N°48 | Valeurs et vertus

Romain Desjars de Keranrouë  Matthieu Graff  Pierre-François Mitton

Trois armées, trois milieux, trois expériences

L’armée est souvent perçue comme un réservoir de valeurs. L’imaginaire collectif y voit un lieu où l’expérience du combat perpétue de grandes traditions, tout en omettant souvent de les définir. Un objet rassurant aux contours assez vagues, permettant à chacun d’y voir ce qu’il souhaite. Si bien que l’on pourrait douter de ce que sont véritablement ces « valeurs ». Mais s’agit-il seulement de « valeurs » ? Tout soldat se réalisant par ses actes, « vertus » serait plus adapté. Une vertu est avant tout pratique. Son caractère moral résulte de ce que l’on en fait. Bien ou mal, un couteau a la vertu de couper.

Pour Inflexions, trois officiers de l’École de guerre se sont prêtés à l’exercice difficile de tirer de leurs expériences le socle de valeurs et de vertus qui les ont guidées ou sur lesquelles ils se sont appuyés. Il s’agit d’un pilote de chasse et de drones, d’un spécialiste en lutte anti sous-marine et d’un fantassin. Leurs textes donnent trois visions de ce qu’il faut avoir en soi pour agir dans un milieu donné : aérien, maritime ou terrestre, rugueux ou fluide. Tout y est ordonné à l’accomplissement d’une action. Si bien que l’« excellence », l’« esprit d’équipage » ou la « fraternité d’armes » semblent passer du statut de vertus à celui de valeurs collectives, au service d’une éthique supérieure. Le soldat accepte de la servir et érige pour cela ses vertus pratiques, celles qu’il acquiert puis incarne au quotidien, au rang de véritables valeurs à partager.

  • Air : respect, intégrité, service, excellence

Entré dans l’armée de l’air et de l’espace par passion, l’élève aviateur découvre un corpus de valeurs et de vertus spécifiques d’un milieu réputé inaccessible, qui exige expertise technique et innovation permanente, associé à un rapport au temps particulier. Ainsi, la formation au métier des armes y est longue, car la maîtrise du milieu requiert du temps avant de pouvoir y agir, mais aussi car « la vertu morale est le produit de l’habitude »1. Connaissance et apprentissage des valeurs et des vertus, corollaires indispensables de tout agir humain, s’acquièrent donc avec le temps, et les quatre valeurs socles de l’aviateur (respect, intégrité, service et excellence), choisies et enseignées dès les écoles de formation, n’échappent pas à cette maxime.

Respect, avant tout. Respect de la dignité humaine, valeur cardinale sur laquelle se construit l’éthique de la force. Respect dû à ses chefs ensuite, à ses pairs et à ses subordonnés, dont découle la confiance mutuelle, essentielle pour faire adhérer et cimenter l’esprit de corps, et d’où résultera l’acceptation du devoir, jusqu’à celui de donner la mort sur ordre. Chez les aviateurs, il s’exerce au travers d’un leadership plus horizontal, où souvent l’expertise technique et l’expérience opérationnelle dans un domaine particulier prime sur le grade. Ce respect mutuel s’illustre par « l’initiative au combat [qui] est la forme la plus élaborée de la discipline », selon la formule du général Lagarde.

Intégrité ensuite, c’est-à-dire l’exemplarité et la droiture du comportement. Elle garantit la confiance et se travaille au quotidien des débriefings, là où l’humilité est essentielle pour apprendre de ses erreurs, dans un milieu où la frontière entre mission accomplie et accident mortel se joue parfois dans une poignée de secondes. « Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous2. » Après chaque vol, le jeune officier pilote est ainsi amené par son instructeur à reconnaître avec honnêteté chacune de ses erreurs, celles-ci pouvant avoir de graves incidences sur les autres, mécaniciens au sol comme équipier en vol. Les analyser fait grandir l’officier tant en sagesse qu’en humilité.

