La 317e Section (1965) de Pierre Schoendoerffer est une ode à ce qu’il y a de grand et de dérisoire dans la guerre et dans le métier des armes. Une fois passé le générique, où se révèle déjà le pouvoir d’attraction magnétique de la jungle, la scène d’ouverture à elle seule pourrait raconter la moitié de la guerre d’Indochine, ou au moins sa représentation dans l’imaginaire collectif : le drapeau perché au bout d’un mât de fortune, rincé par les pluies de la mousson, les visages tendus et fatigués, les treillis lourds, trempés, déchirés, trop grands, aux poches sans fond. Le sous-lieutenant juvénile, l’œil inquiet, tout en mouvements saccadés. Le sous-officier baroudeur aux traits saillants, à la certitude fatiguée de ceux que la guerre et la piste ont façonnés. Une telle précision, un tel regard acéré ne pouvait sans doute être que l’œuvre d’un vétéran, d’un témoin direct, qui savait convoquer les bonnes images au bon moment. Quand on est soldat français, regarder La 317e Section, même aujourd’hui, c’est se retrouver en terrain connu dès les premiers plans, presque en famille.
Dans la filmographie de guerre française, La 317e Section est probablement, pour l’armée de terre au moins, le monument le plus indépassable, celui qui porte le poids culturel le plus important. Réalisé voilà maintenant plus de cinquante ans, il continue de traverser les générations et d’éclairer quelque chose de l’art français de la guerre que l’on aurait bien du mal à expliquer en mots. Le film et le roman dont il est issu1 sont régulièrement utilisés comme exemples d’une certaine culture militaire française pour illustrer ce que nos alliés perçoivent parfois comme une forme surannée de romantisme2. Et il faut bien admettre qu’il est difficile de leur donner tort : sans avoir de chiffres précis pour le prouver, il y a fort à parier que c’est l’un des films les plus vus et revus par les militaires français, tous grades confondus, et qu’une immense majorité d’entre eux lui porte une affection sincère. Il y a donc tout lieu de s’interroger sur les raisons expliquant comment ce film a pu entretenir une telle influence culturelle dans la durée. C’est l’objet des lignes qui vont suivre.
- Un magnifique objet de cinéma
La première raison, sans doute la plus évidente pour un observateur extérieur, tient bien évidemment dans la qualité du film lui-même. Si La 317e Section est encore aujourd’hui un film de guerre de référence, c’est d’abord tout simplement parce qu’il est bon. Sans s’aventurer à une critique purement cinématographique, qui serait à la fois subjective et probablement absconse, et pour laquelle la légitimité de l’auteur demeure à prouver, on peut tout de même tâcher de lister quelques-unes des qualités du film.
Il y a d’abord les acteurs, formidables, notamment les deux rôles principaux. Jacques Perrin, qui joue le sous-lieutenant Torrens, tout juste sorti d’école, est parfait d’équilibre entre détermination et hésitation, et habille d’accents tragiques ce gamin qui se découvre homme. Son partenaire Bruno Cremer, qui joue l’adjudant Willsdorff, le malgré-nous alsacien, vétéran du front de l’Est de la Seconde Guerre mondiale, revenu de toutes les campagnes avec juste ce qu’il faut de gouaille pour ne pas être une caricature, est d’une justesse incroyable. Les autres personnages, moins importants, sont tout aussi admirablement dirigés, avec un sens aiguisé du détail, même lorsqu’il s’agit de rôles silencieux ou presque. On pense notamment aux soldats supplétifs laotiens de la section, dont la capture des visages en plan séquence marque l’esprit du spectateur, ou aux scènes finales avec le sergent Roudier mourant.
Il y a ensuite les dialogues qui vont à l’essentiel : pas de bavardage, pas de sentimentalisme. C’est un monde dur, les deuils sont évacués rapidement, les interrogations sont tues, les quelques messages passent souvent par le pouvoir évocateur d’une anecdote ou d’une plaisanterie. Le développement de la fraternité entre le sous-lieutenant et son adjoint est retranscrit dans leur glissement hésitant vers le tutoiement. En touches fines, Schoendoerffer fait allusion à bien des thématiques familières de ces années indochinoises : l’usure, déjà, des vétérans de 1945 qui se préparaient à enchaîner sur les années d’Algérie, l’éloignement avec la France et avec le monde civil plus généralement, l’impossibilité de s’imaginer faire autre chose, le rapport à la mort, l’apparente futilité des choses aussi.
