« Gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge. »
attribué à Voltaire
En janvier 2015, Inflexions avait consacré un numéro à la thématique de l’ennemi. Dans son éditorial, Thierry Marchand citait Napoléon pour introduire le sujet : « Heureux mes ennemis, ils ne trahiront pas. » Ce qui pouvait alors sembler clair, même relativement simple, avait pourtant conduit les auteurs de ce numéro à traduire un nuancier plus subtil, voire assez complexe, au moment où l’actualité redonnait un véritable sens à un terme que l’on avait voulu oublier : ennemi. Considérer ses ennemis est essentiel, car sauf à estimer qu’un monde sans guerre est possible, il convient d’accepter de « construire » son adversaire afin de s’en protéger et d’atteindre les buts politiques fixés pour le bénéfice de la communauté, mais aussi parce que la connaissance de l’autre permet de se préserver du risque tragiquement destructeur de l’essentialisation.
Mais s’il est essentiel de définir son ennemi, n’est-il pas tout aussi important de s’intéresser à la place et aux rôles de ses « amis », de ses alliés ? Telle est la question à laquelle Inflexions propose aujourd’hui de réfléchir, dans un contexte particulièrement favorable à cette étude : nouvelle posture des États-Unis, interrogations sur certains membres d’alliances multilatérales, alors même que les alliances sont peut-être plus que jamais nécessaires pour faire face au spectre complet des menaces ; un besoin qui répond à des exigences politique, militaire et économique.
La définition du mot « allié » semble simple : « Personne qui apporte à une autre son soutien, prend parti », dit le Petit Robert. Pourtant, la notion est sans aucun doute bien plus complexe que celle d’ennemi, alors qu’en parallèle le monde actuel ne permet plus de se contenter de certitudes rassurantes – il suffit d’examiner la situation en Syrie pour se rendre compte qu’il est extrêmement complexe de placer des lignes précises pour séparer les « bons » des « méchants ».
Haïm Korsia rappelle que l’alliance est une rupture puis une construction indispensable pour refonder en permanence les relations humaines : il s’agit d’un principe d’humanité, qui devient un principe de lien social reposant sur le rapport à un autre à la fois semblable et différent. Une dialectique de l’altérité et de la solidarité que viennent illustrer les études qui nourrissent ce numéro. Benoît Rossignol expose comment l’alliance et la diplomatie ont été, tout autant que la victoire militaire, les instruments de l’expansion et de la domination de Rome ; Marc Vigié raconte comment, en 1778, ce ne sont ni les bons sentiments ni les idéaux exaltés par La Fayette qui poussèrent les Insurgents d’Amérique et la monarchie française, que tout oppose, à sceller une alliance commerciale, politique et militaire, mais une communauté d’intérêts sur fond d’hostilité à l’Angleterre ; Julie d’Andurain revient sur la méthode de Lyautey, pour qui la recherche d’alliances était l’un des passages obligés de la guerre coloniale ; François Lagrange, quant à lui, s’interroge sur ce qu’est un bon allié de l’avis des poilus à travers les lettres qu’ils ont écrites ainsi que les synthèses périodiques élaborées par le contrôle postal ; et Philippe Vial expose la voie adoptée par la France au xxe siècle.
Dans un deuxième temps, les auteurs de ce numéro poursuivent une réflexion cherchant à définir et à caractériser allié et alliance. Jean-Vincent Holeindre et Marie Robin s’interrogent sur ce qu’est un allié en s’appuyant sur la métaphore des cartes pour distinguer l’allié de pique avec lequel on s’associe parce que l’on en a peur, l’allié de trèfle que l’on choisit parce que l’on en a besoin, l’allié de cœur avec lequel on partage des valeurs et l’allié de carreau auquel on est lié par des normes, par exemple un traité. Quelles sont les combinaisons gagnantes ? Jacques Tournier revient sur la nouvelle donne stratégique qui semble augurer une profonde recomposition du jeu des alliances, à l’issue encore incertaine. Guillaume Lasconjarias et Olivier Schmitt montrent à travers l’exemple de l’otan comment une alliance forgée par la nécessité en temps de guerre peut s’institutionnaliser et se maintenir en temps de paix. Jean-Philippe Rolland partage son expérience des forces navales qui, très intégrées par construction, déploient fréquemment leur action dans un cadre multinational ; un article auquel répond celui de Charles Beaudouin, qui expose l’indispensable interopérabilité entre alliés pour mener à bien les engagements d’aujourd’hui. Enfin, Olivier Rittimann dénonce préjugés et idées reçues sur les postes interalliés : non, il n’est pas obligatoire d’avoir un « marquant » relations internationales pour les occuper, non, ce ne sont pas des vacances bien payées, non, l’otan n’est pas une usine à gaz bureaucratique et normative.
Dans un dernier mouvement, Jean Michelin s’interroge sur la façon dont nos alliés nous perçoivent, nous Français. Un ressenti dont il est indispensable d’avoir conscience et qu’il faut comprendre, y compris avec humour. Laurent Luisetti et Julien Viant, en s’appuyant sur l’exemple des relations de Gaulle/Churchill durant la Seconde Guerre mondiale, dévoilent les différentes techniques utilisables pour influencer l’allié, un nécessaire préalable à la mise en œuvre de toute stratégie élaborée au service de l’intérêt supérieur de la nation. Jérôme Pellistrandi, lui, constatant que les limites de la solidarité entre alliés représentent une réalité militaire et politique qui a marqué l’histoire, revient sur l’attaque de Mers el-Kébir par les Britanniques en 1940 qui, perçue comme une trahison par une partie des Français, a longtemps empoisonné les relations franco-britanniques, sur l’occupation de la zone libre en novembre 1942 en violation des conventions d’armistice auxquelles l’armée de Vichy avait voulu croire, et sur la crise de Suez de 1956 qui, si elle ne constitue pas une trahison, est marquée par un lâchage politique de la part de Washington – cette fois-ci, les dirigeants politiques et militaires français surent en tirer les conséquences. Enfin, Philippe Herzog s’interroge sur le devenir des alliances des Européens. Reposant sur une vision du monde euro-centrée et dominatrice, elles doivent aujourd’hui, selon lui, s’appuyer sur une acceptation de la pluralité du monde et devenir coopératives. Une véritable révolution copernicienne.
À l’heure de conclure, n’est-il pas opportun de se référer au pragmatisme britannique de sir Winston Churchill cité par Jean-Vincent Holeindre et Marie Robin pour introduire leur réflexion sur la définition de l’allié : « There is only one thing worse than fighting with allies, and this is fighting without them » ?