Service : celui d’une cause qui le dépasse. C’est tout le sens de l’engagement au nom de la France, ce qui rend l’adhésion du militaire pleine et entière. C’est par le service du métier des armes qu’il réalise la mission, qui peut aller jusqu’à lui faire endosser la lourde responsabilité de donner la mort sur ordre. Il porte un pouvoir de destruction qui peut provoquer des dommages irréparables et, à ce titre, il est un homme de devoir au nom de la nation. « Le soldat n’est pas un homme de violence. Il porte les armes et risque sa vie pour des fautes qui ne sont pas les siennes. Son mérite est d’aller sans faiblir au bout de sa parole tout en sachant qu’il est voué à l’oubli3. » Expert en son domaine, mais œuvrant au sein d’une équipe, chaque aviateur est une pièce maîtresse et irremplaçable au service de la mission. Pour le chef, « toute autorité est un service », écrit Jean Guitton dans La Pensée et l’Action. Il tient cette ligne de crête, celle du bien commun, qui fait coïncider l’intérêt de ses hommes avec celui de l’institution et donc de la France. Préserver les équipages de drone en faisant admettre des temps de repos obligatoires, mais tout en assurant l’ensemble des missions en opérations fut une des illustrations de ce principe de commandement.

Excellence, enfin, celle qui repousse le confort de la médiocrité, et fait rechercher en toutes choses la noblesse des actes et de l’esprit. Excellence, audace et esprit d’équipe, qui se retrouvent dans la précision des effets militaires de la puissance aérienne, celle du raid Hamilton, capable de faire ouvrir le feu simultanément à des équipages décollés de bases différentes, dans une fenêtre de tir de quelques minutes, à plusieurs milliers de kilomètres, sur décision des plus hautes instances de l’État. Cette excellence n’est atteinte qu’au travers d’une action collective, d’un combat collaboratif.

« Tant que l’on n’a pas tout donné, on n’a rien donné », disait l’as de la Grande Guerre Georges Guynemer. Cette forme d’excellence morale est le fruit d’une répétition rigoureuse et exigeante du groupe, dès l’entraînement, des moindres gestes poussés à leur perfection, non pas pour leur simple beauté, mais pour garantir en tout temps et en tout lieu que la mission se réalisera grâce à l’action de tous.

L’officier, dans sa première partie de carrière, fait siennes ces valeurs. « Faire face », la devise de l’École de l’air, en est une belle synthèse, qui engerbe les vertus de force, de courage, de prudence et d’humilité qu’il doit pratiquer au quotidien. Confronté à des systèmes de combat complexes, il apprend l’humilité puis, la maîtrise venant, le dépassement de soi pour dompter la technique et en tirer le meilleur parti. Méthode et sang-froid se combinent alors pour acquérir la force de caractère, cette « vertu des temps difficiles », qui allie courage, intelligence et détermination, et emporte la décision comme l’adhésion des subordonnés. Meneur d’hommes à la fois prudent et agile, il s’appuie sur eux pour décider dans l’incertitude et faire face aux éléments contraires, techniques comme naturels. C’est cette force de caractère du chef de détachement qui, par exemple, a convaincu le commandant de la force Barkhane de lancer une opération sur la seule base du travail de renseignement de ses équipages, et ce malgré les aléas météo. Ce ne fut possible que grâce à l’adhésion et à la confiance régnant entre le chef, jeune officier supérieur, et ses subordonnés. Enfin, parce qu’il a charge d’âmes et qu’il peut ordonner de donner la mort, audace et courage moral le soutiennent dans la voie de l’honneur.

Dans un environnement toujours plus connecté et un tempo opérationnel s’accélérant, il est bon de se rappeler que valeurs et vertus sont l’œuvre du temps long. Grâce à celles-ci, l’aviateur forme sa conscience, ultime rempart éthique qui garantit une décision juste face à la violence et au chaos.

  • Mer : humilité, esprit d’équipage, sens de l’honneur

Le marin du xxie siècle évolue dans un monde marqué par une maritimisation croissante alors que la perspective de conflits majeurs en mer semble s’approcher. En parallèle, ces dernières décennies ont vu une forte augmentation des missions d’action de l’État en mer, qui couvrent chaque jour un champ d’application plus vaste (lutte contre les activités illicites de toute sorte, contribution à la protection et à la connaissance de l’environnement marin…). Dans ce contexte en mutation, les vertus fondamentales attendues d’un marin conservent-elles un caractère atemporel ou doivent-elles être reconsidérées et modernisées ?

Depuis la fin du xixe siècle, la devise de la Marine nationale est « Honneur, valeur4, patrie, discipline ». Ces quatre piliers ne paraissent pas mériter une réelle remise en cause, et constituent bien aujourd’hui encore le socle des traditions et de la cohésion d’ensemble de cette armée. Néanmoins, nous proposons ici un triptyque reposant sur trois vertus (humilité, esprit d’équipage et honneur5), qui possèdent une permanence forte dans cette armée.