Mais c’est surtout la sobriété de la réalisation qui crée une impression saisissante. On est très loin de l’esthétisation à outrance ; l’œil est clinique, presque documentaire – un exercice auquel le réalisateur se frottera d’ailleurs ensuite avec talent3 –, et c’est précisément de cette manière de filmer, brute, de cet œil austère d’un cinéaste encore débutant que naît une certaine grâce austère. L’économie des effets, le choix du noir et blanc en cette fin de Nouvelle Vague, l’absence de facilité scénaristique ou visuelle font naître une lente empathie envers les personnages, et l’on s’attache à cette section qui ahane le long de la piste parce qu’on aurait pu en connaître les membres, en une autre époque. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si La 317e Section est reconnu au-delà des frontières de la France comme l’un des meilleurs films de guerre de tous les temps4. Les professionnels du cinéma ne s’y tromperont pas en lui décernant le prix du scénario lors du Festival de Cannes en 1965.
- Un écho vibrant de la culture militaire française
La deuxième raison expliquant le succès durable du film est qu’il éclaire une part de la culture militaire française contemporaine. Il y a d’abord l’affection envers les perdants magnifiques et le culte du beau geste, du panache. C’est un trait essentiellement porté par la figure du sous-lieutenant, qui insiste pour reprendre l’initiative et au moins rendre un coup à l’ennemi avant de reprendre la longue marche dans laquelle sa section s’épuise. On pourrait y trouver une parenté avec Cyrano de Bergerac, qui s’écriait que « c’est bien plus beau quand c’est inutile » : peu importe que l’embuscade tendue à une dizaine de combattants vietminh dans un village ne serve à rien alors que l’on vient d’apprendre que Diên Biên Phu est tombé. Il faut bien faire quelque chose, faire payer les retraites et les renoncements, partir dans la gloire d’un dernier haut-fait. C’est déjà une esthétisation des guerres perdues, qui va s’accentuer dans les années suivantes avec la fin de la guerre d’Algérie. On peut aussi relever que le film participe d’une certaine glorification du soldat que l’on abandonne à des conflits qu’il ne peut pas gagner.
On peut également mentionner l’identification à la figure du sous-lieutenant Torrens. Le poids mémoriel des guerres de décolonisation est très présent dans l’imaginaire collectif des élèves-officiers de Saint-Cyr dans les décennies qui suivent la sortie du film. C’est l’époque où l’on personnifie l’exemple de l’officier, un phénomène qui se reflète dans le choix des parrains de promotion5 de l’École spéciale militaire. On retrouve aisément chez ce jeune lieutenant les traits d’une génération de combattants désabusés, à la fois idéalistes et brutalement confrontés aux réalités de l’isolement. Ils sont loin de la France, plus loin encore des préoccupations d’une société en pleine mutation, et l’image brute qui raconte plus qu’elle ne commente le lent périple de cette section qui rejoint un poste dont on se doute bien qu’il est déjà tombé apporte une résonance toute particulière à ce moment de l’histoire.
C’est d’ailleurs une mentalité entretenue dans laquelle se retrouve une fascination très française pour les forces expéditionnaires, les petits échelons tactiques et les combats isolés dont la mémoire est très certainement plus facile à appréhender que celle de la Grande Guerre par exemple. Le sous-lieutenant, parce qu’il est seul à la tête de ses hommes, loin de ses chefs et de son pays, est plus facile à ériger en un héros auquel on peut s’identifier que l’un de ses glorieux anciens, officier comme lui, mais dont la mémoire est diluée dans un conflit dont les proportions dépassent l’entendement. Cette figure de l’officier est tellement centrale dans l’imaginaire collectif des saint-cyriens en particulier, qu’elle constitue presque à elle seule la troisième raison du succès durable de ce film. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la figure de l’adjudant Willsdorff représente un modèle culturel d’influence chez les sous-officiers dans des proportions au moins comparables.
- Un modèle paradoxalement rassurant pour les futurs officiers
La dernière raison pour laquelle La 317e Section est si populaire dans les corniches6 et chez les élèves-officiers est également celle qui tient davantage dans le ressenti et dans l’intuition que dans la donnée démontrable : il y a dans ce film quelque chose de fondamentalement rassurant pour un jeune officier, ou pour quelqu’un qui se prépare à le devenir. Pierre Schoendoerffer ne le cachait d’ailleurs pas lorsqu’il disait s’être librement inspiré des officiers qu’il avait rencontrés en Indochine pour créer le personnage du sous-lieutenant, poussant Jacques Perrin à s’astreindre à un régime alimentaire draconien pour décrocher le rôle. Il a également imposé des conditions de tournage très difficiles, filmant dans l’ordre chronologique du scénario afin d’accentuer de façon visible la déchéance physique des acteurs, pour leur donner « ce visage de loup qu’ont les fantassins après deux mois de campagne »7. Ce qui rend le film si intemporel, c’est donc la familiarité évidente que l’on peut ressentir avec ce jeune officier, qui pourrait être n’importe quel sous-lieutenant sorti d’école : il fume trop, presque pour se donner une contenance, il affiche l’absence de confiance en lui propre à tout officier qui a rejoint son premier poste deux semaines auparavant à peine – ce que ne manque d’ailleurs pas de lui rappeler Willsdorff au début du film. Et pourtant, c’est bien lui le chef ; il est flanqué d’un sous-officier chevronné et expérimenté qui le conseille, sans se substituer à lui. Ce dernier point est capital : c’est précisément en cela que le film possède une identité française affirmée.
