation de moyens d’un volume exceptionnel qu’il faut mobiliser en quelques jours que nous sommes peu nombreux au régiment à nous interroger sur la nature de l’ennemi que nous allons devoir affronter. Quel est son but ? Quelle est sa détermination ? Quelle légitimité se donne-t-il ? Quels sont ses modes d’action et, donc, ses vertus dans le combat ? Respecte-t-il le code de la guerre ? Mes spécialistes du renseignement recoupent leurs informations, communiquent avec l’échelon central parisien et me livrent leurs premières conclusions. Dans l’avion qui nous transporte de Bordeaux à Bamako, j’échange avec d’autres spécialistes qui rejoignent le théâtre. Nous devons comprendre ces hommes afin d’être capables d’anticiper leurs réactions.

À peine le temps de remettre nos hélicoptères en état de vol et de récupérer nos munitions que nous sommes déjà en posture de combat. Des groupuscules djihadistes auraient franchi le Niger et seraient sur le point de commettre des attentats à Bamako. Nous avions imaginé devoir affronter des colonnes de véhicules puissamment armés et des effectifs importants en milieu désertique, et nous voici à traquer sur tous les axes menant à la capitale de petites unités qui pourraient mener des actions de terreur en milieu urbain.

Finalement, le tempo ne nous laissera jamais le temps de douter. Nos reconnaissances ayant montré l’absence d’unités ennemies, nous rejoignons Sévaré, cinq cents kilomètres plus au nord, car la zone des affrontements à venir est sans nul doute localisée dans cette région. Tombouctou est notre objectif, car nous savons que cette ville, chargée d’histoire et contrôlée depuis de longs mois par les djihadistes, est fortement défendue. Des otages français pourraient d’ailleurs s’y trouver. La brigade s’apprête donc à conduire une opération délicate, face à un ennemi volumineux, organisé, implanté depuis longtemps et bien armé. Une opération qui demande une coordination minutieuse, sachant que notre logistique principale est encore loin derrière nous. Pourtant, l’ennemi refuse le combat : il a fui la ville, libérée au petit matin sans un coup de feu. La population nous apprend que les djihadistes se sont comportés comme des tortionnaires, appliquant une Charia détournée à leur profit. Ils ont emprisonné de façon arbitraire, pillé, violé, tué… Nos soldats font preuve d’écoute et d’humanité en leur venant en aide.

Nous poursuivons notre périple, cinq cents kilomètres plus à l’est cette fois, vers la ville de Gao. Nous sommes désormais confrontés au Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (mujao), qui ne semble pas être lié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (aqmi), qui a conduit le raid sur Bamako. C’est une surprise. Nous avons maintenant deux ennemis distincts, qu’il va nous falloir combattre en même temps, mais en deux endroits différents. La traque des djihadistes d’aqmi n’est pas terminée, pourtant il nous faut laisser un important volume de forces à Gao afin de contrer la menace locale, très active, et face à laquelle nous allons mener des combats intenses. Les combattants d’aqmi se sont réfugiés dans leur sanctuaire de l’Adrar des Ifoghas, un lieu stratégique dans le contrôle des axes de communication vers le nord de l’Afrique et l’Europe, axes de tous les trafics. Situé près de la frontière algérienne et à proximité de la ville de Tessalit, c’est à la fois un état-major, une garnison, un casernement, un dépôt d’armement… à l’abri des regards. Ce massif montagneux peu élevé est formé de roches noires très érodées, difficiles à franchir. Brûlantes le jour, elles seront la cause de multiples chutes et blessures de nos fantassins. Ce massif sera surtout le lieu de combats très durs, parfois au corps à corps, mètre par mètre, de la mi-février à la fin mars 2013. Déterminés à ne rien lâcher, les djihadistes se résoudront pourtant à la défaite et s’échapperont pour se fondre dans la population.

Face à la ténacité des djihadistes, parfois dans des combats rudes, nos soldats ont fait preuve d’exemplarité, de courage et de volonté quand il a fallu par exemple progresser à pied, comme ce fut le cas pour les légionnaires qui devaient gagner chaque mètre à travers ce sanctuaire férocement défendu. Il a fallu de la discipline, de la méthode et de la compétence pour coordonner la conquête de la zone de l’Adrar des Ifoghas que nous attaquions par tous les points cardinaux. L’esprit de décision et l’exemplarité ont aussi permis le respect de nos règles d’engagement et de comportement face à l’ennemi.

Comme chef de corps, je suis bien entendu passé par l’étape indispensable de l’explication et du dialogue avec mes subordonnés, qui avaient besoin de donner un sens très précis à leur action. La cohésion était le facteur déterminant pour partir au combat, en étant capable de faire preuve de discernement quand on est engagé dans l’action, parfois pour donner la mort, hors de portée radio du poste de commandement et donc du chef. La disponibilité et l’adaptabilité me semblaient les autres qualités à cultiver pour prendre de la hauteur de vue afin de proposer au général commandant l’opération des solutions adaptées au contexte du moment. Tout cela, au bénéfice de l’efficacité opérationnelle. Ces vertus qui correspondent aux valeurs qui sont les nôtres (dignité de l’homme, fraternité, respect de tous) s’inscrivent en permanence dans le calme d’une troupe qui ne cherche pas à se venger d’un camarade tué au combat, avec la ferme volonté de ne jamais commettre de dégât collatéral, quitte, comme ce fut le cas parfois, à laisser partir un ennemi armé, mais trop imbriqué avec des femmes et des enfants.