Tout d’abord, le marin évolue dans un environnement singulier et parfois hostile, qui nécessite de sa part humilité et prudence. Il doit accepter les limites imposées par les éléments : remise en cause d’une idée de manœuvre ou d’un programme d’entraînement établi de longue date, adaptation des mesures de sécurité pour prendre en compte une météo sévère sont monnaies courantes. Parfois, ces mesures sont difficiles à assumer, car elles peuvent remettre en cause la solidité de savoir-faire ou le bon accomplissement de la mission. À titre d’exemple, l’annulation d’un entraînement majeur avec un sous-marin peut peser lourd alors que les créneaux de « concours » sont rarement reprogrammables.

L’humilité s’accompagne donc d’une saine prudence, qui n’est pas un refus de tout risque, mais plutôt l’identification de limites acceptables en fonction de l’enjeu d’une activité donnée ou de la mission. La mise en œuvre d’embarcations de nuit par mer formée pour récupérer un pêcheur en détresse nécessite ainsi de s’interroger sur le niveau de risque qu’il convient de s’autoriser, quitte à repousser certaines limites usuelles. Et bien sûr, la prudence éclaire le choix des mesures à prendre pour réduire les risques pour les marins œuvrant au sauvetage. Si le choix global de réaliser ou non la manœuvre revient au commandant conseillé par son officier de manœuvre et son second, à chaque niveau de la hiérarchie de mise en œuvre, certaines adaptations ou mesures de réduction des risques sont à prendre. Les vertus nécessaires dans ce cadre sont principalement l’humilité et la prudence. Elles doivent parfois s’accompagner d’audace, vertu fondamentale dans le cadre du combat naval dont la fulgurance et le caractère décisif imposent bien souvent de savoir engager en premier.

Le marin s’attache également à développer un solide esprit d’équipage. C’est sur lui que se fonde l’unité d’action qui caractérise le bâtiment. La vie commune partagée dans un espace réduit (deux mille marins pour trente mille mètres carrés pour le porte-avions par exemple), sur une plateforme en perpétuel mouvement et sur une longue durée nécessite en effet une endurance spécifique qui se développe de manière collective : acceptation de la gêne occasionnée par les relèves de quart, remplacement d’un camarade indisposé par le mal de mer, promiscuité dans les lieux de repas ou de détente… Animé par un but commun et stimulé par une cohésion solide, l’équipage mettra ainsi davantage d’engouement dans l’accomplissement des tâches quotidiennes et dans la réalisation de sa mission. L’un des leviers majeurs dans le développement de cet esprit d’équipage repose sur le compagnonnage humain et technique, qui est au cœur des traditions de la Marine.

La responsabilité du commandement et des « anciens » pour favoriser et entraîner de manière parfois volontariste cet esprit d’équipage est ainsi cruciale. À ce titre, les personal technologies doivent faire l’objet d’une vigilance particulière en raison du risque élevé d’atomisation de la collectivité et, paradoxalement, d’accroissement du sentiment de solitude qu’ils suscitent6. À l’image de la société française, les marins du xxie siècle7 présentent en effet une forte acculturation à ces technologies modernes.

Enfin, le sens de l’honneur couronne les vertus du marin. Empreint de droiture, de loyauté et de fierté, il guide avec assurance celui-ci dans l’accomplissement de sa mission.

Ces traits sont symbolisés dans le pavillon national, qui flotte à la corne ou à la poupe du navire, et qui confère à l’équipage et à son commandant une responsabilité particulière dans la manière de représenter la patrie. « Il s’agit de défendre l’honneur du pavillon », apprennent les élèves officiers lors de leurs premières vocalises à l’École navale8 ! C’est par son sens de l’honneur du pavillon qu’un commandant réagira avec son meilleur « instinct » face à des provocations en mer ou lorsque la fulgurance du combat naval ressurgira.

En outre, ce sens de l’honneur prend une teinte particulière chez le commandant, qui bénéficie d’une réelle liberté d’action. Si en quelques décennies, les moyens de communication modernes l’ont quelque peu érodée, cette liberté n’a pas totalement perdu sa substance et continue d’irriguer le principe de subsidiarité. Elle se matérialise par exemple dans une certaine latitude laissée au pacha pour programmer des activités d’entraînement, pour choisir ses lieux de patrouille, pour adopter les dérogations nécessaires à la poursuite de la mission malgré une avarie machine… La confiance accordée par ses chefs, alliée au sens personnel de l’honneur qu’il cultive, crée dans son esprit les meilleures conditions pour que s’épanouisse et se diffuse ensuite au sein de l’équipage le sens bien compris de la mission.