Dans le cinéma américain, confronté à une décision discutable prise par un jeune officier inexpérimenté, le sous-officier aurait tout simplement pris le pouvoir et voué son supérieur aux moqueries des spectateurs. Pas ici : Willsdorff ne fait rien pour cacher son agacement et sa désapprobation, mais il obéit. Ce faisant, il s’impose comme une figure rassurante du sous-officier : un expert des choses de la guerre qui, pourtant, ne prend pas la place de son chef, laissant au lieutenant le luxe suprême d’être un idéaliste, même au prix de ce qui aurait du sens – abandonner des blessés dont on sait qu’ils vont mourir, ne pas attaquer le détachement vietminh dans le village. Le développement de leur relation, empreinte d’un respect mutuel que l’on voit croissant au fur et à mesure que les épreuves rapprochent les deux hommes, est l’un des plus beaux aspects du film.
On peut même aller plus loin et y tracer en accéléré une bonne partie des épreuves initiatiques d’un jeune officier : l’évolution du rapport de force avec son adjoint, la confrontation des volontés, la lente découverte du lien de confiance que l’on construit par la connaissance des hommes, quand Willsdorff raconte ses souvenirs de malgré-nous dans la Wehrmacht, l’expérience de l’échec et de la mort, et, pour finir, un sentiment désabusé de futilité qui pourrait presque tendre vers le nihilisme : « Allez, Willsdorff, on se les paie, ces Viets. Et après, on ira chasser le tigre. » C’est la fin du film, Diên Biên Phu est tombé, plus rien ne peut empêcher le Vietminh de gagner la guerre et plus grand-chose n’a d’importance.
En définitive, c’est l’absence de morale, l’absence même de sens apparent aux actions de Torrens et sa mort, traitée rapidement, qui a le plus dérouté des critiques cinématographiques vraisemblablement peu réceptifs à cette esthétique militaire. Et pourtant, même pour les plus rétifs à cet univers8, il se dégage une grâce formelle dans les images, objectivement magnifiques, de Raoul Coutard. On peut être antimilitariste, en désaccord avec la guerre d’Indochine et tout ce qu’elle représente, imperméable aux sentiments discrets que l’on voit poindre sous l’amitié virile, la sobriété de La 317e Section touche le spectateur. Peut-être est-ce son réalisme brut, le choix de raconter sans artifice, comme si l’on était un soldat de cette section parmi d’autres, témoin invisible d’un drame qui se joue et dont on sait déjà, parce qu’on l’a lu, parce que l’histoire est déjà écrite, qu’il est inéluctable.
En 1977, Schoendoerffer a réalisé Le Crabe-Tambour, presque aussi cher au cœur des marins français que La 317e Section au cœur des soldats. Chacun a sans doute son favori, mais si ces deux films sont aussi présents dans l’imaginaire et dans les mémoires des militaires, c’est pour une raison unique qu’ils partagent : la caméra ne juge pas, elle ne commente pas ce que sont les gens de guerre de cette période. Elle se contente de les regarder.
1 Le projet originel de Pierre Schoendoerffer était un film. Le roman est né de sa difficulté initiale à trouver des producteurs pour porter sa vision à l’écran, ce qui explique le lien de parenté entre les deux œuvres. Voir B. Chéron, Pierre Schoendoerffer, Paris, cnrs Éditions, 2012.
2 M. Shurkin, « What a 1963 Novel tells us about the French Army, Mission Command, and the Romance of the Indochina War », War on the Rocks, 20 septembre 2017 (www.warontherocks.com).
3 La Section Anderson, 1967.
4 A. Beevor, «The Greatest War Movie ever, and the ones I can’t bear», The Guardian, 29 mai 2018.
5 Entre 1965 et 2018, cinquante-trois promotions d’élèves-officiers se sont succédé à Saint-Cyr, et la moitié d’entre elles a choisi des parrains ayant combattu dans les guerres d’Indochine ou d’Algérie.
6 Classes préparatoires à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr.
7 L’Aurore, 25 mars 1965, cité par la revue de presse de La 317e Section, collection des revues de presse de la Cinémathèque française.
8 S. Douhaire, « La 317e Section », Libération, 10 juillet 1999.