  • Valeurs et vertus de l’ennemi

En quelques semaines seulement, nous avons eu l’impression d’avoir affaire à plusieurs types d’ennemi. Il y avait surtout des chefs que nous perturbions dans leur vie quotidienne et des exécutants souvent sans autre choix que de se trouver sur le front. Le djihad expliquerait et légitimerait leurs actions. Pourtant, sur le terrain, il nous semble que celui-ci n’est qu’un prétexte et que leur engagement ne cherche ni à propager l’islam ni à le défendre contre un danger. Il suffit de constater le sort réservé à la population pourtant musulmane de Tombouctou pour comprendre à quel point cette explication est peu convaincante. Nous avons plutôt l’impression d’être face à des trafiquants, dont l’objectif est la défense de leurs intérêts et la prospérité de leurs affaires commerciales. Une forme de grand banditisme agissant sous le couvert d’une bannière honorable, notamment pour être accepté par la population locale et pouvoir recruter des combattants. Les exécutants sont en revanche bien souvent motivés par de petits gains pour survivre, ou par une idéologie liée à un conditionnement savamment opéré. Ils n’ont parfois pas d’autre choix, car ils sont menacés ou mis sous pression.

Pour autant, notre ennemi ne s’engage pas dans un combat long et difficile sans respecter des valeurs qui lui sont propres. La première différence qui nous semble évidente, c’est qu’ils n’accordent pas la même importance à la vie que nous. Nous protégeons en effet nos soldats en évitant des prises de risques ou des expositions inutiles ; nous cherchons à ne jamais perdre l’un d’eux, sans pour autant refuser la confrontation, le combat. Les djihadistes, quant à eux, acceptent plus facilement, individuellement et collectivement, de perdre la vie ; c’est pour eux le sacrifice suprême pour une cause sacrée, l’élimination des ennemis d’Allah. Ce sentiment est d’ailleurs sans doute partagé à la fois par les chefs et les exécutants.

Au combat, ils font donc preuve de courage et de combativité ; ils sont rustiques, parfois audacieux. Si, dans un premier temps, ils ont évité la confrontation directe avec une force plus puissante, ils n’ont pas reculé quand ils se sont retrouvés acculés dans leur sanctuaire de l’Adrar des Ifoghas. Ils n’ont pas hésité à combattre au corps à corps, à s’embosser dans le désert pour nous surprendre, ce qui va entraîner d’importantes pertes matérielles, de nombreux blessés et provoquer la mort de l’un de nos soldats.

Après leur défaite, ils ont fait preuve d’une grande capacité d’adaptation en changeant de stratégie. Ils ont adopté un mode d’action plus adapté aux forces en présence : l’utilisation d’engins explosifs improvisés (ied) ou de ceintures d’explosifs portées et mises en œuvre par des volontaires transformés en martyrs. Des procédés qui servent à semer la terreur au sein d’une population voire d’une troupe militaire ; des armes redoutablement efficaces. Mais ils utilisent aussi sur les zones de combat, au mépris de l’homme et de toute règle, des enfants soldats âgés d’à peine plus de dix ans, pour la plupart enlevés dans les villages, terrorisés, conditionnés et menacés. Nos soldats doivent alors faire preuve de tempérance et d’humanité pour ne pas traiter ces enfants comme des combattants « classiques ». Il faut être courageux quand ces enfants sont toujours des menaces à sa propre sécurité, car ils peuvent encore déclencher une ceinture d’explosifs ou utiliser une arme dissimulée dans les vêtements.

La valeur collective d’une troupe repose le plus souvent sur une vertu partagée. Dans l’Adrar des Ifoghas, les chefs djihadistes ont donné l’ordre de tenir jusqu’au bout, n’hésitant pas à utiliser massivement des drogues pour donner du courage à leurs soldats. Nous l’avons constaté quand ils brandissaient leur kalachnikov contre un hélicoptère de combat ou un char : ils semblaient alors insensibles à la peur et à la douleur. Ce jusqu’au-boutisme n’était pas le révélateur de la force de caractère de ces hommes ou de leur volonté à tenir face à l’ennemi coûte que coûte, mais le résultat d’un conditionnement très éloigné du sens premier de l’action entreprise. En réalité, individuellement convaincus de lutter pour leur religion, ces hommes permettaient à leurs chefs de conserver un espace géographique de liberté d’action pour leurs trafics. La force de leur engagement en était d’autant réduite, et cette valeur collective nous est apparue bien faible quand nous avons mis la main sur leur arsenal militaire, en grande partie récupéré en Libye après la chute de Kadhafi. Ils avaient en leur possession tous les types d’armes et de munitions, individuelles et collectives. Ils n’ont pourtant jamais été capables de les utiliser au mieux de leurs capacités. Il aurait fallu pour cela disposer d’une organisation, d’une méthode et d’une motivation véritable.

Les vertus individuelles n’apparaissent ainsi louables que si elles sont naturellement exaltées, partagées par la troupe et les chefs, et surtout transcendées par une valeur collective qui les unit tous. Nous avions le sentiment que c’était le cas pour nous, pas pour notre ennemi, malgré des comportements individuels au combat suscitant le respect.

La bataille sera gagnée à l’été 2013, en moins de six mois. Notre ennemi a alors perdu ce combat : il ne dispose plus de sa liberté de circulation et d’action dans cette région stratégique ; il a perdu son sanctuaire et une importante partie de son arsenal militaire. Sa détermination est, elle, toujours présente, le faisant s’adapter, passer d’un mode d’action d’évitement puis de confrontation directe au harcèlement de nos troupes par de petites équipes mobiles. Quelles vertus met-il alors en œuvre ? La patience est sans doute celle qui nous gênera toujours le plus. Notre investissement au Sahel est considérable et il s’inscrit dans le temps long. Mais ce temps n’a pas la même signification pour cet ennemi, qui mise sur l’effritement de notre motivation collective. À nous de la maintenir vivace.

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