  • Terre : courage, esprit de corps, commandement

Les valeurs et les vertus dont se revendiquent les militaires sont évidemment partagées par d’autres corps de l’État, mais à des degrés divers. Ces derniers se retrouvent assez naturellement dans les référentiels éthiques et guerriers que se forgent les différentes armées. En effet, elles déclinent, selon leurs particularismes, leur histoire et leurs expériences, les valeurs et les vertus indispensables à la cohésion et à la solidité de la troupe, conduisant in fine à la puissance de combat et à la maîtrise de la force.

Parce que le combat terrestre requiert le contact direct avec l’ennemi, confrontant ainsi chaque soldat à la mort, la sienne ou celle de l’adversaire, l’armée de terre s’est dotée d’un riche corpus de références listant les valeurs et les vertus autour desquelles se construit tout combattant, et cernant trois sujets fondamentaux : l’identité militaire, l’esprit de corps et le commandement. Tous ces textes mettent en exergue que la victoire de demain ne pourra se faire que « pour » et « par » les valeurs et les vertus que requiert le combat terrestre.

Le combat au sol et près du sol frappe par sa complexité, ayant pour origine la rugosité du milieu, le nombre important d’acteurs qui y gravitent et l’extrême variété des matériels employés. Mais encore aujourd’hui, l’une de ses caractéristiques majeures, au regard des autres espaces, reste que le combat au sol nécessite une rencontre avec l’ennemi, à portée des armes.

Cette rencontre avec l’ennemi, dont ne peut sortir qu’un seul vainqueur, met tout combattant au contact de la mort et donc de la peur. Face à elles, « la guerre glorifie le courage plus que toute autre vertu », soutient le philosophe Jesse Glenn Gray9. Ce courage aura pour but de dominer les réflexes de protection, qui préconiseraient davantage la fuite que l’engagement volontaire et résolu. Mais pour dépasser l’instinct de survie, il devra se conjuguer à une véritable folie sauvage, une rage guerrière qui dépasse la raison, qu’Ernst Jünger a parfaitement décrite dans Orages d’acier : « Je bouillais d’une fureur qui m’est aujourd’hui incompréhensible. Le désir irrésistible de tuer me mettait des ailes aux pieds10. »

Cependant, pour vaincre, cette folie sauvage doit être contrôlée. Pour être opérationnellement efficace d’abord, il faut agir avec lucidité. Pour être éthiquement irréprochable ensuite, il faut maîtriser cette force destructrice. La bravoure et la fougue au combat ne doivent jamais se faire au détriment des valeurs défendues, qui, comme le rappelle Monique Castillo, ne doivent pas être que des intentions, mais des actions11. Il s’agit donc de maîtriser sa propre violence.

Nul ne peut être sûr d’être infaillible au moment fatidique, malgré l’entraînement, l’aguerrissement et le drill. Mais la deuxième caractéristique du combat terrestre est que l’action reste d’abord collective. Elle l’est avant tout pour des raisons opérationnelles : l’efficacité vient de l’utilisation intelligente de la complémentarité des effets des armes, dès les plus bas niveaux tactiques. Le combat est donc avant tout collectif.

Mais cette dimension collective fait que le soldat agit en permanence au sein d’un groupe, sous l’œil de ses pairs, de ses chefs ou de ses subordonnés. Ces regards obligent, tactiquement d’abord, car chaque rôle compte dans la manœuvre, mais ils obligent également éthiquement et moralement. Les regards rappellent à chacun le respect des valeurs défendues. Ils sont sources d’exigence, et de là jaillit les plus belles vertus militaires comme le courage, la fraternité d’armes et l’honneur. « Le groupe devient souvent la vraie patrie au nom de laquelle chacun est prêt à tuer ou à mourir12. » L’héroïsme naît de la solidarité que crée la confrontation collective à la mort, solidarité qu’Ardant du Picq décrit comme « une confiance intime, ferme, consciente », qui « permet d’aller où vont les autres, sans plus trembler qu’un autre ».

Cependant, la psychologie des groupes a mis en évidence que les modifications psychiques d’un individu incorporé dans un groupe sont en tous points analogues à celles qu’il subit dans l’hypnose13, notamment par l’imitation que celui-là impose. L’« influence normative du groupe » fait qu’il peut s’auto-intoxiquer en s’appropriant son propre récit : c’est alors l’affolement collectif, l’aveuglement, la perte de repères éthiques et moraux, le rejet des valeurs et l’oubli des vertus.

Comment sortir de l’imitation, de la simple reproduction que le groupe semble imposer, qui peuvent conduire aux pires dérives, de la défaite militaire aux fautes contre l’éthique ? C’est le rôle du chef, qui est « à la fois au-dessus des autres et comme les autres »14, et qui doit faire montre de vertu, de caractère et de hauteur de vue. Sa mission est certes d’abord de susciter l’esprit de corps, générateur de performance opérationnelle. Mais le commandement, « aboutissement d’un travail de longue haleine »15, c’est aussi l’indépendance d’esprit et le courage intellectuel, qui seuls permettent de s’adapter aux circonstances mouvantes et de dépasser le stade de la simple reproduction des idées et des comportements du groupe.

La gestion du feu au combat est un exemple très représentatif de ce rôle du chef. Au cours d’un combat, sous le feu ennemi, que ce soit en Afghanistan ou au Mali, il est facilement tentant pour chaque tireur de n’agir que par reproduction du comportement de ses camarades, et il est alors possible que le tir se poursuive alors que la menace est déjà traitée. Le chef militaire doit être celui qui voit, qui comprend et qui guide malgré la situation chaotique. Il doit en permanence se conformer à la circonstance, ce qui fait certes sa grandeur, mais aussi toute la difficulté de sa tâche.

Le chef doit pour cela faire preuve de courage intellectuel et de caractère pour s’adapter. Il doit faire sienne la vertu du doute, non systématique, mais méthodique. Il s’agit, pour établir une vérité, de suspendre les intuitions fournies par les sens ou les préjugés du groupe, de comprendre les contingences au-delà des apparences. Mais pour comprendre les signes, encore faut-il « discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, […] s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances »16. C’est le rôle de la culture générale, qui ne « consiste pas à tout savoir, ni à savoir un peu de tout, mais à dominer les choses pour les savoir d’un point de vue supérieur »17.

En conclusion, nous voyons que le corpus de références aussi riche soit-il de valeurs et de vertus (courage, force, honneur, fraternité d’armes), permet de supporter collectivement le choc avec l’ennemi, mais ne sera jamais qu’une base sur laquelle tout chef doit s’appuyer pour adapter son action aux contingences, dans une réflexion sans cesse renouvelée.

1 Aristote, Éthique à Nicomaque, livre II, Paris, Le livre de poche, « Les classiques de la philosophie », 11e édition, 2011, p. 77.

2 A. de Saint Exupéry, Pilote de guerre, Paris, Hachette, 1957, p. 172.

3 A. de Saint Exupéry, Terre des hommes, Paris, Gallimard, 1939.

4 À comprendre au sens de « valeur humaine et technique », idée que l’on retrouve dans les expressions « homme valeureux » ou « homme de valeur ».

5 L’honneur est à la fois un sentiment (fierté, dignité…) et une vertu s’il est pris sous l’angle du « sens de l’honneur ».

6 Sur les effets indésirables des personal technologies (smartphones et accès aux réseaux sociaux pour l’essentiel) : T. Lavernhe, « Équipages et personal technologies : derrière l’opportunité, le danger ? », Revue Défense nationale n° 836, 2021, pp. 51-60.

7 En 2021, la moyenne d’âge des marins embarqués étant de vingt-huit ans, le taux d’acculturation de cette population à ces technologies est ainsi vraisemblablement supérieur à la moyenne nationale.

8 Extrait du Chant de l’aspirant, chant de tradition de l’École navale.

9 J. G. Gray, Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre, Paris, Tallandier, 2013.

10 E. Jünger, Orages d’acier : journal de guerre, Paris, Christian Bourgois, 1989.

11 M. Castillo, « Existe-t-il des valeurs propres aux militaires ? », Inflexions n° 30, 2015, pp. 151-158.

12 C. Barrois, Psychanalyse du guerrier, Paris, Hachette, 1993.

13 G. Lebon, cité par S. Moscovici, L’Âge des foules, Paris, Fayard, 2005.

14 C. Barrois, op. cit..

15 Ch. de Gaulle, Vers l’armée de métier, 1934.

16 Ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée, rééd. Paris, Place des éditeurs, 2015.

17 G. Courtois, L’Art d’être chef, 5e édition, E. Pigelet, 1953.

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